La mort ôte-t-elle tout sens à l'existence humaine ?
Publié le 17/01/2022
Extrait du document
- I) La mort comme avènement de l'absurdité existentielle : Epicure et Spinoza
- II) La mort comme négation d'un sens existentiel : Freud et Nietzsche
- III) La mort comme fondement du sens de l'existence : Heidegger et Blanchot
«
[III.
La mort fonde le sens]
- Quel « sens » peut avoir une existence sans (conscience de) la mort ? Dans l'animalité, la vie, entièrementdéterminée (par les instincts et le milieu), ne produit aucune signification.- Par hypothèse, une existence humaine privée de fin demeurerait sans projet (celui-ci implique la temporalité) :n'entreprenant rien, elle ne pourrait manifester ni intention ni signification ; elle serait condamnée au sur-place, àl'absence d'histoire.- C'est donc la mort et sa conscience comme fin de la temporalité individuelle qui fondent pour l'homme la nécessitéd'entreprendre, de travailler, de transformer son milieu.- Or c'est par ces pratiques et qualités que l'homme confirme sa séparation du milieu naturel (cf.
Hegel) et, donc,qu'il existe authentiquement.
La conscience de la mort fournit ainsi le cadre à l'intérieur duquel l'action humaine sedéploie (à l'échelle de l'histoire aussi bien que d'une vie) pour donner à l'homme une définition de l'existence - pourlui permettre de faire surgir du sens.
Prenons l'exemple d'un roman policier.
Les épisodes s'enchaînent ménageant un suspens de plus en plus intense,ouvrant des fausses pistes, laissant planer le soupçon sur tel personnage puis sur tel autre, et ce jusqu'au dernierchapitre où tout enfin s'éclaire.
En lisant les dernières pages, nous comprenons enfin le sens d'une attitudeéquivoque de celui qui s'est révélé être le coupable ; des détails auxquels nous n'avions prêté qu'une attentiondistraite s'éclairent brusquement et prennent tout leur relief.
Bref la fin donne son sens à tout le livre.
N'est-ce pasde la même manière que la mort donne sa signification à notre vie ? Examinons l'hypothèse.
1 / L'analogie du roman policier est éclairante sur un point essentiel : la mort est révélatrice.
Reprenons l'exemple denotre soldat aspirant à l'héroïsme et imaginons que au moment de monter à l'assaut, la panique le paralyse et qu'aulieu de mourir en héros il soit fauché par une balle perdue, alors qu'il était sur le point de s'enfuir.
De proche enproche, cette mort reflue sur ce que furent les moindres événements de sa vie tout entière.
Elle projette sur elleune lumière définitive.
Les proclamations d'héroïsme deviennent des fanfaronnades, les médailles militaires desbreloques ; l'uniforme, l'allure martiale rétrospectivement font sourire.
Bref, ce qui aurait pu être une tragédie semue, à la lumière de la mort « ratée », en une farce ou une comédie.
2 / Comme dans un roman, c'est donc la fin qui éclaire les épisodes de la vie.
Mais en quel sens la mort est-elle unefin ? Même si on laisse de côté la question de savoir s'il y a une vie après la mort (la question est sans réponse),reste l'ambiguïté fondamentale attachée à la notion de fin.Il y a la fin qui parachève, qui conclut et qui donne leur signification, leur orientation et leur raison d'être aux étapesqui la précèdent, les rassemblant en une totalité animée vers une seule et même direction.
Même si, au détour duchemin, un virage a pu faire perdre de vue la direction empruntée, celle-ci se révèle rétrospectivement une fois quenous sommes parvenus à bon port.
Et puis il y a la fin qui interrompt, qui casse un processus en cours.
La route demontagne que j'ai empruntée pour me rendre au village voisin peut être brusquement bloquée par une avalanche.
Mapromenade est finie non parce qu'elle est parvenue à son terme naturel, mais parce qu'un accident l'interrompt.
Etce que j'avais projeté comme une promenade de santé peut brusquement virer au cauchemar.A quelle sorte de fin la mort appartient-elle ? A celle qui accomplit ou à celle qui interrompt ?Nous voilà au coeur de la question.
Il appartient à chacun d'y répondre selon le sens qu'il s'efforce de donner à savie.
Mais il nous reste au moins à interpréter les réponses possibles.
a) Nous pouvons nous considérer comme le metteur en scène de notre propre vie.
De même que le romancierorganise chaque épisode de son récit en fonction d'un plan d'ensemble qui trouve sa cohérence au moment où ils'achève, notre existence serait dominée par un projet que nous mènerions jusqu'à son terme naturel quicoïnciderait avec notre mort.
Elle serait ainsi une fin-accomplissement.Mais alors, comme cela était suggéré à la fin de la seconde partie, ce n'est plus la mort qui donnerait sens à la vie,mais son anticipation qui, elle, fait entièrement partie de la manière dont nous menons notre existence, tout commele dénouement fait partie du roman et en anime la trame de la première à la dernière page.
b) On peut également soutenir l'idée inverse.
La mort obstrue le sens de notre vie, précisément parce qu'elle nousinterdit d'y mettre un point final : que ce soit à vingt ans ou à quatre-vingts ans, la mort est cette « grandefaucheuse » qui nous surprend au milieu de nos projets ; elle l'interrompt, elle ne l'achève pas.
Toute sa vie le «noble soldat » a pu rêver de sa mort héroïque sur le champ de bataille, imaginer jusqu'aux moindres détails sesderniers instants.
Mais cette mort qui le surprend n'est pas sa mort, elle n'est pas celle qu'il attendait et qui, en uninstant, fait basculer toute sa vie dans le dérisoire.
Une seconde de plus et il aurait pu peut-être se ressaisir,repartir à l'assaut.
Mais il est trop tard.
La mort ici donne bien un sens à sa vie ; mais ce n'est pas son sens, c'estplutôt celui que lui imprime un auteur cruel qui manigançait la trame de l'histoire en laissant croire à son héros qu'ilétait libre.c) Peut-être enfin faut-il concilier ces deux hypothèses.
Parce qu'elle est une limite, la mort est à la fois dans la vieet hors de la vie.
Dans la vie, parce que son attente imprime une sorte d'urgence à toutes nos entreprises, hors dela vie, parce que la mort qui nous surprend n'est pas celle qu'on attendait, et même si elle devait ressembler à ceque nous imaginions, nous ne serions plus là pour l'accueillir.
[Conclusion].
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