La succession des théories scientifiques contredit-elle l'idée d'un ordre permanent de la nature ?
Publié le 30/07/2005
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HTML clipboard L'objection commune faite aux sciences consiste à mettre en doute leur fiabilité dans la mesure où de siècle en siècle des erreurs ont été révélées qui battent en brèche les certitudes acquises. La nature ne change pas si le point de vue que les hommes ont sur elle, lui, change. En revanche, qu'est-ce qui est sous-entendu par l'idée d'un « ordre « de la nature ? Le mot lui-même ne serait-il pas conditionné dans son emploi par la référence à un certain stade de la théorie ?
«
Problématique On peut définir avec Kant la nature comme « l'ensemble des phénomènes, en tant qu'ils sont ordonnés par des lois ».
Dès lors, l'idée de nature renvoie immédiatement à l'idée d'une loi qui est la source de la permanence decette nature, et qui fait que cette nature peut être connue.
Dès lors, la succession des théories, qui prétendent nous donner les lois réelles de la nature, loin de mettre en échec cette idée d'une permanence de la nature, ne font quemontrer que nous n'avons pas encore atteint la loi véritable.
Mais alors, qui nous dit que cette loi existe réellement ? En effet, si pour toute loi posée, on peut supposer qu'elle est susceptible d'être remise en cause par une théoriefuture, alors cela ne veut-il pas dire que nos lois ne sont et ne seront toujours que des généralisations ? Et si tel est le cas, pourquoi conserver encore cette idée d'une permanence de la nature ?I) L'idée même de théorie suppose l'idée de permanence de la nature.
La succession des théories ne peut que montrer que les lois de cette permanence ne sont pas encore révélées. – Une théorie scientifique est un ensemble d'énoncés consistant en des lois qui permettent de prédire à partir des conditions initiales les états futurs du système.
Or, si ces lois n'étaient pas permanente, si elles pouvaientchanger, alors la prédiction serait impossible.
La possibilité que nous offrent les théories scientifiques de prédire suppose donc à première vue que la nature est un ordre permanent, régie par des lois immuables.
La théorievraie est alors celle qui découvre ces lois.– En ce sens, il faut interpréter la succession des théories scientifiques non pas comme l'indice d'une non permanence des lois, mais plutôt comme celui de l'ignorance où nous sommes encore des lois fondamentales.Autrement dit, la science progresse par des hypothèses, qui sont ses théories, hypothèses qui peuvent toujours être remises en cause si un fait les dément.
C'est ce caractère hypothétique des lois, toujours soumises àl'expérience possible, qui fait d'une théorie une théorie scientifique.
La science avance par essais et erreurs, la théorie scientifique doit être falsifiable, comme l'a montré Popper ( La logique de la découverte scientifique ).
La succession des théories ne marque que le progrès de la connaissance dans l'élimination des nos erreurs, par l'extension du champ des expérimentations.
II) Mais l'ordre permanent n'est-il pas alors un postulat inutile ?– Mais alors l'idée d'une permanence de la nature paraît de ce point de vue se réduire à un postulat qui n'est valable que pour celui qui admet que ses lois ne sont pas des généralisation, et qui nie donc qu'il est possible qu'unethéorie future détrône la sienne.
En effet, si la théorie admet que les lois qu'elle proposent sont vraies, alors elles doivent valoir pour tous les cas futurs.
Or comment ce qui était valide à un temps t peut-il ne plus l'être ? Comment ce qui permettait une prédiction satisfaisante peut-il échouer ensuite, si le monde est le même ? Le fait futur qui vient remettre en cause la théorie peut très bien être le signe que le monde a changé, que ses lois nesont pas éternelles.– Et en effet, comme l'avait déjà montré Hume dans l' Enquête sur l'entendement humain , il n'est pas contradictoire que le soleil ne se lève pas demain, même s'il s'est levé jusqu'à présent.
Autrement dit, la théorie scientifique qui admet l'ordre permanent de la nature doit en conclure la nécessité que le soleil se lève.
Néanmoins, cette nécessité naturelle n'est pas perçue par elle-même.
Une régularité n'est pasune nécessité.
Si je ne fais pas l'expérience de la nécessité d'un fait empirique, d'un fait d'expérience, c'est-à-dire que je ne fais pas l'expérience de l'impossibilité du contraire, alors je nepeux affirmer scientifiquement que ce fait se reproduira et obéit à des lois éternelles.Hume: Expérience et Causalité1.
La notion d'expérience : impressions et idéesPour Hume, sont données à l'esprit d'abord des impressions, à savoir des perceptions vives, et en second lieu les idées qui en sont les copies affaiblies (Traité de la nature humaine).
Aupoint de départ de sa philosophie, nous rencontrons donc, non seulement des données élémentaires, mais encore des données qui ne se distinguent que par la manière dont nous enfaisons l'expérience.
Il n'y a pas d'extériorité, celle des choses* dont nous instruisent les sens, ni d'intériorité, celle de l'esprit quand il réfléchit sur lui-même : il n'y a que l'expérience etses critères, la vivacité ou la faiblesse du senti.2.
La critique de la causalité : la raison comme habitudeToute la pensée relève alors des relations entre ces données et de la manière dont nous les éprouvons.
C'est dire qu'il n'y a aucune relation, si ce n'est celles que l'esprit établit.
Ainsi,l'idée de causalité, qui signifie qu'il y a une connexion nécessaire entre deux choses, la cause et l'effet, n'est pas perçue dans les choses mêmes, mais vient de ce que l'esprit prendl'habitude de les lier (Enquête sur l'entendement humain).
C'est une simple tendance de l'esprit, une association spontanée entre ses idées, qui nous fait croire à une causalité que nousn'observons jamais.
– Ces remarques permettent alors de montrer que l'idée d'un ordre permanent de la nature suppose l'idée d'une nécessité des évènements naturels.
Or cette nécessité ne nous est pasdonnée dans l'expérience.
On doit donc supposer que la succession des théories peut très bien relever d'une irrégularité, inévitable dans un monde ou le hasard a sa place. III) Néanmoins, la succession des théories possède son ordre propre – On peut cependant remarquer que la succession des théories ne se fait pas de manière désordonnée.
C'est toujours à partir d'un nouveau fait, inexplicable dans la théorie précédente, qu'un changement de théorie a lieu.Comme l'explique Khun dans La structure des révolutions scientifiques, la découverte d'un fait irréductible peut donner l'occasion d'un changement de paradigme, c'est-à-dire de l'ensemble des normes d'expérimentations et des théories, pour un domaine donné (comme ce fut le cas dans le passage de la physique newtonienne à la physique quantique).
Mais alors, le paradigme suivant a vocation à englober et expliquer les faits de l'ancienne théorie,plus les nouveaux.
LA NOTION DE PARADIGME SELON KUHNL'histoire des sciences, pour Kuhn, n'est pas constituée par un progrès continu et cumulatif, mais par des sauts, par des crises qui voient des paradigmes se substituer soudainement à d'autres.
Un paradigme, c'est un modèledominant, faits de principes théoriques, de pratiques communes, d'exemples fondateurs qui soudent une communauté de chercheurs, qui orientent leur recherche et sélectionnent les problèmes intéressants à leurs yeux.
Unparadigme n'est jamais totalement explicite.
C'est pourquoi, selon Kuhn, le questionnement scientifique n'est jamais neutre.Dans la postface à son livre La Structure des révolutions scientifiques (1 962), Kuhn cherche à classer les différentes significations du concept de paradigme :
La notion de PARADIGME Explications Désigne une manière d'être et de penser propre àune communauté scientifique.(La communauté scientifique est une sociétécomme les autres, avec ses circuits, sesrelations, ses communautés d'intérêt et dediscussion.)
1) Un même cursus de formation; dans les matières scientifiques, cette « initiation professionnelle est semblable, à un degré inégalé dans la plupart des autres disciplines » : même enseignement, même littérature technique, mêmes exemples, etc.).2) Un ensemble d'objectifs communs, « qui englobent la formation de leurs successeurs ». 3) Des réseaux spécifiques de circulation d'informations : périodiques, conférences spécialisées, articles, correspondances officieuses ou officielles.
Désigne la matrice disciplinaire de cette communauté.(Le paradigme représente « l'ensemble decroyances, de valeurs reconnues et de techniquesqui sont communes aux membres d'un groupedonné.
» C'est ici une communauté technique depratiques, de gestes et de vocabulaire qui soude legroupe de chercheurs.)
1 ) Des généralisations symboliques : ce sont les éléments formalisables (symboles, concepts, principes, équations de base...) couramment utilisés. Certaines équations fonctionnent à la fois comme lois de la nature et comme définitions conceptuelles.
Par exemple, la formule newtonienne : la force est leproduit de la masse par l'accélération, est à la fois une loi de la nature, et une définition de la force.2) Des croyances en des métaphores, des analogies fonctionnant comme modèles heuristiques (qui aident à la découverte).
Par exemple, l'analogie entre le courant électrique et le modèle hydraulique ; entre des molécules de gaz et des boules de billard élastiques se heurtant au hasard...3) Des valeurs générales : exactitude des calculs, cohérence interne, simplicité, «beauté» d'une démonstration, efficacité des théories...
Ces valeurs peuvent être communes à plusieurs groupes, mais leur application, leur hiérarchisation diffèrent souvent d'un cercle scientifique à un autre.
Désigne au sens strict les exemples communs utilisés fréquemment et qui forment la pensée et lapratique du groupe.( Les solutions exemplaires sont « les solutionsconcrètes de problèmes que les étudiantsrencontrent durant leur carrière de recherche etqui leur montrent aussi, par l'exemple, commentils doivent faire leur travail.
»)Une partie de l'efficacité opérationnelle d'un groupede chercheurs provient d'habitudes intellectuellesinconscientes.
Ces exemples fonctionnent comme :1 ) Outils d'initiation pédagogique : « en l'absence de tels exemples, les lois et les théories que [l'étudiant] a déjà apprises auraient peu de contenu empirique.
»2) Outils d'initiation intellectuelle : l'exemple permet de « voir » les ressemblances mathématiques ou de structures, entre problèmes différents.
« Une fois que [l'étudiant] a vu la ressemblance et saisi l'analogie entre deux ou plusieurs problèmes distincts, il peut établir une relation entre les symboles etles rattacher à la nature d'une manière qui s'est déjà révélée efficace ».Le chercheur s'incorpore des règles méthodologiques à partir de ces exemples, sans même s'en rendre compte.3) Outils d'initiation sociologique : « dans l'intervalle, [l'étudiant] a assimilé une manière de voir autorisée par le groupe et éprouvée par le temps ».
– Si la succession des théories n'est pas hasardeuse, en ce sens qu'elle obéit à une logique propre, alors, on ne peut affirmer que cette succession contredit purement et simplement l'idée d'un ordre permanent de la nature..
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