« La vérité de demain se nourrit de l'erreur d'hier [...] les contradictions à surmonter sont le terreau même de notre croissance. » Expliquez et commentez cette affirmation introduite par Saint-Exupéry dans sa Lettre à un otage. ?
Publié le 03/04/2009
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Erreur et vérité : les deux termes s'opposent, dans le langage ordinaire. Ils forment même une antithèse absolue, qu'on ne saurait réduire sans paraître une sorte de Tartuffe, à tout le moins un coupeur de cheveux en quatre, un sophiste qui se plaît aux arguments spécieux. Mais que de concepts Saint-Exupéry revisa, depuis l'adolescence! A quiconque garde la curiosité de l'enfance en son âge mûr, la réflexion conjuguée à l'imagination réserve bien des surprises. De ses opinions de petit prince affrontant pour la première fois les sortilèges, combien lui en reste-t-il, en ces années de guerre qui l'ont obligé à tout remettre en question? A demi-nietzschéen, il avait vu l'héroïsme dans le mépris du danger, quelle que fût la cause servie; il le voyait maintenant dans un devoir librement consenti — fût-il celui, très simple, du jardinier —, dans le sacrifice à une communauté. L'auteur de Terre des hommes avait exploité un certain romantisme de l'aventure qui faisait, de l'aviateur, le d'Artagnan ou le Buffalo Bill moderne; l'auteur de Vol de nuit ne voyait plus, dans l'aviation, qu'un métier comme un autre, avec des grandeurs à la mesure de ses servitudes. Aristocrate élevé dans des collèges congréganistes, il avait pris la vérité pour un dogme; cherchant maintenant dans la solitude la voie du devoir qui allait le conduire en Amérique pour revenir en Europe avec les troupes de débarquement, il s'apercevait que ce que l'on croit vrai à un moment donné peut devenir faux quand les circonstances ont changé. Louable avait été l'obéissance au général Pétain, défenseur de Verdun, mainteneur de la grandeur française; discutable était l'obéissance au maréchal Pétain qui acceptait l'asservissement de sa patrie. Se soumettre à la loi avait toujours été le devoir, avant 1940; refuser le régime et bafouer sa police devenait le nouveau devoir. Une si étonnante volte-face (apparente seulement puisqu'elle masque la continuité du sentiment patriotique) devait-elle conduire au pessimisme, à tout le moins au scepticisme ? Non, mais à une dialectique; à une constatation valable dans bien des domaines, particulièrement dans celui qui prête le moins au scepticisme : le domaine scientifique. « La vérité de demain se nourrit de l'erreur d'hier [...] les contradictions à surmonter sont le terreau même de notre croissance. « L'erreur d'hier engendre la vérité d'aujourd'hui; la vérité d'aujourd'hui sera peut-être prise demain pour une erreur; la contradiction entre le caduc — soutenu par les attardés — et le neuf — proposé par les esprits hardis — engendre le progrès intellectuel. Etendrons-nous le propos jusqu'à dire qu'il en est ainsi dans le domaine moral, social ou politique?
«
insuffisamment synthétique, n'est que provisoire.
I ne autre contradiction, plus récente, a soulevé de vivespolémiques; la contradiction entre le principe du déterminisme, fondement de toute science, et l'impossibilité dedéterminer avec certitude la place d'une particule intra-atomique en mouvement.
En acceptant une véritéstatistique, faute d'une vérité absolue, les savants ne reconnaissaient-ils pas que le déterminisme, donc la science,avait fait faillite? Les ennemis de la science, qui poursuivent le mouvement déclenché à la fin du XIXe siècle contrele scientisme5, n'ont pas manqué de l'affirmer.
Mais de la contradiction surgissait déjà une hypothèse valable : c'estl'observation même du chercheur, les ondes qu'il utilise pour la mener à bien qui contrarient les mouvements desélectrons ou des ions.
Si l'hypothèse ne satisfait pas tout à fait l'esprit, elle se montre fructueuse puisqu'elle inviteles physiciens à découvrir le moyen d'observer les phénomènes sans les influencer6.Reste le domaine moral, social ou politique.
Mais saurait-on parler de vérité en ces domaines? « Vérité en deçà desPyrénées, erreur au-delà », ironisait Pascal.
Cependant, comment ne pas voir la chaîne de tendances qui permit à la« caravane humaine » de se diriger avec des lenteurs, des hésitations, des reculs, vers la justice imaginée parl'esprit et souhaitée par le cœur? L'antiquité admettait l'esclavage.
Il semblait aussi naturel à un Grec d'utiliserl'énergie de son esclave qu'à nous d'utiliser des « kilowatts », des « chevaux-vapeur », des « thermies ».
Lechristianisme attaqua cette attitude, à laquelle les philosophes du XVIIIe siècle donnèrent le coup de grâce : laRévolution, puis la Restauration interdirent la traite des noirs; une loi, promulguée en 1848, mit fin à l'esclavage.
Lahiérarchie d'ancien régime fut attaquée par Rousseau, par Beaumarchais: abattue durant la Nuit du 4 août, on ne laconsidère plus guère, aujourd'hui, que comme un préjugé désuet ou un beau souvenir.
La nouvelle hiérarchieconstituée par le riche et le pauvre — les gras et les maigres, disaient les débardeurs de l'antique Athènes — futdénoncée comme une monstruosité intolérable par La Bruyère, qui satirisa violemment les P.
T.
S., par Lesage quicloua au pilori les Turcarets...
N'est-elle pas acceptée communément, aujourd'hui, comme une nécessité, un faitsocial normal? mais aussi dénoncée comme une abominable injustice par ceux qui souhaitent une hiérarchie fondéesur le mérite (à chacun selon son travail) et ceux qui exigent une société égalitaire? Que sortira-t-il de cescontradictions vivaces? Nul ne le sait, mais on conviendra qu'elles entretiennent la vitalité politique de l'univershumain.
Ajouterons-nous l'exemple de la guerre8 pour montrer que l'humanité trouve, dans ses contradictionsidéologiques, le terreau même de sa croissance? Considérée comme une activité normale au temps de l'Iliade etmême, malgré le christianisme, au temps des Chansons de geste — elle avait été si bien dénoncée par l'Église quel'on avait institué la Trêve de Dieu.
Depuis que les moralistes du XVIe, du XVIIe et du XVIIIe siècle l'ont accablée desarcasmes; depuis que l'abbé de Saint-Pierre a suggéré le moyen de mettre fin à la guerre par la discussioninternationale; depuis surtout les efforts pratiques de Léon Bourgeois au début du XXe siècle, la constitution de laSociété des Nations en 1919, de l'Organisation des Nations unies en 1945, la conviction que la guerre est le plusatroce des fléaux a gagné tous les hommes civilisés, en dépit de quelques penseurs.
Et, durant le dernier grandconflit, tout en exerçant son métier de Pilote de guerre, Saint-Exupéry pensait déjà que l'hostilité endémique de laFrance et de l'Allemagne engendrerait une vérité nouvelle : la nécessité de l'entente entre ces deux grands pays.« La vérité de demain se nourrit de l'erreur d'hier » : ce propos, très général, porte en lui bien des significations.
Ilnous rappelle que la vérité ne s'attend point passivement, mais se conquiert par de durs efforts, par des attaquescontinuelles qui laissent des ruines sur lesquelles s'édifient les vérités nouvelles.
Il nous rappelle donc que l'hommene doit jamais se décourager quand il se trouve devant un mur qui lui paraît, sur le moment, infranchissable.
Il nousenseigne à ne point nous moquer du passé, même dans le domaine scientifique où les « vérités » vieillissent vite;même dans le domaine technique où les machines les plus merveilleuses sont promises au grenier de débarras.
Ilnous incite à ne point désespérer de l'homme, après les grandes catastrophes dont il fut responsable.
La bombeatomique fait peur; demain elle nous procurera peut-être des bienfaits incalculables.
Les hommes se divisent endeux camps apparemment irréductibles; mais pourquoi penser que la guerre résultera infailliblement de cetteopposition? Ne trouveront-ils pas le moyen de surmonter leurs contradictions d'aujourd'hui pour découvrir la véritépolitique, économique et sociale de demain? La synthèse, couronnant thèse et antithèse, arrive rapidement dans ledomaine des sciences; il lui faut du temps, beaucoup de temps, pour agir sur la conduite humaine, car tropd'intérêts s'opposent à sa venue.
Mais ne désespérons pas : telle est finalement la belle leçon de réconfort quenous a laissée Saint-Exupéry..
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