LA JUSTICE ET L'ÉGALITÉ DES PERSONNES
Publié le 22/02/2012
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familial — est mieux placé pour réussir son existence que l'enfant d'une famille de pauvres montagnards du Caucase!
Une fois reconnues ces inégalités, la question se pose de savoir en quel sens l'exigence d'égalité peut se faire valoir.
L'État démocratique entend tout d'abord assurer l'égalité civile : il s'agit d'imposer à tous les citoyens, quels qu'ilssoient, un même système de droits et d'obligations.
En France, aujourd'hui, chacun a le devoir d'accomplir le servicemilitaire (on ne peut plus comme il y a cent ans « se racheter » pour de l'argent).
Riche ou pauvre l'auteur d'un délitdoit, en principe, être traduit devant les tribunaux.
Chaque Français est électeur, chaque enfant a droit àl'instruction primaire.
Tous les candidats à un examen sont placés dans les mêmes conditions, égalité soulignéesouvent par l'anonymat des copies (le fils du ministre, comme le fils du balayeur, peut échouer au baccalauréat).
Cette exigence d'égalité n'a pas pour but d'uniformiser les hommes, de niveler les talents et les différencesnaturelles.
Tout au contraire, en «égalisant les chances au départ» on veut permettre à chacun d'épanouir ses donsnaturels.
Il semble juste et profitable pour toute la communauté que les hommes les plus capables exercent lesfonctions les plus élevées; parfois l'évolution des techniques et des problèmes sociaux et nationaux l'exigeimpérieusement.
Chamfort raconte que sous le règne de Louis XV, malgré les ordonnances de M.
de Ségur, lesexaminateurs proposaient des roturiers pour la fonction d'officier d'artillerie ; car il leur paraissait plus essentiel, à ceposte, d'avoir des connaissances mathématiques poussées que d'être gentilhomme.
Mais si la justice distributive réclame que des hommes naturellement inégaux soient traités inégalement — parexemple que le directeur de l'usine ait un salaire beaucoup plus élevé que le manœuvre — la disparition de certainesinjustices sociales, de certaines inégalités artificielles n'aura-t-elle pas pour effet de souligner davantage la cruautédes inégalités naturelles ? Dans un monde où l'argent, la faveur, le hasard distribuent abondamment leurs privilèges,chacun peut se consoler de la médiocrité de sa condition en accusant l'injustice des hommes.
Mais dans un mondeoù régnerait la «justice», où chacun serait «à sa place », suivant ses aptitudes réelles, les plus mal lotis ne setrouveront-ils pas réduits au désespoir ?
On peut faire à ce propos deux remarques :
a) Tout d'abord les inégalités naturelles entre les hommes sont peut-être moins importantes en réalité qu'elles ne lesemblent aujourd'hui.
A la différence d'Alexis Carrel, qui participant aux illusions des classes privilégiées expliquait lesinégalités sociales actuelles à partir des inégalités naturelles (il osa écrire : «ceux qui sont aujourd'hui desprolétaires doivent leur situation inférieure aux tares héréditaires de leur corps et de leur esprit»), il nous faut peut-être nous demander si les soi-disant inégalités naturelles ne sont pas plutôt la conséquence, bien souvent,d'injustes inégalités sociales.
Les mauvaises conditions d'existence, le défaut d'argent, l'abrutissement des troplongues journées de travail, l'insalubrité des taudis, étouffent définitivement les personnalités, empêchent les donsde s'épanouir.
La santé physique s'altère, l'intelligence privée d'horizon, de possibilités de culture s'étiole.
De mêmel'insécurité, la misère peuvent décourager le sens moral.
Le désespoir bien plus que les « mauvais instincts »explique le recours aux tristes refuges de l'alcoolisme et de la débauche.
Les dons naturels, privés du milieu qui leurpermet de se fortifier, de s'exercer ne sont plus rien.
Saint-Exupéry, devant des enfants misérables, entassés dansun camp, se révoltait à l'idée qu'il y avait peut-être, parmi eux, un «Mozart assassiné».
Si tous les hommes vivaientdans des conditions sociales favorables, il y aurait sûrement entre eux beaucoup moins de ces inégalités que nousdisons trop facilement « naturelles ».
b) Sans doute certaines inégalités subsistent.
Mais doivent-elles entraîner inévitablement des différencesconsidérables dans la condition matérielle? On peut admettre la possibilité d'une société où l'«éventail» des revenusserait moins large qu'aujourd'hui.
Même si le balayeur doit toujours être moins bien rémunéré que le ministre, onaccordera qu'une République qui se veut « démocratique et sociale »1 lui attribue cependant la possibilité de menerune vie décente, de se loger, de se nourrir, de s'habiller correctement.
Le principe de la justice distributive : « àchacun selon ses œuvres » doit composer avec un principe plus humain : «à chacun selon ses besoins».
La règleactuellement appliquée des allocations familiales identiques pour le même nombre d'enfants — quel que soit le salaireprofessionnel du père de famille — s'inspire très exactement de ce principe.
En fait l'égalité des personnes est une notion tout à fait fondamentale et qui est éprouvée avec une intensitéextraordinaire chaque fois que de grandes épreuves font oublier aux hommes les inégalités artificielles introduites parune civilisation complexe.
S'il est vrai que l'inégalité sociale fait trop aisément perdre de vue l'égalité naturelle2,celle-ci est retrouvée dès que les hommes se trouvent unis dans le dénuement.
Ceux qui ont vécu l'expérience de laguerre, et plus encore ceux qui ont été prisonniers, déportés, le savent.
Là les fortunes, les titres, les talents necomptent plus.
Il ne reste plus que des hommes et chaque vie a la même fragilité et le même prix..
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