Descartes, et une autobiographie intellectuelle et philosophique, celle de l’esprit de Descartes. Au point que l’on peut dire que la mise en scène de soi est au cœur de la méthode philosophique elle-même de l’auteur. Mais ce qui est intéressant, c’est que c’est aussi bien le récit de sa démarche intellectuelle que celui de sa vie concrète qui expliquent sa pensée et qui permettent de comprendre l’originalité du cartésianisme.
Du premier moment, on peut dire qu’il décrit le parcours banal d’un enfant de famille bourgeoise au xvne siècle. Né à La Haye en Touraine, très tôt orphelin de sa mère, il est élevé par sa grand-mère, sa nourrice et par son père, conseiller au parlement de Bretagne. Il est un enfant chétif, comme bien des philosophes d’ailleurs, ce qui, sans doute, aide à la méditation en gardant des babillages et des jeux collectifs des cours de récréation. Son éducation scolaire se déroule au collège de la ville de La Flèche en Anjou, collège jésuite renommé, où il entre à dix ans pour y passer huit ans. On sait le rôle de cet ordre religieux dans le réseau éducatif français à l’époque. Les jésuites sont un ordre qui aime le savoir autant que le pouvoir : ils assurent ainsi la diffusion des différents courants de la scolastique qui se sont formés à partir de la pensée de saint Thomas d’Aquin (1228-1274) dans les écoles et les universités. Ils fondent donc leur enseignement sur la pensée aristotélicienne infléchie et revisitée par les penseurs chrétiens médiévaux. Cette diffusion aboutit à une quasi-hégémonie : renseignement scolastique est d’ailleurs tout simplement dénommé l’« Ecole », comme si tout apprentissage intellectuel ne pouvait que s’inscrire dans cette filiation qui vient de l’aristotélisme. Les jésuites perpétuent cette volonté d’un savoir totalisant propre au Stagirite. Le jeune Descartes apprend donc le latin, le grec, la théologie, la philosophie, la rhétorique, la poésie, mais également les mathématiques et la musique. Le premier geste critique de Descartes consiste justement à rejeter ce savoir érudit II conserve cependant cette volonté d’unité du savoir et bien des acquis scolaires de La Flèche, notamment en mathématique.
A cet enseignement imposé et officiel, Descartes tente d’opposer un apprentissage propre. Pour cela, il abandonne ses études de droit entamées à Poitiers en 1615 pour voyager. Il entend dès cette époque être un autodidacte, c’est-à-dire quelqu’un qui s’éduque soi-même. Son « voyage d’études » se veut le plus éloigné possible de la théorie et de l’érudition dispensées à La Flèche, puisque c’est comme soldat qu’il part aux Pays-Bas. Descartes soldat et même mercenaire voilà un aspect bien méconnu de la vie de l’homme, tant ce portrait semble peu compatible avec l’image d’Epinal du philosophe recueilli dans son étude. On voit que sa constitution s’est raffermie et il parlera lui-même plus tard, dans une lettre à Mersenne datée du 9 janvier 1639, de « cette chaleur du foie qui me faisait autrefois aimer les armes ». Une trêve opportune lui permet pourtant de se faire des connaissances spécifiquement intellectuelles, au premier rang desquelles celle d’Isaac Beeckmann (1588-1637), précurseur des lois de conservation du mouvement et de la chute des corps, avant Galilée (1564-1642) et lui-même. La correspondance nourrie qu’ils échangent porte sur des questions mathématiques, physiques et logiques. Le philosophe Descartes est autant (et même d’abord) un scientifique.
Descartes reprend donc en fait à nouveaux frais son éducation et se forme au contact de pensées très diverses, notamment au contact de savants à l’avant-garde des découvertes scientifiques qui vont jalonner le siècle. Il part ensuite au Danemark, toujours comme soldat, mais toujours également en quête de découvertes intellectuelles, étudiant par exemple le mouvement des Rose-Croix, courant intellectuel et religieux complexe, aux confins de l’alchimie et de l’illuminisme. Des travaux récents ont d’ailleurs montré la dette de Descartes à leur endroit C’est à Ulm, sur le chemin pour rejoindre sa garnison, que Descartes, s’arrêtant au soir dans une habitation chauffée par un poêle, est animé d’une révélation. Elle le légitime à continuer dans la voie de la philosophie, afin de participer au dévoilement de ce qu’il appelle une « science admirable ». Nous sommes le 10 novembre 1619, date essentielle où le destin philosophique de Descartes est scellé par l’auteur lui-même. Nuit mythique également, puisqu’elle est le point où la biographie de l’homme se transforme en biographie du philosophe par la volonté de l’auteur, qui décrit dans la deuxième partie du Discours de la méthode, à la manière d’une illumination divine, le songe qui lui intime de se faire philosophe. Le plus curieux est que, après cette nuit philosophique par excellence, la trace intellectuelle de Descartes s’estompe. Il poursuit en fait pendant plusieurs années ses recherches scientifiques (notamment en optique) et ses voyages (notamment en Italie, où l’on ne sait avec certitude s’il a rencontré Galilée) sans rien publier. Cependant, il se fait connaître des cercles intellectuels de la capitale française où il réside. Il pense sans doute alors à l’élaboration d’un vaste système d’explication du monde, ce que corrobore le fait qu’il s’intéresse aussi bien à l’acoustique, à l’astronomie, à l’anatomie, à la lumière qu’à la mécanique. Le premier ouvrage philosophique de Descartes est Règles pour la direction de l’esprit, écrit en latin en 1628. Il constitue une première esquisse de sa pensée. Mais le texte est inachevé et si la méthode cartésienne s’y dessine, la métaphysique cartésienne n’y est pas encore claire.
Descartes n’est donc pas un solitaire, surtout dans ces années d’apprentissage autonome de la science, malgré une image tenace, savamment entretenue par lui-même d’ailleurs. Il est animé d’un désir de connaissance et de reconnaissance qui lui fait fréquenter ses contemporains, qu’ils soient savants et philosophes comme le père Mersenne (1588-1648), écrivains comme Guez de Balzac (1597-1654), avec lequel il correspond ou théologiens comme le cardinal de Bérulle (1575-1629). Cependant, il se ménage également des retraites afin d’écrire et c’est bien durant ces retraites que naissent ses œuvres majeures. Il quitte ainsi l’effervescence intellectuelle de Paris pour résider dans différentes villes de Hollande. Les Pays-Bas constituent alors une terre de relative liberté pour les esprits contestataires en butte à la censure des autorités politico-religieuses et universitaires. Descartes peut y mener des expériences de toutes sortes, notamment des dissections anatomiques. La Hollande est en même temps une terre éloignée de l’agitation parisienne, où Descartes peut se concentrer sur son travail, sans cesser pour autant de dialoguer avec de grands scientifiques, entre autres, hollandais, comme Plempius (1601-1661) et Schooten (1581-1646). Descartes est donc parfaitement intégré aux réseaux savants de l’Europe intellectuelle. Toutes les recherches qu’il mène de front, en mathématique, en physique, en optique, en médecine, en astronomie sont autant de concrétisations de sa volonté de constituer un système total d’explication du monde. De cette époque (1633) date la rédaction du livre Le Monde, dont le Traité de l’homme constitue une partie. Néanmoins, les thèses mécanistes de l’ouvrage et l’héliocentrisme qu’il défend retiennent Descartes de le publier afin de ne pas s’exposer à la censure. Rappelons, en effet, que le Saint-Office a censuré la thèse héliocentrique le 24 février 1616 et réaffirmé fermement cet interdit en 1633 après la parution des Massimi Sistemi de Galilée. Le statut de ce texte est donc particulier et passionnant dans le corpus cartésien. Il constitue la mise en œuvre systématique de la méthode cartésienne au service d’un savoir global dans lequel l’homme n’est qu’un élément II est une mine d’idées nouvelles dans tous les domaines abordés : physique, mathématique et philosophique. Il tente la synthèse entre science et métaphysique de manière extrêmement précise. Cependant, l’enseignement de l’École y est encore sensible dans le vocabulaire utilisé et dans certains principes affirmés, comme l’impossibilité du vide. Il constitue un laboratoire du cartésianisme : l’auteur y présente de manière personnelle le résultat de ses recherches dans tous les domaines et tente dès lors une compréhension systématique du monde. Mais ce texte n’a été rendu possible que par ses années d’apprentissage et de contacts avec tous les grands esprits de son époque. On peut donc dire plus précisément que sa formation intellectuelle et scientifique a subi l’influence de nombreux auteurs, mais que la fondation philosophique de sa pensée propre s’effectue dans la solitude et revendique cette solitude, au point qu’elle devient sa condition de possibilité, qui consiste justement dans l’auto-affirmation de soi du sujet.
Mais qu’est-ce que la méthode cartésienne et quels sont ses résultats ? Si l’on part pour répondre à cette question de son ouvrage le plus connu, le Discours de la méthode, on est justement frappé d’emblée par le caractère méthodique de son entreprise. L’auteur pose en effet d’abord des règles méthodologiques avant d’opérer quelque raisonnement que ce soit Cela s’illustre clairement dans le plan de l’ouvrage. Déçu par l’enseignement qu’il a reçu (lrc partie), il décide d’élaborer une méthode propre pour penser (2e partie). Il ne se met pas pour autant alors directement au travail, il règle d’abord la question importante de savoir comment il va se comporter en société, au moment même où il se détache des opinions reçues dans le domaine intellectuel. Il forme alors une morale provisoire qui lui permet de mener à bien sa révolution intérieure en continuant à vivre au milieu de ses contemporains (3e partie). Ce n’est qu’alors qu’il entame sa métamorphose intellectuelle propre (4e partie), avant d’en présenter certains résultats concrets (5e et 6e parties). Ce cheminement (méthodos en grec), cette méthode donc, vise à éprouver toutes les connaissances et les opinions en les mettant en doute de façon systématique. Ce doute est dit radical, justement parce que aucune certitude, aussi assurée paraisse-t-elle, n’échappe à cette remise en cause. S’il est par exemple relativement aisé de rejeter les opinions et les préjugés, il l’est moins de savoir juger l’enseignement reçu dans les écoles, notamment lorsqu’il s’agit de juger des matières apparemment objectives comme les mathématiques. La philosophie commence en fait par cette mise en doute. Le doute cartésien est bien radical, car il reprend, à la racine, toutes les pensées et les certitudes de l’esprit afin de les extirper, pour les refonder de manière purement rationnelle cette fois. Le résultat de cette entreprise de doute est assez vertigineux. L’apprenti philosophe se retrouve sans aucune vérité qui ait résisté à cette expérience. Les sciences elles-mêmes, au premier rang desquelles la plus pure, la mathématique, ne constituent pas des connaissances sûres sur lesquelles le philosophe peut se fonder pour élaborer son système. Le Discours de la méthode présente bien le champ de ruines sur lequel la philosophie cartésienne entend reconstruire et que son auteur résume avec l’image (empruntée à l’Antiquité) de la table rase. Afin de conférer un caractère véritablement absolu à son entreprise de doute, Descartes élabore l’hypothèse d’un Dieu trompeur et d’un malin génie dans la première partie des Méditations métaphysiques. Le doute est en effet encore plus radical dans la présentation qu’en donne cet ouvrage postérieur au Discours de la méthode. Il est d’ailleurs souvent défini comme un doute hyperbolique. Le philosophe y enjoint non seulement de douter de ses sens, mais également des mathématiques. Il s’appuie pour cela sur cette hypothèse selon laquelle on peut imaginer un Dieu tout-puissant qui cherche constamment à nous tromper. L’évidence des mathématiques serait alors une illusion imposée par Dieu à ses créatures. Cette hypothèse est purement théorique, ce qui fait qu’il est difficile de la maintenir tout au long de cette expérience du doute, si contraire à la nature humaine. C’est pour cette raison que Descartes lui substitue, quelques lignes plus loin, celle du malin génie. Il s’agit d’une hypothèse également théorique, mais plus acceptable et donc tenable. Elle doit rester constamment présente à l’esprit de celui qui décide de faire cette ascèse philosophique difficile qui demande de renoncer à tout ce qui paraissait certain.
Cependant, au terme de cette mise en doute systématique dont le Discours comme les Méditations se font l’écho, une vérité subsiste, celle qui permet toujours d’affirmer : «Je pense, donc je suis » et que l’on appelle le cogito. La démonstration est simple :