La valeur d'une civilisation est-elle fonction du progrès technique ?
Publié le 30/01/2004
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Qu'est-ce qui fait pour nous la supériorité de la technique sur toutes les autres activités humaines? C'est que, par la technique, l'homme maîtrise la nature. La technique se définit essentiellement comme cette prise de possession de la nature où l'homme affirme sa qualité d'être non naturel.Et en asseyant sa maîtrise technique de la nature, l'homme en même temps semble s'accomplir lui-même. Parce qu'il est un animal perfectible, parce qu 'il n'a pas de nature ou d'essence fixée une fois pour toutes, l'homme peut se faire lui-même au fil du temps, et même doit se faire. En ce sens, toute évolution technique, malgré la contingence de ce progrès plus ou moins rapide, plus ou moins décisif, n'est possible que parce que l'homme lui-même est par nature appelé à évoluer.On retrouve la trace de ce lien entre le progrès technique et la nature de l 'homme jusque dans les dénominations des différents stades de l' hominisation. Chaque étape est baptisée du nom de la percée technique majeure de l'époque en question. Nous avons ainsi: l'âge de la pierre taillée, celui du bronze, du fer, etc... jusqu'à l'âge nucléaire.
L'interrogation porte sur le rapport entre la valeur d'une civilisation et l'état de sa technique. Le mot de «développement" est ici très important. La technique en elle-même a peut-être une valeur particulière par rapport aux autres aspects d'une culture; mais c'est surtout le progrès qu'on valorise. Pour certains, l'histoire serait un mouvement continu de progrès cumulés, un «développement«, tel celui dont les inventions techniques offrent l'exemple. La problématique est donc ici double. D'une part, il faut s'interroger sur la place qu'occupe la technique par rapport à d'autres aspects de la culture, comme l'art, l'organisation sociale, etc. La technique est-elle un trait culturel prépondérant? D'autre part, son développement est-il un bon critère pour juger de la valeur des civilisations? Comment penser la diversité culturelle? Doit-on mesurer les cultures à l'aune de ce qui serait le progrès de la civilisation ?
«
presque dire que ce n'est pas un progrès.On voit donc quel est le privilège du progrès technique sur les autres formes de progrès: il est à la fois leurcouronnement, ce qui les confirme dans leur qualité de progrès, et ce qui rend possible tout autre progrès.Mais à quoi tient ce privilège du progrès technique sur les autres formes de progrès? Est-ce qu'il y a un lienessentiel entre « progrès » et « technique »? Est-ce que, par nature, le progrès est un progrès technique?Si l'on analyse de plus près l'idée de progrès, trouve-t-on en elle quelque chose qui nous renvoie déjà à latechnique? Qu'est-ce qu'un progrès? Ce n' est pas un simple changement.
Le progrès suppose bien changement, ilfaut qu ‘il y ait un avant et un après, mais il faut aussi le contraire: une permanence dans ce changement.
Il fautque l'avant et l'après gardent une commune mesure, pour qu'on puisse les comparer, et enregistrer ce progrès.Il faut donc que quelque chose ne change pas, faute de quoi il n'y aurait pas progrès, mais révolution.
Si toutchange, radicalement, rien ne progresse.
On pourrait dire: c'est toujours le passé qu'on fait progresser.Exemples de progrès en ce sens: produire autant ou plus qu'avant en moins de temps, faire baisser la mortalitéinfantile, augmenter l'espérance de vie...C'est sans doute la raison du privilège que l'on accorde au progrès technique: le progrès y est le plus clairementvisible, parce qu'il y est quantifiable, mesurable.
On peut comparer, par exemple la charge que peut tracter uncheval, avec celle d'un tracteur! Le résultat est sans ambiguïté.
Nous avons donc vu que, même s'il y avait d'autres formes de progrès possibles, le progrès technique garde unprivilège incontestable.
Tout progrès, dans quelque domaine que ce soit, vient culminer en un progrès technique oua été rendu possible par lui.
LA TECHNIQUE COMME SIMPLE ENSEMBLE DE MOYENS: CRITIQUE DU PROGRES TECHNIQUE
Mais cela est-il une raison suffisante pour valoriser la technique comme nous le faisons? Nous en sommes peut-êtrearrivés à une telle valorisation que l'idée même de progrès technique rencontre ses limites.Par exemple, longtemps, on a considéré que dès qu'un progrès technique était possible dans un domaine donné,l'humanité avait un devoir quasi moral de réaliser ce progrès, quelles qu'en soient les conséquences.
Le meilleurexemple en est les progrès en matière génétique: pouvoir constituer la carte d'identité génétique d'un individu seraitcertes une prouesse technique, mais elle ouvre les portes à toutes les déviances et les manipulations possibles.L'idée commence à s'imposer qu'il incombe au politique, à un comité des sages, d'imposer des limites arbitraires à latechnique, au nom d ‘une certaine conception de l'homme.La technique semblait longtemps porter à elle seule les espoirs d'une humanité en quête d'une vie plus heureuse etplus humaine.
Elle permettait par exemple de rendre le travail moins pénible, et personne ne peut contester le bien-fondé, la légitimité de cette aspiration.Le problème c'est que le progrès technique en est devenu une valeur en soi.
On fait des progrès parce qu'il faut enfaire dès qu'on peut en faire.
C' est-à-dire que ce n'est plus dans un but défini qu'on tente de faire mieux que par lepassé.
On progresse, certes, mais pour rien, sans se poser la question « à quoi cela va-t-il servir? » Comme sil'humanité, dans sa frange occidentale au moins, était condamnée à une fuite en avant.
Comme si un progrèssupplémentaire à venir allait donner leur sens à tous les progrès accomplis récemment!C'est-à-dire que la technique, si on peut la définir comme la domination de la nature par l'homme, est susceptibled'une autre définition.
Elle est à la base « l'ensemble des moyens en vue d'une fin quelconque ».
Il faut comprendreque la technique relève du seul agencement des moyens pour une fin arbitraire déjà fixée.
Elle ne se pose pas laquestion de la valeur de cette fin.
La technique, en ce sens, pourrait être définie comme l'indifférence aux fins.
Latechnique, c'est l'efficacité pure ,en elle-même ni bonne ni mauvaise, qui peut se mettre au service, indifféremment,du bien comme du mal, tout dépend de l'usage qu'on en fera.
Le réel danger de croire qu'il n' y a de progrès quetechnique, c'est que notre époque, parce qu'elle a fait de la technique une valeur, ne voit plus la nécessité de seposer la question de son usage.
Parce que le progrès est devenu une valeur en soi, il n'y a plus à le soumettre àévaluation.Notre époque a donc commis un réel renversement des valeurs: la technique qui, par nature, n'est qu'un moyen envue d'autre chose, est devenue une fin en soi.
On progresse pour progresser, et comme en attendant de savoir quoifaire de ce progrès.En effet, si l'on essayait de procéder à une évaluation du progrès technique sans parti pris, à quoi aboutirait-on?Une analyse objective, quasi clinique, est-elle d'ailleurs possible?Notons que ce n'est pas tant le progrès technique en lui-même qui serait à évaluer que l'abus de ce progrès, lorsquele progrès devient une fin en soi!C'est ce que tente de faire Freud, dans un passage de Malaise dans la civilisation (pp.
31-32).C'est sans doute un « gain positif de plaisir » que d'avoir rapidement des nouvelles d'un ami parti pour un voyagedifficile, de pouvoir entendre la voix de l'enfant parti au loin dans une autre ville, de pouvoir espérer vivre pluslongtemps grâce aux progrès de la médecine.Mais Freud compare ce gain de plaisir à celui que l'on peut éprouver une froide nuit d'hiver, à sortir une jambe dedessous la couette, pour le plaisir que l'on peut avoir à la remettre au chaud.
C'est-à-dire que si la technique offreces remèdes, c'est aussi parce qu'elle a au préalable causé le mal! C'est parce qu'il y a le chemin de fer que l'enfantest parti au loin, parce qu'il y a des transatlantiques que l'ami a entrepris ce voyage...
La technique est la fois leremède et le mal, mais nous ne voyons que le remède.Pour ce qui est de l'augmentation de l'espérance de vie, Freud argumente que si la technique nous permet de vivreplus longtemps, en même temps la « Civilisation » (Kultur) nous impose plus de restrictions, de renoncer à certainsplaisirs.
On vit plus longtemps, mais moins heureux!On ne peut même plus dire que la technique est bonne, valorisable, parce qu' elle fait le bonheur de l'homme: elle enfait aussi bien le malheur..
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