La succession des théories scientifiques contredit-elle l'idée d'un ordre permanent de la nature ?
Publié le 14/10/2005
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L’objection commune faite aux sciences consiste à mettre en doute leur fiabilité dans la mesure où de siècle en siècle des erreurs ont été révélées qui battent en brèche les certitudes acquises. La nature ne change pas si le point de vue que les hommes ont sur elle, lui, change. En revanche, qu’est-ce qui est sous-entendu par l’idée d’un « ordre « de la nature ? Le mot lui-même ne serait-il pas conditionné dans son emploi par la référence à un certain stade de la théorie ?
«
– Et en effet, comme l'avait déjà montré Hume dans l' Enquête sur l'entendement humain , il n'est pas contradictoire que le soleil ne se lève pas demain, même s'il s'est levé jusqu'à présent.
Autrement dit, la théorie scientifique qui admet l'ordre permanent de la nature doit en conclure la nécessité que le soleil se lève.
Néanmoins, cette nécessité naturelle n'est pas perçue par elle-même.
Une régularité n'est pasune nécessité.
Si je ne fais pas l'expérience de la nécessité d'un fait empirique, d'un fait d'expérience, c'est-à-dire que je ne fais pas l'expérience de l'impossibilité du contraire, alors je nepeux affirmer scientifiquement que ce fait se reproduira et obéit à des lois éternelles.Hume: Expérience et Causalité1.
La notion d'expérience : impressions et idéesPour Hume, sont données à l'esprit d'abord des impressions, à savoir des perceptions vives, et en second lieu les idées qui en sont les copies affaiblies (Traité de la nature humaine).
Aupoint de départ de sa philosophie, nous rencontrons donc, non seulement des données élémentaires, mais encore des données qui ne se distinguent que par la manière dont nous enfaisons l'expérience.
Il n'y a pas d'extériorité, celle des choses* dont nous instruisent les sens, ni d'intériorité, celle de l'esprit quand il réfléchit sur lui-même : il n'y a que l'expérience etses critères, la vivacité ou la faiblesse du senti.2.
La critique de la causalité : la raison comme habitudeToute la pensée relève alors des relations entre ces données et de la manière dont nous les éprouvons.
C'est dire qu'il n'y a aucune relation, si ce n'est celles que l'esprit établit.
Ainsi,l'idée de causalité, qui signifie qu'il y a une connexion nécessaire entre deux choses, la cause et l'effet, n'est pas perçue dans les choses mêmes, mais vient de ce que l'esprit prendl'habitude de les lier (Enquête sur l'entendement humain).
C'est une simple tendance de l'esprit, une association spontanée entre ses idées, qui nous fait croire à une causalité que nousn'observons jamais.
– Ces remarques permettent alors de montrer que l'idée d'un ordre permanent de la nature suppose l'idée d'une nécessité des évènements naturels.
Or cette nécessité ne nous est pasdonnée dans l'expérience.
On doit donc supposer que la succession des théories peut très bien relever d'une irrégularité, inévitable dans un monde ou le hasard a sa place. III) Néanmoins, la succession des théories possède son ordre propre – On peut cependant remarquer que la succession des théories ne se fait pas de manière désordonnée.
C'est toujours à partir d'un nouveau fait, inexplicable dans la théorie précédente, qu'un changement de théorie a lieu.Comme l'explique Khun dans La structure des révolutions scientifiques, la découverte d'un fait irréductible peut donner l'occasion d'un changement de paradigme, c'est-à-dire de l'ensemble des normes d'expérimentations et des théories, pour un domaine donné (comme ce fut le cas dans le passage de la physique newtonienne à la physique quantique).
Mais alors, le paradigme suivant a vocation à englober et expliquer les faits de l'ancienne théorie,plus les nouveaux.
LA NOTION DE PARADIGME SELON KUHNL'histoire des sciences, pour Kuhn, n'est pas constituée par un progrès continu et cumulatif, mais par des sauts, par des crises qui voient des paradigmes se substituer soudainement à d'autres.
Un paradigme, c'est un modèledominant, faits de principes théoriques, de pratiques communes, d'exemples fondateurs qui soudent une communauté de chercheurs, qui orientent leur recherche et sélectionnent les problèmes intéressants à leurs yeux.
Unparadigme n'est jamais totalement explicite.
C'est pourquoi, selon Kuhn, le questionnement scientifique n'est jamais neutre.Dans la postface à son livre La Structure des révolutions scientifiques (1 962), Kuhn cherche à classer les différentes significations du concept de paradigme :
La notion de PARADIGME Explications Désigne une manière d'être et de penser propre àune communauté scientifique.(La communauté scientifique est une sociétécomme les autres, avec ses circuits, sesrelations, ses communautés d'intérêt et dediscussion.)
1) Un même cursus de formation; dans les matières scientifiques, cette « initiation professionnelle est semblable, à un degré inégalé dans la plupart des autres disciplines » : même enseignement, même littérature technique, mêmes exemples, etc.).2) Un ensemble d'objectifs communs, « qui englobent la formation de leurs successeurs ». 3) Des réseaux spécifiques de circulation d'informations : périodiques, conférences spécialisées, articles, correspondances officieuses ou officielles.
Désigne la matrice disciplinaire de cette communauté.(Le paradigme représente « l'ensemble decroyances, de valeurs reconnues et de techniquesqui sont communes aux membres d'un groupedonné.
» C'est ici une communauté technique depratiques, de gestes et de vocabulaire qui soude legroupe de chercheurs.)
1 ) Des généralisations symboliques : ce sont les éléments formalisables (symboles, concepts, principes, équations de base...) couramment utilisés. Certaines équations fonctionnent à la fois comme lois de la nature et comme définitions conceptuelles.
Par exemple, la formule newtonienne : la force est leproduit de la masse par l'accélération, est à la fois une loi de la nature, et une définition de la force.2) Des croyances en des métaphores, des analogies fonctionnant comme modèles heuristiques (qui aident à la découverte).
Par exemple, l'analogie entre le courant électrique et le modèle hydraulique ; entre des molécules de gaz et des boules de billard élastiques se heurtant au hasard...3) Des valeurs générales : exactitude des calculs, cohérence interne, simplicité, «beauté» d'une démonstration, efficacité des théories...
Ces valeurs peuvent être communes à plusieurs groupes, mais leur application, leur hiérarchisation diffèrent souvent d'un cercle scientifique à un autre.
Désigne au sens strict les exemples communs utilisés fréquemment et qui forment la pensée et lapratique du groupe.( Les solutions exemplaires sont « les solutionsconcrètes de problèmes que les étudiantsrencontrent durant leur carrière de recherche etqui leur montrent aussi, par l'exemple, commentils doivent faire leur travail.
»)Une partie de l'efficacité opérationnelle d'un groupede chercheurs provient d'habitudes intellectuellesinconscientes.
Ces exemples fonctionnent comme :1 ) Outils d'initiation pédagogique : « en l'absence de tels exemples, les lois et les théories que [l'étudiant] a déjà apprises auraient peu de contenu empirique.
»2) Outils d'initiation intellectuelle : l'exemple permet de « voir » les ressemblances mathématiques ou de structures, entre problèmes différents.
« Une fois que [l'étudiant] a vu la ressemblance et saisi l'analogie entre deux ou plusieurs problèmes distincts, il peut établir une relation entre les symboles etles rattacher à la nature d'une manière qui s'est déjà révélée efficace ».Le chercheur s'incorpore des règles méthodologiques à partir de ces exemples, sans même s'en rendre compte.3) Outils d'initiation sociologique : « dans l'intervalle, [l'étudiant] a assimilé une manière de voir autorisée par le groupe et éprouvée par le temps ».
– Si la succession des théories n'est pas hasardeuse, en ce sens qu'elle obéit à une logique propre, alors, on ne peut affirmer que cette succession contredit purement et simplement l'idée d'un ordre permanent de la nature.
Conclusion : la succession des théories, rendue nécessaire par les faits nouveaux dont les théories précédentes ne parvenaient pas à rendre compte, peut donc soit s'interpréter comme la limite de la théorie précédente (il restait des champs d'expérience à explorer), soit comme une faillite du postulat de permanence de la nature.
Dans ce second cas, il nous faut admettre que nos lois ne sont que des généralisations à partir de régularité, maisqu'aucune vérité de fait, contrairement aux vérités de raison, n'est nécessaire.
Cependant, cette succession des théories ne paraît pas contredire le postulat d'un ordre, car la succession est elle-même ordonnée par lesdécouvertes et ne se fait pas de manière désordonnée, au hasard.
C'est bien pourquoi, plus qu'une idée de la permanence d'un ordre de la nature, il nous faut parler d'un postulat , que l'expérience (et donc aucune théorie scientifique) ne peut elle-même jamais contredire..
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