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La liberté comporte-t-elle des degrés ?

Publié le 27/02/2008

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Chacun de ces personnages serait dès lors " plus " ou " moins " libre, de telle sorte qu'on pourrait tracer une échelle de la liberté, qui irait du niveau le plus bas de la liberté, au niveau le plus haut. Mais peut-on vraiment être plus ou moins libre ? Ne faudrait-il pas plutôt dire que la liberté ne comporte pas de degrés, et réside seulement dans ce que nous caractérisons comme étant son plus haut degré ? Le problème qui se pose est donc celui de savoir si, hormis ce niveau extrême, on peut encore vraiment parler de liberté, i.e., si cela fait sens de parler de " liberté moindre " ou " seulement en puissance ". Si ces niveaux inférieurs de liberté sont moindres que le niveau supérieur de l'échelle, alors, ne sont-ils pas tout simplement faux, et ne convient-il pas alors de parler à leur propos de liberté illusoire ? Le discours sur la liberté en termes de degrés est-il donc sensé ? La liberté ne serait-elle pas par définition ce qui échappe à tout degré ? N'est-elle pas un absolu ?

« Il revient à Aristote d'avoir montré à quel point il était nécessaire que la liberté comporte des degrés.

En effet, dans le livre III de l'Ethique à Nicomaque, Aristote dresse une liste des différentsdegrés de la liberté, afin de contrecarrer la théorie socratique selon laquellenous faisons le mal involontairement.

Selon Aristote, en effet, la théoriesocratique de la vertu-science a une conséquence fortement néfaste pour lamorale, puisqu'elle conduit à dire que nos vices ne nous sont pas imputables.Il s'agit donc de répondre à Socrate en affirmant que nos vices nous sontbien imputables, et pour ce faire, Aristote établit une sorte d'échelle desdegrés de la liberté.

On nous dira ici qu'Aristote ne parle pas de liberté àproprement parler, que nous projetons un terme " moderne " sur une théorie "ancienne ".

Mais si certes, la théorie d'Aristote est, plus proprement qu'unethéorie de la liberté, une théorie du " volontaire " et de l' "involontaire ", etmême si le volontaire n'est qu'un " vouloir " (la " Willkür ", que Kant oppose àla volonté pratique, la " Wille "), il a quand même posé les bases d'une théoriede l'imputation.

Aristote pose, dans les chapitres 1 à 3, que le volontaire(nous dirons la liberté) est identique au non-contraint : il s'agit par exemplede ne pas être emporté quelque part contre son gré ou par une forceextérieure.

A ce titre, tout, dans la nature, est libre, car la liberté consiste àavoir en soi-même le principe de ses actes (on sait que dans Physique II,Aristote spécifiait les êtres naturels par rapport aux artefacts, en leurattribuant la capacité de pouvoir se mouvoir par eux-mêmes).

Une fois poséecette définition large de la liberté, ou du volontaire, Aristote s'interroge sur les diverses modalités du volontaire.

Pour lui, le volontaire ne s'oppose pas de façon stricte et brutale à l'involontaire: en effet, entre ces deux grandes modalités de l'action, s'échelonnent des niveaux intermédiaires entre les deux–Aristote parle d'actes " mixtes ".

Que doit-on entendre par là ? Que, en plus des actes à proprement parlerinvolontaires, qui se reconnaissent à ce qu'ils sont accompagnés de repentir, et qui ne nous sont donc pasimputables, il y a des actes accomplis non volontairement.

Ces actes sont un mélange de volontaire etd'involontaire, et ne sont pas accompagnés de repentir : ils nous sont donc, selon Aristote, imputables.

Il va ainsipouvoir dire que celui qui a cédé à la passion, celui qui, par ivrognerie, a commis un acte répréhensible, estresponsable de ses actes, même si ces deux personnes ne sont pas " entièrement " libres.

Il y a une différence, eneffet, nous dit-il encore, entre agir par ignorance, et agir dans l'ignorance.

Quand on agit par ignorance, c'est quel'ignorance est la cause principale, ou première, de nos actions : alors, l'agent n'agissant pas en (pleine)connaissance de cause, il agit involontairement, il n'est pas libre.

Par contre, quand on agit dans l'ignorance,l'ignorance n'est pas la cause principale, mais prochaine, de l'action.

Ainsi, l'ivrogne agit certes dans l'ignorance maisnon par ignorance : c'est son ivrognerie qui est en effet la cause de l'ignorance.

Comme le dit bien Aristote, lecaractère étant acquis par la répétition des mêmes actes, nous en sommes responsables : c'est de sa faute quel'ivrogne est ivrogne, et a commis un acte répréhensible.

L'ivrogne est donc à la fois libre et non libre, il agit à la foisvolontairement et involontairement.

Il existe donc bien des niveaux intermédiaires de liberté : même si la liberté del'ivrogne n'est pas " parfaite ", elle est bien une liberté, mais " moindre ", " inférieure ".

Le fait qu'il existe des degrésentre le volontaire et l'involontaire permet donc bien à Aristote d'éviter l'écueil socratique : la liberté n'est passeulement dans les actes bons ; cela serait trop facile, et trop dangereux.

Affirmer l'existence de degrés de laliberté permet de dire que les enfants, les êtres qui obéissent à leurs actions, etc., sont libres, agissent de leurpropre décision. Dans la suite de son texte (dans les chapitres 4 à 6) Aristote établit que le plus haut niveau de la liberté, la liberté "accomplie ", se situe au niveau du choix réfléchi, rationnel, délibéré.

Tout le volontaire, dit-il dans le chapitre 4,n'est pas identique au choix.

La liberté " maximale " appartient à l'homme, capable de réflexion et de décisionrationnelle.

La liberté parfaite consiste donc à agir en pleine connaissance de cause, à " calculer " les élémentscapables de nous faire effectuer un projet. On peut considérer que ce que dit Aristote rejoint la thèse leibnizienne.

En effet, si le plus haut degré de la libertése trouve dans la capacité à délibérer, à agir en connaissance de cause, à réfléchir, c'est bien que la libertéappartient " plus " aux esprits, aux êtres rationnels, qu'à des êtres qui en sont dépourvus.

Aristote comme Leibnizfondent en quelque sorte leur théorie des degrés de la liberté sur une théorie des degrés d'être.

Ainsi, selon lathéorie leibnizienne des monades, telle qu'elle est bien résumée dans les Principes de la nature et de la grâce, ilapparaît que tout, dans la nature, est libre, mais à des niveaux différents, parce que les êtres existants (lesmonades) ont différents modes d'être, qui s'échelonnent sur une échelle allant de la moins parfaite sorte de monade(il s'agit des monades en sommeil, qui sont les éléments, analogues à des âmes, de toutes choses) à la plusparfaite, qui est Dieu (entièrement spirituel).

Si les monades inférieures sont dites libres, c'est en tant que, commechez Aristote, elles agissent " spontanément ".

Et si les monades spirituelles sont dotées d'une liberté plus parfaite,c'est en tant qu'elles sont capables de réflexion, et donc, comme chez Aristote, de délibération rationnelle, et aussi,qu'elles sont des personnes, douées de mémoire et porteuses de droits, et par conséquent capables d'êtreresponsables de leurs actions.

Ici, donc, ce qui fait que la liberté se pense en termes de degrés, ou plutôt, qu'ellecomporte des degrés, c'est que tous les êtres constituent une même échelle : il serait donc erroné de les séparertrop rigoureusement en disant, par exemple, comme le fait Descartes, que les bêtes ne sont pas libres.

Et, parconséquent, il est bien nécessaire que la liberté comporte des degrés, cela est, pour ainsi dire, " bien fondé dans lanature des choses ".. »

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