LA SCIENCE ET LES SCIENCES (cours de philosophie)
Publié le 27/01/2020
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ne prétendait qu’il fallait s’en tenir aux seules mathématiques, mais il les tenait pour modèle de la constitution de toute vérité. D’où ses difficultés dès qu’il rencontre ce qui est rebelle par nature à un traitement scientifique de ce genre : morale, médecine, politique, histoire, en somme beaucoup de choses.
En fin de compte l’arbre cartésien n’a peut-être qu’une branche et c’est ce qui condamne, semble-t-il, la tentative de réunir toutes les connaissances selon une unité qui ne soit ni celle de l'agrégation ni celle du tas, mais celle d’un organisme s’engendrant elle-même. Diderot et d'Alembert dans le Discours préliminaire de l'Encyclopédie (1759) reprendront eux aussi le paradigme de l’arbre des connaissances, placé non sous le signe de Descartes mais de F. Bacon ; ils proposeront un tableau systématique des connaissances humaines qu'ils justifient en ces termes :
« Les êtres physiques agissent sur les sens. Les impressions de ces êtres en excitent les perceptions que de trois façons, selon ses facultés principales, la mémoire, la raison, l’imagination. Ou l’entendement fait un dénombrement pur et simple de ses perceptions par la mémoire; ou il les examine, les compare et les digère par la raison ; ou il se plaît à les imiter et à les contrefaire par l’imagination. D’où résulte une distribution générale de la connaissance humaine qui paraît assez bien fondée, en histoire qui se rapporte à la mémoire, en philosophie qui émane de la raison, et en poésie qui nait de l’imagination ».
(Discours préliminaire, Appendice du prospectus : Explication détaillée du système des connaissances humaines. Paris, 1965, p. 155)
Il y a pourtant loin de la coupe aux lèvres, et 1e lecteur de l’Encyclopédie chercherait en vain dans les 17 volumes de l'ouvrage l’ordre philosophique étalé sur tes plages du tableau du prospectus. Les rubriques de la mémoire, de la raison et de l’imagination apparaissent Impuissantes à ordonner un matériau dont la richesse défie tout classement, toute tabulation, qui restent en fin de compte extérieurs. Le tableau n’est pas plus heureux que l’arbre.
Faut-il renoncer à l’unité au nom de la diversité? Le dictionnaire avec son ordre arbitraire doit-il tenir lieu d’encyclopédie raisonnée, faute d’une raison immanente aux matières et susceptible de leur conférer l’unité? ' L’arbre cartésien a achoppé sur l'irréductibilité des sciences au modèle unique de La Science avec Sa méthode ; le tableau est resté extérieur aux matières qu’il prétendait définir : ce n’est qu’une table des matières. Ces échecs portent en eux-mêmes leurs remèdes : des difficultés cartésiennes, on peut sans doute tirer la leçon qu'il est inutile, voire dangereux, de ramener les sciences à l’unité d’une science exemplaire de toute scientificité (en l’espèce, la mathématique) ; du contraste entre la pauvreté du tableau et la richesse des matières de l’Encyclopédie, on tire la conclusion qu’il y a Ici trop et là pas assez.
Peut-on remédier à cet excès ou à ce défaut? Deux solutions ont été proposées, qui ont le mérite de poser le problème de l’unité des sciences à l’intérieur d’une science, tout en respectant la diversité de celles-ci et aussi la spécificité de chacune, sans renoncer au projet d’une encyclopédie cette fois vraiment philosophique. Il s’agit de Hegel et d’Auguste Comte. Le premier propose en effet une Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé (1ère édition 1817), le second un Cours de philosophie positive (1830-1842). Héritiers tous deux de l’encyclopédisme du xviiie siècle (grand siècle des dictionnaires) et de la révolution française, ils se sont efforcés de retrouver ou tout simplement de trouver l’unité perdue d’un savoir dispersé entre les matières devenues disparates quoiqu’objets de sciences : Hegel dans la tradition de l’idéalisme allemand, Comte, ancien élève de l’École Polytechnique, sur la base d’une connaissance approfondie et des sciences exactes et de l’histoire.
Selon Hegel, la philosophie est un repenser, un penser après (jeu de mots sur nach-denkeri) qui prend son vol comme l’oiseau de Minerve, déesse tutélaire, à la tombée du jour : elle arrive donc, en quelque sorte, lorsque les sciences exactes et expérimentales sont déjà constituées en spécialités qui connaissent un développement indépendant. Seulement cette situation d'indépendance relative est ce qui les isole les unes par rapport aux autres ou ne les Juxtapose que selon l'ordre extérieur d'un tableau. La tâche de la philosophie est donc de substituer à cette pluralité et à cette extériorité une unité intérieure et vivante :
«L’encyclopédie philosophique se distingue d’une autre encyclopédie ordinaire en ce que cette dernière doit être en quelque sorte un agrégat de sciences prises d’une manière empirique et contingente, certaines d’entre elles n’ayant de sciences que le nom, mais n’étant d’ailleurs qu’une collection pure et simple de connaissances. »
(Encyclopédie, § 16. Remarque)
A cette situation s’oppose le développement de l’encyclopédie philosophique. Il repose sur l’affirmation que le savoir est un et qu'il n'y a donc pas de frontières irréductibles d’une science à l’autre, pas plus au niveau de l’objet que sur le plan de la méthode. Là où Kant avait opposé les mathématiques, la physique, et la métaphysique en fonction de leurs objets (construction de concepts dans l’intuition ; nature, ensemble des phénomènes connus selon des lois ; usage des principes transcendants de la raison), là où le philosophe de Koenlgsberg distinguait radicalement, justifiant telles connaissances (mathématiques et physique), en prohibant d’autres (la métaphysique dogmatique), Hegel réunit en montrant que connaître c’est toujours concevoir par concepts (Begreifen/Begrlff) et que la différence d’un domaine à un autre est celle d’un développement du concept par rapport à un autre, celle d’un moment dans ce développement. Mathématiques, sciences de la nature, sciences de l’esprit ne sont pas étrangères les unes aux autres ; elles n’apparaissent telles que parce qu’on oublie l’essentiel en elles, le concept qui y est à l’œuvre, de manière parfois si diversifiée que l’on peut ne voir que sa différence et oublier son unité. La situation change tout à fait, et l’on devient attentif à cette unité,
LA SCIENCE ET LES SCIENCES
1. A la recherche de l’unité des sciences : l’arbre et l’encyclopédie. Descartes, Hegel, Comte.
2. Le problème de la science des sciences : la logique d’Aristote et ses limites.
3. Mathématique et logiques modernes : l’impossibilité de la science des sciences et la nécessité de la philosophie. Descartes et Leibniz.
Par là, la loi encyclopédique se combine avec la loi des trois états. Si l’on néglige cette combinaison, on peut être amené à introduire dans la classification, des sciences des principes non positifs, par exemple métaphysiques : it en est ainsi de ceux qui veulent faire de la psychologie une science située entre la biologie et la physique sociale ou, plus exactement, qui voudraient voir couronner l’édifice classificatoire par la psychologie ; en fait, ils importent dans l’âge positif des entités d’un autre âge, définitivement aboli. La science qui termine la classification, dans l’ordre encyclopédique comme dans la succession historique, est la sociologie : elle a pour objet l’humanité concernée sur le double plan de l’ordre et du progrès, donc statiquement et dynamiquement, puisque « le progrès est le développement de l’ordre ». Ainsi, par le jeu des deux lois, une nouvelle figure de l’unité des sciences peut se constituer, réintégrant l’histoire et la pluralité des sciences sans les « digérer » dans le concept assimilateur d'un Savoir Absolu. En effet, A. Comte n’absorbe pas, comme Hegel, la philosophie dans le savoir, mais, nouvel Aristote (il est l’Aristote de l’âge positif), il prétend donner à la philosophie un rôle nouveau correspondant à son âge positif. Présentée sous forme de cours, donc comme objet d’enseignement, la philosophie est la science des généralités qui donne à son public «des clartés de tout ». Ce programme semble rappeler celui de Hegel : lui aussi, limitait l’encyclopédie aux débuts et aux concepts fondamentaux (cf. supra). En fait, il n’en est rien : A. Comte entend par généralités des généralités positives, ce qui interdit tout passage dialectique d’une science à une autre et oblige donc à reconnaître la spécificité de chaque ordre de phénomènes ; la leçon du cours ne sera donc pas une doctrine de l’absolu, mais au contraire un relativisme solidement établi sur la reconnaissance de la situation effective de l’Humanité. Effective et donc relative elle n’est pas faite pour connaître l’univers et doit se contenter du monde, de son monde ; aussi faudra-t-il rejeter comme inutiles des découvertes scientifiques qui excèdent ce cadre relatif. Ainsi l’astronome Le Verrier (1846) explique les perturbations de la planète Uranus par les passages troublants des planètes voisines Jupiter et Saturne, sans que cette explication lui paraisse suffisante pour rendre compte de l’ensemble de la perturbation; aussi suppose-t-il l’existence d’une troisième planète, inconnue jusqu’ici, cause de l’effet perturbateur ; il en calcule mathématiquement masse, distance et magnitude et le moment d’apparition : Neptune sera, grâce aux prévisions de Le Verrier, observé pour la première fois à l'Observatoire de Berlin. Commentaire de Comte :
« Quand on se borne au degré de précision qui convient à nos vrais besoins, on reconnaît ainsi que la plupart de nos astres intérieurs, trop petits ou trop lointains, doivent nous devenir finalement presque aussi indifférents que les étoiles elles-mêmes. Par ces réductions successives, l’astronomie normale ne joint essentiellement aux trois corps principaux que les cinq autres planètes connues de tout temps, comme visibles à l’œil nu, à raison de leur grosseur ou de leur proximité, double titre d’influence terrestre. Sans cette sage restriction continue, les divagations planétaires reproduiraient bientôt les principaux inconvénients des divagations sidérales, suivant une tendance théorique trop sensible déjà chez nos avides recruteurs de planètes insignifiantes et même fictives. On n’a pas encore oublié le fol engouement qui saisit, il y a quelques années, non seulement le public, mais surtout l’ensemble des astronomes occidentaux, au sujet d’une prétendue découverte, qui si elle avait pu être réelle, n’aurait dû intéresser que les habitants d’Uranus. »
(Système de Politique Positive, Paris 1851, p. 511)
La philosophie positive est donc une leçon de sobriété fondée sur les sciences elles-mêmes avec lesquelles elle se confond sur le plan théorique: en lieu et place du savoir absolu, elle propose un savoir relatif, unissant sciences et histoire selon la double loi exposée ci-dessus. C’est d’ailleurs là sa limite : le dogmatisme du relatif et l’élimination du mode de production des phénomènes se conjuguent pour ruiner les prétentions métaphysiques mais aussi bien pour éliminer tout ce qui dépasse les limites arbitrairement tracées par le système. En ce sens la philosophie positive constitue seulement une nouvelle figure du problème de l’unité encyclopédique des sciences, non cette unité même.
Pour être une, cette unité doit être systématique, mais cette systématisé ne saurait être celle d'un système philosophique. Unité plutôt à construire ou à programmer qu’unité déjà faite et figée en une philosophie déterminée. Il en est peut-être ainsi parce qu’on l’a cherchée là où elle ne pouvait se trouver : dans une encyclopédie, c'est-à-dire dans une réalisation peut-être aussi imprudente qu'impudente : l’encyclopédie répond sans doute au désir de savoir, mais elle y répond par substitution, non réellement, ne serait-ce que du fait de la nature du désir de savoir. Il est de la nature du désir de renaître aussitôt satisfait, parce qu’en fait il ne l'est jamais en raison de son infinité qui le distingue du besoin : toujours plus et donc jamais d’équilibre et de repos. Quant au savoir, sa présence effective est celle, imaginaire, d’un simulacre trompeur qui dissimule une connaissance déterminée et donc finie ou déterminée, jamais absolue, mais il n’en est pas de réalisation effective, car elle serait contradictoire ou exigerait le dépassement de la condition humaine. Aucune encyclopédie ne sera donc complète ni ne pourra prétendre restituer l’unité des sciences, dont pourtant la connaissance ne saurait se passer. Les aventures des encyclopédies philosophiques auront eu au moins cet avantage : donner une leçon de modestie en rappelant que la connaissance humaine est au milieu, ni ignorance ni savoir.
Faut-il pour autant renoncer à rechercher cette unité introuvable sous la forme du tableau, de l’arbre ou du dictionnaire philosophique? La multiplication des spécialités liée à l’échec de l’encyclopédisme (qui ne connaît le succès que sous la forme du dictionnaire) conduit-elle à l'abandon de la question ? II faut répondre négativement et remarquer que le
«
1.
A la recherche de l'unité des sciences:
l'arbre et l'encyclopédie.
Les connaissances se sont si diversifiées qu'il semble vain d'en vouloir
chercher l'unité.
Nous sommes à l'âge des encyclopédies, mais quel que
soit leur désir d'universalité, il n'en est plus pour prétendre organiser les
différentes sciences à partir d'une unité commune génératrice d'un ordre
rationnel.
L'ordre alphabétique, c'est-à-dire un ordre conventionnel, sem
ble devenir partout dominant en raison de son caractère pratique.
Et
pourtant combien plus séduisant serait un ordre rationnel systématisant
toutes les connaissances et les disposant selon leurs fonctions récipro
ques, leurs objets spécifiques ou leurs liens de subordination et de domi
nation.
L'image de l'arbre doit-elle être abandonnée? Non point celui de
la connaissance du bien et du mal, occasion du péché d'Adam, mais cet
arbre philosophique auquel Descartes comparait le savoir lorsqu'il écrivait :
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont
la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de
ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principa
les, à savoir la médecine, la mécanique et la morale.
»
(Lettre au traducteur des Pn'ncipes de· la Philosophie, 1647)
A vrai dire le paradigme cartésien de l'arbre mérite d'être médité: il
correspond plus à un programme qu'à une réalité.
Si en effet métaphysi
que et physique, voire mécanique ont pu être achevées, ce n'est pas un
simple manque de temps qui a interdit la constitution d'une morale et d'une
médecine, mais plutôt des obstacles épistémologiques qui tempèrent le
triomphalisme de cette page célèbre.
Avec la morale et la médecine, la
connaissance à affaire à l'union substantielle du corps et de l'âme, donc
à un domaine constitutionnellement obscur et confus qui se prête mal ou
pas du tout à une reconnaissance de type géométrique.
Aussi faudra-t-il
se contenter de réalisations beaucoup plus modestes que celles qu'on
avait un peu imprudemment annoncées : par, exemple le Traité des Pas
sions de l'âme ou la Correspondance avec Elizabeth.
On est donc bien
loin de cette unité des connaissances affirmées en 1628 dans la première
des Règles pour la direction de l'esprit:
« Il faut bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liées
ensemble, qu'il est plus facile de les apprendre toutes à la fois, que
d'en isoler une des autres.»
Il est vrai, Descartes récusait sévèrement l'expérience «souvent trom
peuse», pour lui préférer l'intuition et la déduction, la première donnant
avec évidence les premiers principes, la seconde enchaînant par « un
mouvement continu et ininterrompu de la pensée», les évidences intuiti·
ves: de quoi la mathématique lui paraissait donner l'exemple.
Descartes
206.
»
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