LA PHILOSOPHIE EXPÉRIMENTALE CHEZ DIDEROT
Publié le 15/06/2011
Extrait du document

Nous savons que les curiosités intellectuelles de Diderot s'étaient tournées très vite vers les sciences expérimentales. Il est probable ou possible qu'il les ait étudiées d'une façon un peu désordonnée ou, du moins, que sa «tête chaude « ait voulu trop vite tout savoir, tout comprendre, tout expliquer. Pourtant son information est aussi sérieuse qu'étendue. Il étudie l'anatomie et la physiologie chez le chirurgien Verdier, dans les cours de Mlle Biheron (qui inventa les figures anatomiques en cire) ; il est très lié avec des médecins éminents tels que Bordeu et Petit et il n'est pas douteux qu'il ait eu avec eux de longues discussions dont on trouve l'écho dans le Rêve de d'Alembert. Il fait des extraits raisonnés des ouvrages de Haller qui concernent la physiologie. Il suit pendant trois ans (de 1754 à 1756) les cours de chimie de Rouelle-qui lui apprennent que « la chimie ne cherche pas de vains raisonnements ; elle ne cherche que des faits «. Il connaît les ouvrages de l'abbé Nollet (bien que la physique semble l'avoir moins intéressé que la chimie et les sciences de la vie).

«
ébauchée dans les Bijoux indiscrets : a L'âme reste dans les pieds jusqu'à l'âge de deux ou trois ans ; elle habite lesjambes à quatre ; elle gagne les genoux et les cuisses à quinze...
» Elle est le fond de la Lettre sur les aveugles.
Sinotre âme, si notre pensée est bien façonnée par l'expérience des sens, elle devra être différente chez ceux quisont privés d'un sens, par exemple chez les aveugles.
Et nos conclusions devront être confirmées par uneexpérience, celle qui consiste à rendre la vue à des aveugles-nés, quand ils ont l'âge de raisonner, en les opérant dela cataracte.
L'opération avait été réussie par le médecin anglais Cheselden ; et ses observations sont utilisées parVoltaire dès 1738.
Diderot les connaît et les complète par une étude d'un aveugle intelligent habitant le village duPuiseaux et celle d'un savant anglais aveugle, Saunderson.
La conclusion est que «l'état de nos organes et de nossens a beaucoup d'influence "Sur notre métaphysique et sur notre morale et que nos idées les plus purementintellectuelles...
tiennent de fort près à la conformation de notre corps".
« Ah ! madame ! que la morale desaveugles est différente de la nôtre ! » Comment seraient-ils sensibles, par exemple, à la preuve de l'existence deDieu par l'es merveilles de la nature alors qu'ils ne voient pas ces merveilles.
Même conclusion dans l'article Locke del'Encyclopédie : s Il n'appartient qu'à celui qui a pratiqué la médecine pendant longtemps d'écrire de la métaphysique; c'est lui seul qui a vu les phénomènes, la machine tranquille ou furieuse...
» ; dans le Rêve de d'Alembert où lesdiversités dés caractères ne sont que les diversités des organisations nerveuses, où l'unité de l'être vivant estramenée à la continuité de la mémoire qu'il a des impressions de ses sens.Plus significatives encore sont les incursions de Diderot dans un domaine qui a été largement exploité par lapsychologie moderne, la psychopathologie.
Diderot s'y intéresse déjà dans la Promenade du sceptique et dans lesBijoux indiscrets.
Nous déraisonnons quand l'économie des organes s'altère.
Le Rêve de d'Alembert la fait intervenirfréquemment : Bordeu trépane un malade pour un abcès au cerveau ; au contact de la seringue qui sert à viderl'abcès le malade tombe en catalepsie ; quand on retire la seringue le malade renaît à la vie.
Un homme tombe sur latête et reste six semaines sans connaissance.
Quand il retrouve cette connaissance il a perdu toute mémoire ; ildoit rapprendre à lire et à écrire, etc...
Une femme hystérique se croit aussi menue qu'une aiguille.
Dans le Salon de1767 Diderot insiste sur l'influence profonde qu'exerce l'état du corps sur l'activité de l'esprit : « un lit trop froid outrop chaud, une couverture qui tombe la nuit, un oreiller mal mis sur son chevet, un demi-verre de vin pris de trop,un embarras d'estomac, des cheveux ébouriffés sous le bonnet ; et adieu la verve ! » Les Eléments de physiologiesont, d'un bout à l'autre, un effort pour ramener la psychologie à une physiologie : "L'âme...
n'est rien sans lecorps." Et il suffit que le vin, la jusquiame, la morille furieuse, la noix d'Inde altèrent le corps pour que l'âme soitaliénée.Diderot est évidemment moins heureux quand il s'agit de résoudre le problème de l'origine de la vie, lorsqu'il s'efforcede rattacher la matière vivante à la matière inerte.
La raison claire en est que le problème n'est pas aujourd'huibeaucoup plus avancé qu'il l'était au xviiie siècle et que certaines des expériences sur lesquelles il croit pouvoirs'appuyer sont erronées Nul ne soupçonnait les découvertes de Pasteur et le rôle des microbes dans lesmanifestations de la vie.
L'apparition des vers dans les chairs en décomposition ou des vers dans la farine enfermentation ne nous semblent plus démontrer que « la matière inerte passe à l'état sensible ».
Diderot est plus prèsde la science moderne lorsqu'il allègue l'exemple des insectes gelés ou desséchés qui reviennent à la vie, desorganes séparés du corps qui continuent à vivre un certain temps ; et surtout lorsqu'il montre la « contiguïté durègne animal et du règne végétal », l'existence d' « animaux-plantes ».
Beaucoup de ses preuves n'auraientaujourd'hui aucune valeur ; peu importe que la graine de champignon "oscille dans l'eau, se meuve, s'agite, évite lesobstacles et semble balancer entre le règne animal et le règne végétal", etc...
Mais il connaît les expériences deTrembley sur le polype d'eau douce qui semble une plante, qui se reproduit par bourgeonnement et qui pourtant semeut et se nourrit comme un animal ; celles d'Adanson sur la Tremens dont les fils semblent «des vers vivants »avec tous les mouvements spontanés et complexes de la vie et qui, cependant, n'est qu'une plante ; il s'est informéde la Muscipula Dionaea, qui vit dans la Caroline, qui est une plante et qui pourtant saisit les mouches et les digère.Même, il semble avoir pressenti la théorie des « tropismes » qui s'efforce d'expliquer les mouvements élémentaires dela vie par de simples actions physiques ou chimiques : le poussin qui brise la coquille de son oeuf ne ferait pas unacte volontaire : " La pesanteur de sa tête qui oscille porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure de saprison.
" Enfin on peut croire que Diderot aurait également pressenti la découverte de la constitution cellulaire detous les êtres vivants : Il compare longuement, dans les Pensées sur l'Interprétation et dans le Rêve de d'Alembert,les êtres vivants à un essaim d'abeilles où toute excitation d'une des abeilles se communique immédiatement àtoutes les autres Si l'une des abeilles s'avise de pincer d'une façon quelconque celle à laquelle elle s'estaccrochée...
celle-ci pincera la suivante, etc...On cite volontiers, comme exemple des pressentiments de génie de Diderot, les formules où il semble ébaucher ladoctrine de l'évolution.
Ces formules sont en effet nombreuses et frappantes : «Toutes les combinaisons vicieusesde la matière ont disparu...
il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante etqui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer » (Lettre sur les aveugles) — « De même que, dans lesrègnes animal et végétal, un individu commence, pour ainsi dire, s'accroît, dure, dépérit et passe, n'en se-rait-il pasde même des espèces entières ? » (Pensées sur l'interprétation).
— « Les organes produisent les besoins etréciproquement les besoins produisent les organes...
Supposez une longue suite de générations manchotes ;supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s'étendre...
et refaire des bras etdes mains ».
— « Qu'est-ce qu'un être ? ...
La somme d'un certain nombre de tendances.
Les espèces ne sont quedes tendances à un terme commun qui leur est propre.
» Quand le terme change, parce qu'il devient impossible,l'espèce change (Rêve de d'Alembert).
M.
Venturi refuse pourtant de voir dans ces ébauches de Diderot unevéritable doctrine de l'évolution.
Elles ne seraient que le rejaillissement hasardeux d'un vaste flot de métaphysiqueplus ou moins romanesque.
L'imagination de Diderot s'accommode évidemment mal du matérialisme mécanisted'Epicure, du matérialisme logique de Spinoza.
Il aime à rêver une sorte de panthéisme "vitaliste" ou "naturiste".
Lesêtres ne seraient que les modalités d'un immense être vivant, roulant à travers l'infini et l'éternel une existence où,comme chez tout être vivant, demain n'est jamais semblable à aujourd'hui qui diffère nécessairement d'hier.L'évolution des espèces ne serait qu'un aspect de l'évolution de l'Être : "O Nature ! souveraine de tous les êtres !" -.
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