La loi pourrait-elle se passer des juges ?
Publié le 22/11/2009
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La loi n'est juste que si elle est la même pour tous. Son application aveugle et mécanique paraît l'égalité des individus vis-à-vis d'elle en éliminant les préférences. Pourrait-elle pour autant se passer de juges ? Il s'agit de s'interroger sur la nature de la loi et la fonction des juges pour leurs rapports. Il est en effet douteux que la première puisse se passer des seconds car elle ne s'applique pas seule. Il ne peut exister de lois permettant d'appliquer les lois, car cela irait à l'infini : il devrait en exister une nouvelle expliquant comment appliquer la précédente, ainsi de suite. La loi ne suffit donc pas à tout régler ; il faut la distinguer de son application, qui est un acte de l'esprit rendant indispensable la présence des juges. Le problème est alors de savoir si ceux-ci doivent seulement appliquer les lois, ou s'ils peuvent parfois les corriger, les interpréter, pour rendre justice en leur âme et conscience. La loi pourrait-elle se passer de juges, parce que son application systématique est une garantie de justice ? Ou est-ce impossible, parce que ce n'est pas à elle, mais au juge de dire ce qui est juste ? Ces questions portent sur la justice et le droit. Mais elles ont aussi une signification morale, car il existe des lois inscrites en chacun de nous, comme dans la nature en général. Qui peut donc dire ce qui est juste ? Que nous dit notre conscience ? Notre vie n'est-elle pas notre meilleur juge ?
«
despotisme en général : si le pouvoir législatif s'unit à l'exécutif, rien n'empêche celui qui fait les lois de les appliquerdans son propre intérêt.
C'est la tyrannie.
Si les puissances législative et judiciaire sont réunies, la vie des citoyensne dépend que de la volonté d'un seul et c'est le règne de l'arbitraire ; si le pouvoir exécutif se joint au pouvoirjudiciaire, la force fait le droit et le chef d'État devient un oppresseur.
Réunir les trois pouvoirs dans les mains d'unseul conduit enfin au despotisme : on ne peut rien opposer à celui qui les possède tous.
Montesquieu en conclut quela seule façon de garantir la liberté politique des citoyens est de distribuer ces pouvoirs à trois instances différentesau sein de l'État, pour qu'elles puissent s'opposer les unes aux autres en neutralisant leurs abus éventuels.L'institution du contre-pouvoir et le contrôle mutuel de ces instances signe la fin de l'absolutisme.
C'est le principegénéral de la République, opposée au despotisme.
La balance des pouvoirs ne fait dépendre la vie des citoyensd'aucune instance particulière et le jeu des contre-pouvoirs les protège de la tyrannie.
Montesquieu est ainsiconduit à distinguer radicalement les fonctions de juge, de législateur et de chef d'État.
Dans une constitutionrépublicaine fondée sur le principe de distribution des pouvoirs, ces termes ne désignent plus une seule et mêmepersonne.
Le législateur fait les lois : il a la puissance législative, tandis que le chef d'État les applique et a lepouvoir exécutif.
Le juge sanctionne enfin les infractions qui lui sont faites : il a la puissance judiciaire.
Dans lesrépubliques modernes, la justice n'est donc pas l'½uvre d'un seul homme.
Elle résulte du concours de deuxmagistratures, si bien que le juge ne peut pas plus se passer de loi que la loi ne peut se passer de juge.
Le principede la distribution des pouvoirs interdit en effet à la puissance législative de se substituer à la puissance judiciaire, etinversement.
Le fonctionnement réel des cours de justice contraint cependant Montesquieu à admettre qu'il puisseexister des exceptions à cette règle.
Premièrement, ce n'est pas au juge, mais au législateur d'adapter la loi au cas.Cet ajustement, ou correction, relève de sa compétence et lorsqu'un jugement fait jurisprudence, le pouvoirlégislatif doit donc avoir une fonction juridique.
Deuxièmement, Montesquieu qui suit la constitution d'Angleterre seprononce en faveur des jurys populaires : confier le pouvoir judiciaire au peuple démultiplie selon lui le pouvoirinquisitif de la justice en faisant de chaque citoyen un juge en puissance ; aucune partie de la cité n'échappe à sonregard, qui coïncide avec le leur, et le juste est partout au lieu d'être en un seul lieu.
Ce dessaisissement des jugesde métiers au profit de jurés populaires contraint notre auteur à revenir sur le principe de la distribution des pouvoirs: si l'exécutif doit selon lui être confié au roi, le législatif aux nobles et le judiciaire au peuple, la jalousie que cedernier peut éprouver pour les deuxièmes l'empêchera de les juger sereinement.
Il faudra dans ce cas que lapuissance judiciaire soit confiée à la partie du corps législatif composé de nobles pour que le jugement soitéquitable, et le pouvoir législatif s'attribuera donc les prérogatives du judiciaire.
Comme dans le cas de lajurisprudence, la loi se passera exceptionnellement de juges et le législateur rendra à leur place son jugement.
Quelrôle reste-t-il donc aux juges, s'ils ne font pas les lois et ne les appliquent pas toujours ? Sont-ils les mieux placéspour nous juger ?
III.
Les lois pourraient se passer de juges
La loi pourrait se passer de juges selon Spinoza, mais pas les hommes.
Si elle n'a pas besoin de magistrats pours'appliquer car il existe une justice naturelle et immanente à laquelle nul n'échappe, ils ont en revanche besoin d'euxpour lui obéir, car les hommes ne sont généralement justes que sous la contrainte.
Il a donc fallu selon notre auteurleur faire « voir comme des récompenses et punitions le salut et la perdition » qui sont pourtant des conséquencesnécessaires de nos actes, non des décisions de justice (Lettre XIX à Blyenbergh).
Spinoza remarque en effet que lemot de loi s'emploie dans la science et la morale en deux sens différents.
Au sens physique, une loi est une règleétablissant un rapport nécessaire entre deux termes.
L'existence de l'un implique celle de l'autre, car l'idée dusecond est déjà contenue dans le précédent.
Les deux objets sont liés par une nécessité interne, absolue etindépendante de nous : si l'un est donné, l'autre suit forcément, comme la conséquence suit le principe, ou la causel'effet.
La loi est alors un principe de connaissance, une vérité éternelle au service de la science.
Celles de lamécanique qui établissent des rapports universels et constants entre des faits ou des quantités, celles de la naturequi affirment qu'une propriété appartient nécessairement à un objet parce qu'elle se déduit de son idée, en sont desexemples, et les principes de la politique et du droit devraient eux-mêmes se déduire de l'étude de la nature humaineselon Spinoza.
Mais ce n'est pas le cas, poursuit-il, car le mot s'emploie généralement dans ces domaines en unsens opposé au précédent.
Au sens moral, une loi est en effet une règle obligeant un sujet à accomplir une action :c'est un commandement, un devoir, un impératif établissant un rapport nécessaire entre des actes qui sont en eux-mêmes contingents.
L'un est le moyen, l'autre la fin, ces notions n'étant pas liées en soi, mais seulement pour nous.La loi est alors un principe d'action, non de connaissance : elle impose une obligation sans nous faire connaître lanature des choses sur lesquelles elle porte.Les lois morales et celle de Dieu sont des règles en ce second sens duterme selon Spinoza ; elles servent moins la science et la raison que la sécurité et l'État ; elles sont moins utiles ausalut des sages qu'à celui des ignorants.
Le propos de Spinoza n'est pas d'établir une distinction entre les deuxsens, scientifique ou moral, du terme de loi, mais de montrer au contraire qu'elle est imaginaire, car les lois moralesdéfinissant le bon et le mauvais, le juste et l'injuste, doivent se déduire selon lui de la nature même des choses.Tous les corps avec lesquels le nôtre entre dans un rapport de composition sont bons, nous dit-il, au sens où ilsnous sont utiles et augmentent notre puissance d'agir ; tous ceux avec lesquels il entre dans un rapport dedécomposition sont en revanche mauvais, nuisibles, car ils diminuent notre puissance d'agir jusqu'à nous détruire ;tous ceux qui ne nous affectent pas sont enfin indifférents, c'est-à-dire ni bons ni mauvais.
On comprend ainsi enquel sens les lois peuvent se passer de juges selon Spinoza : une action est en effet mauvaise, conformément auxdéfinitions précédentes, lorsqu'elle diminue progressivement le sujet, en amoindrissant son être jusqu'à le conduire àsa perte.
Elle est donc mauvaise en soi, par nature, avant de l'être par rapport à une norme sociale, ou à une loiextérieure à l'acte.
La peine n'est pas ajoutée à l'acte par décision de justice : elle en est la conséquence naturelle,immanente et nécessaire.
C'est ainsi que l'action mauvaise porte donc en elle-même son propre châtiment, ditSpinoza en citant le proverbe de Salomon selon lequel le supplice des insensés est leur propre déraison.
Notre vieest notre véritable juge et il n'y a pas à attendre les juges ou l'au-delà pour être bienheureux ou châtier.
Spinoza.
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