La parole suffit-elle à faire échec à la violence ?
Publié le 01/10/2004
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Il n'y a pas de médiation dans la violence, elle en est par principe la suppression. C'est pourquoi, lorsque le langage lui-même cherche à faire violence à l'autre, cette violence n'est que symbolique : l'injure, l'éclat de voix, la crise de colère peuvent «blesser« l'interlocuteur dans son orgueil, sa conscience ou ses valeurs, mais il n'est pas atteint dans sa chair. Les paroles ne sont que métaphoriquement « blessantes « ; on peut en tenir rigueur à celui qui les a prononcées, mais il est rare qu'on en meure.
- [II. La parole peut différer la violence]
Cette opposition est sans doute réelle. Il n'en reste pas moins qu'elle ne suffit pas pour faire durablement échec à la violence. En fait, la parole peut différer le déclenchement de la violence, mais cela ne signifie pas qu'elle la supprime.Rien ne le montre mieux, même si on doit le déplorer, que l'histoire. S'il suffisait que des États puissent se parler pour qu'il n'y ait plus de conflits, on peut espérer que l'humanité y aurait eu recours depuis quelques millénaires. Lorsque von Clausewitz définit la guerre comme «la continuation de la politique par d'autres moyens «, sa formule indique aussi l'échec du discours politique, et que le débat, la discussion entre diplomates ne parviennent pas à régler pacifiquement tous les problèmes.
- La parole
On désigne ainsi la manière personnelle de s'approprier la langue. La psychologie individuelle, la volonté et les attitudes physiques interviennent quand il y prise de parole.
«
[III.
Le texte, la loi et la violence]
Se réservant l'usage légitime de la violence, l'État prévoit des violences illégitimes.
Elles sont interdites parl'ensemble des lois, qui sont l'équivalent d'une parole d'État, fixée par le texte.
Mais les lois n'empêchent pas laviolence privée de se déchaîner : toute société connaît des meurtres, des agressions, des violences sur lespersonnes ou sur leurs biens.
La loi, sans doute, a le dernier mot, puisque celui qui la bafoue sera puni par sesreprésentants (police et justice), et ce sera, dans les cas les plus graves, « au nom du peuple » que représentel'État.Lorsque la loi, équivalent d'une parole collective ou générale (au sens ou Rousseau évoque la « volonté générale »),veut interdire la violence, elle est donc amenée à prévoir comment elle devra sanctionner la violence qui aura eu lieumalgré elle, afin que «force reste à la loi ».
C'est que l'interdit appelle sa transgression : il la prévoit nécessairementen instaurant la limite à partir d'où elle se définit.
Là où il n'y pas d'interdit, il n'y a pas de transgression possible,comme là où il n'y a pas de parole, il n'y a que la violence.
Mais on peut se demander si, de même que la loi « inclut» la possibilité de sa transgression, la parole n«< inclut » pas, à sa manière, la possibilité de la violence qui la nie.Le recours à la violence, qu'elle soit individuelle ou collective, implique un désir de pouvoir : il s'agit, d'une manièreou d'une autre, de montrer que l'on est «plus fort » que le voisin, et que l'on pourra ensuite lui imposer sa volonté.Or dans la parole se manifestent aussi des relations de force.
Parler «bien », c'est déjà s'imposer à l'autre, et l'onsait que le recours à la parole n'est pas toujours facile lorsqu'on se trouve face à un personnage socialementsupérieur, ou investi d'une autorité légale.
La parole est liée à l'organisation sociale, non seulement parce qu'elletémoigne, dans son usage, de la hiérarchie qui y existe, mais aussi parce qu'elle différencie, dans les voies d'accès àson apprentissage, les groupes sociaux.
De ce point de vue, la conquête de la parole est aussi une conquête dupouvoir, ou du moins d'un certain pouvoir : il n'est dès lors pas étonnant qu'elle puisse se substituer à la violence,dans la mesure où celle-ci est aussi en liaison avec le pouvoir.
Il n'est pas davantage surprenant que cettesubstitution ne soit que momentanée, car vient toujours le moment où le discours révèle sa nature purementsymbolique, c'est-à-dire son incapacité à satisfaire authentiquement le désir de pouvoir.
C'est alors à la violenced'en effectuer la relève.En prenant le contre-pied de la tradition philosophique, Marx affirme que la violence est l'agent même de l'histoire.S'il avait admis que la parole peut lui faire échec en aboutissant aux mêmes résultats par des voies pacifiques, il estvraisemblable qu'il n'aurait jamais évoqué la révolution prolétarienne : ses écrits auraient dû suffire à « transformerle monde ».
Mais de son point de vue, c'est bien la révolution qui est « la continuation de la théorie par d'autresmoyens ».
En 1845, Marx écrit les « Thèses sur Feuerbach ».
La onzième précise que « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer ».
Contrairement à ce que prétend une interprétation courante, il ne s'agit pas pour Marx de répudier la philosophie et le travail de réflexion, mais de le redéfinir, et de lui donner une nouvelleplace, une nouvelle tâche.
Marx ne récuse pas la pensée, mais sa transformation en idéologie, son éloignement de la pratique.
La onzième thèse clôt la série de note rédigées par Marx en 1845 qui constitueront le point de départ de la rédaction, avec la collaborationd'Engels , de l' « Idéologie allemande » (1846).
Ces thèses, qui ne sont pas initialement destinées à la publication, paraîtront après la mort de Marx à l'initiative de Engels , qui les présente comme un document d'une valeur inappréciable puisque s'y trouve « déposé le germe génial de la nouvelle conception du mode ».
Etape décisive dans la maturation de la pensée de Marx , cet ensemble d'aphorismes, en dépit de son apparente limpidité, ne peut être comprisindépendamment de ce qui précède et de ce qui suit le moment de sarédaction.
Nul texte, en ce sens, ne se prête davantage au commentaire,alors même, paradoxalement, que cette onzième thèse semble dénier toutelégitimité à l'activité d'interpréter.
Formé à l'école de la philosophie allemande, lecteur de Hegel avant de devenir émule de Feuerbach (qui est un « matérialiste » au sens des Lumières), Marx construit sa propre compréhension du monde en « réglant ses comptes avec sa conception philosophique antérieure ».
Le terme de « philosophie » désigne ici la représentation théorique dominante à son époque, qui fait de la transformation des idées la condition nécessaire et suffisante de la transformation du monde.
(Ce qui constitue unevision « idéaliste » de l'histoire et des rapports de la théorie à la pratique.)
Brocardant ceux qui possèdent « la croyance en la domination des idées », Marx leur oppose l'affirmation que « les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent [...] comme l'émanation directe deleur comportement matériel ».
Là gît le fond du désaccord avec Feuerbach : si celui-ci affirme bien la nécessité de faire commencer la philosophie.
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