La raison est-elle un obstacle au bonheur ?
Publié le 05/10/2023
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Sujet : La raison est-elle un obstacle au bonheur ?
Dans Le septième sceau, de Bergman, le chevalier témoin du malheur qui frappe les terres touchées par l’épidémie joue
aux échecs avec la mort pour retarder l’échéance.
Il veut comprendre, frappé par une perte de sens, un manque de
compréhension, la mise en doute de sa foi, il raisonne encore et encore tentant de discerner le bien du mal comme le vrai du faux.
Bergman montre comme souvent un personnage écrasé par le poids de ses réflexions, hésitations, distinctions, qui ne trouvera pas
à se rassurer et mourra dans la peur et la détresse.
Mais tandis que la mort vient les chercher et qu’ils font une danse macabre
faussement joyeuse qui rend caduques les pensées rationalistes du chevalier et de son écuyer, la famille de voyageurs
saltimbanques, elle, qui ne vivait pas dans une perspective profondément réfléchie et traversait les terres avec naïveté, est
épargnée et connaît un lever du jour radieux.
La famille est présentée comme heureuse là où le chevalier et son écuyer, sans
illusions et dotées d’une raison aiguisée meurent pour le premier dans un désespoir et pour le second dans la révolte.
Aussi, parmi
les messages du film, Bergman affirme peut-être que la raison est un obstacle au bonheur.
Dans cet exemple, la raison peut-être définie comme une faculté de raisonner, d’articuler des concepts, des énoncés.
A ce
titre, elle éloigne de l’attitude naïve pour opérer une médiation momentanée, un effort de distinction qui nous abstrait de la
potentielle jouissance immédiate.
Ainsi, l’attitude rationnelle semble s’opposer à la possibilité d’un état de satisfaction sans
inquiétude.
Cependant, la raison est aussi une faculté de bien juger, de discerner le bien du mal, le vrai du faux de sorte qu’elle
permet de se rapporter plus adéquatement au réel et de s’orienter dans l’existence.
Elle offre donc la possibilité de distinguer des
actions souhaitables au regard de nos aspirations et pourrait donc au contraire nous rapprocher d’un état désirable.
Or, qu’est-ce
que le bonheur que la raison s’efforce régulièrement de considérer ? C’est un état de satisfaction complète, de toutes les
inclinations, en intensité, sans limitation ressentie et durant assez longtemps, en protension.
Dès lors, puisque le bonheur n’est pas
le plaisir (qui lui est une jouissance sensuelle, brève), il n’apparaît pas fondamentalement entravé par la raison puisque non
seulement un état de félicité remplit toute la vie de la conscience de sorte qu’on pourrait penser qu’il y a de la réflexion heureuse,
mais de plus pour parvenir à un tel état durable, raisonner peut sembler nécessaire.
Pourtant, la raison n’est pas la même chose
que la réflexion qui, elle, est le retour sur soi de la pensée ; elle a en effet une dimension normative qui identifie les causes et les
motifs légitimes des actions.
Ainsi, puisqu’elle peut identifier un bien et un mal, distinguer le moralement préférable à ce qui nous
motive, elle peut frustrer, limiter, contester l’aspiration naturelle et brider des désirs appelant à être satisfaits.
Autrement dit, si de
prime abord raisonner semble utile pour identifier des voies d’accès au bonheur et nous aider à les emprunter adéquatement,
rationnaliser nos aspirations à la félicité peut au contraire bloquer le cheminement.
A ce titre, la raison serait peut-être un
obstacle, c’est-à-dire un frein, voire un empêchement, une limitation, une activité qui s’oppose à l’atteinte naturelle du bonheur.
Mais cette tension révèle alors un paradoxe qui consiste dans le fait que le bonheur, s’il n’est pas éprouvé comme tel est
un horizon, une aspiration, un désir plus ou moins déterminé dans l’imagination qui a besoin de la raison pour être précisé et être
atteint stratégiquement.
Or, l’activité rationnelle nous condamne peut-être à une éternelle mise en question, par le jeu des
distinctions et des processus d’analyse, de la jouissance réelle, de sorte que le bonheur personnel, mais aussi celui d’autrui et celui
collectif, seraient constamment relégués à une redéfinition continuelle et donc à une contestation constante.
Le problème
consistera donc à se demander si le raison sensée nous aider à identifier le plus souhaitable n’est pas ce qui nous prive de la
possibilité d’un état de satisfaction plein, entier et stable.
Partie 1
a) Dans Ma nuit chez Maud, Rohmer présente un héros en proie au doute quant à sa capacité à résister à ses désirs
immédiats.
Celui-ci comprend que son goût naturel pour la sexualité est susceptible de l’éloigner de la réalisation de son projet de
vie, à savoir épouser une femme pieuse comme lui, et de fonder une famille dans la tradition.
Il a donc l’idée de ce qui serait
préférable pour lui, distinguant ici le bien du mauvais.
Or, son ami lui propose un étonnant raisonnement au cours d’un repas :
détournant le pari de Pascal, il applique celui-ci aux choses de l’amour.
En ce domaine, je dois parier sur ce qui m’offre le plus
d’espérance, au sens d’une espérance mathématique comme d’une espérance existentielle : j’ai intérêt à croire dans la réalisation
heureuse d’une relation amoureuse et il me faut donc parier pour la réussite de celle-ci.
Ce raisonnement est un appel à la
tentative de l’engagement puisque je ne perds rien à croire et à parier pour la possibilité de cet amour.
Néanmoins, avec malice,
l’ami abandonne le héros lors du repas chez Maud, et celle-ci le détourne pour un temps de la perspective de l’engagement pieux
vers celle qu’il a vue à l’église.
Va-t-il succomber à la tentation ? L’histoire révèle qu’il y résiste, demeurant tempérant.
A la
différence de Maud qui vit la vie comme elle vient, lui fait le pari d’un engagement tempéré et maîtrisé vers l’objet d’un grand
désir, celui du bonheur familial, la fin du film révélant une Maud meurtrie par l’existence.
b) Ainsi, peut-on penser que la tempérance par la raison est ce qui permet justement l’accès au bonheur loin de lui faire
obstacle ? C’est la position que défend Socrate face à Calliclès dans le Gorgias de Platon, en 493-d.
L’image de Socrate est
parlante : il oppose deux genres de vie, celle du déréglé à celle du réglé (ou selon une autre traduction, celle du tempérant à celle
de l’intempérant).
Pour ce faire, il décrit les tonneaux du tempérant, tonneaux qui représentent le désir, et leurs contenus, des
denrées sélectionnées soigneusement, qui représentent les objets du désir.
Ces denrées, comme lait, vin, miel, sont parmi les
meilleures qui soient relativement à l’exigence que l’on peut avoir pour assurer la vie la plus agréable possible, mais outre le travail
de sélection de la raison, celle-ci s’exerce aussi dans le cadre de l’entretien du désir puisque les tonneaux sont préservés et
régulièrement vérifiés.
Il y a donc ici une économie du désir rendant possible une vie heureuse.
En revanche, l’intempérant
n’exerce pas sa raison pour modérer ses désirs et, choisissant mal les denrées, il n’entretient pas ses tonneaux, toujours percés si
bien qu’il doit constamment s’épuiser à les remplir encore et encore.
Socrate invite donc à une économie des désirs et pour lui la
raison est la condition du bonheur, ou plutôt d’une vie heureuse au regard de l’idée du bonheur, car le bonheur consiste dans la
modération dans les désirs et suppose une maîtrise idéale de ses passions, la raison (ici, le logistikon) devant tenir la bride et
orienter le désir.
Or Calliclès n’est pas convaincu, et ce pour deux raisons qu’il faut souligner ici : d’une part cette vie de
modération rationnelle lui semble une vie de pierre, sans passion, d’autre part, pour lui « l’agrément de la vie consiste à verser
dans le vase le plus qu’on peut », de sorte qu’il jouit d’une recherche perpétuelle dans la satisfaction de ses désirs.
Pour lui, la
régulation n’est pas une vie heureuse, elle empêche la vie heureuse ! De fait, la position de Calliclès peut paraître extrême car elle
consiste en une licence des passions, de sorte qu’il ne se limite pas dans ses désirs, et c’est justement cette tendance destructrice
que condamne Socrate, mais on pourrait peut-être reprendre l’argument de Calliclès en considérant que la recherche constante de
la satisfaction des désirs n’est pas nécessairement irrationnelle.
c) Dès lors, faut-il penser que le héros de Ma nuit chez Maud peut accéder au bonheur du fait de la modération par
l’effet de sa raison ? Pour lui, « l’agrément de la vie ne consiste pas à verser dans le vase le plus qu’il peut » : le plaisir est pour lui
une satisfaction éphémère de sorte qu’il s’agit de savoir se maîtriser, se contenter, entretenir la forme de ses désirs (ses tonneaux)
de façon à garantir une disposition à la vie tempérée, modérée.
Le bonheur, ici consisterait dans une possibilité constante de
maîtriser son désir pour se tourner vers l’essentiel, seul à même de rendre heureux.
Mais cet essentiel est-il véritablement tel ?
Après tout, la vie pieuse choisie par le héros s’est imposée à lui, par son éducation.
Or, on le voit, le regard qu’il lance à Maud
retrouvée des années plus tard....
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