La fantastique prolifération de l'image due au progrès technique vous semble-t-elle nuire à la contemplation des oeuvres d'art ?
Publié le 16/01/2010
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Le sujet oppose, dans son esprit, la prolifération des images modernes, pour l'essentiel audiovisuelles, en tout cas obtenues à l'aide de moyens d'élaboration et de reproduction mécaniques (affiches, photographies, film, télévision...) aux arts plastiques traditionnels. Or se pose tout de suite une question de vocabulaire. D'une part les premières peuvent être également des oeuvres d'art ; d'autre part, la peinture et la sculpture offrent, elles aussi, des images. Jusqu'à un certain point, même une cathédrale, un château de la Renaissance, une façade baroque... sont perçus par nous comme des images émergeant du passé, autant que comme des « objets réels «. C'est donc le mot contemplation qui risque de faire la différence. Un tableau, une statue, impliquent une fixation, une sorte de rumination du regard, la patiente découverte d'une structure, d'une architecture internes. Tandis qu'un film, même de fiction, une affiche publicitaire, une photographie, se regardent plus qu'ils ne se contemplent. Et même si ce regard perdure, si la représentation retient mon attention, c'est d'abord par l'émotion qu'elle me procure et qui se renouvelle, alors que la constitution de l'image elle-même, quel que soit son degré d'organisation, s'impose beaucoup plus vite, pour ainsi dire d'emblée. Cela posé, on pourra entrer dans le jeu et chercher effectivement ce qui, dans le charivari moderne de l'audiovisuel s'oppose à ce que Malraux appelait les voix du silence, avec leur poids de méditation — avant de tenter de dégager de cet antagonisme une certaine complémentarité.
«
l'abjection familières, entretenant des réactions pour le moins ambiguës.L'image réalise ainsi une éducation à rebours du regard, perverti et/ou lassé, et surtout amené à se détacher desfigures qui impliquent une participation plus exigeante, plus attentive, plus réfléchie, en somme une contemplation.
II.
Les voix du silence.
1.
Un engagement personnel.L'oeuvre d'art suppose au contraire qu'on noue avec elle un rapport individuel.
En tout cas depuis la Renaissance etles fonctions nouvelles qu'elle a assignées à l'image artistique et à la spéculation sur l'espace, il n'y a pas de rapportvéritable avec une peinture, une sculpture, voire un édifice, qui ne soit aventure personnelle, choix, décantation,engagement.
Les spectateurs de Dallas et de Dynastie sont conviés à une adhésion mimétique, à une éthiqueinconsciente et commune (à tous les sens du terme) de la réussite et du bonheur, à un consensus par rapport à cequ'on peut appeler une sous-culture de pouvoir.
Alors que mon rapport à la jeune fille au turban de Vermeer ou à laBerthe Morisot au balcon de Manet n'appartient qu'à moi.
La luisance de cette boucle d'oreille et de ce col blanc parrapport aux jaunes et aux bleus ; cette mousse de blancs, crémeux ou perlés, émergeant du vert de la persienne etde la balustrade ; l'appel de ce visage retourné, de ces yeux brillants et un peu globuleux, de cette bouche épaisse; ou, au contraire cette tête aiguë et régulière, cette expression fixe, méditative et distante, comme si la jeunefemme était penchée au-dessus du néant : tout cela engage et infléchit mon expérience du monde.
Qui plus est, lesperceptions différentes que j'en ai aux différents âges de ma vie, se confondent avec ma propre histoire.
2.
Une liberté intérieure.
a) Notre « musée imaginaire », pour reprendre une expression de Malraux, représente une gamme de références, quinous aide à nous orienter, à organiser et structurer la perception que nous avons du réel, à en décoder lesmessages.
Un champ de blé, un plan d'eau, les remparts d'une ville ancienne, se différencieront d'autant plus, melivreront d'autant mieux leur unicité, qu'ils correspondront à ces filtres que sont les campagnes houleuses de VanGogh ou celles, d'une plénitude mythique, de Poussin ; les paysages vénitiens ou flamands ; ceux de la légende desainte Ursule ou de saint Luc peignant la Vierge'.
En même temps, ce fonds commun nous aide à communiquer, àétablir avec les autres une relation plus riche et plus sensible, à faire comprendre ce qu'il y a de plus intime etd'indicible dans les affects que nous recevons de l'extérieur.
b) Ce « musée » fonctionne aussi comme un révélateur vis-à-vis de nous-mêmes.
Ils nous indique, il nous aide àdéfinir et à consacrer nos goûts, les valeurs auxquelles nous sommes les plus attachés.
Ce sont les nuances infiniesde notre tempérament que nous reconnaîtrons — et peut-être dominerons — à travers nos « atomes crochus »avec la solidité des moines de Giotto et des femmes de Piero ; ou la grâce des jeunes filles et des enfants deCorrège et de Pierre de Cortone ; ou la fluidité et la mélancolie de Watteau ; ou le respect des choses et des êtres,la « piété » du Caravage, etc.
A la limite, nos choix passionnels, l'intuition de la personne que je vais aime',apparaîtront comme des évidences à travers la superposition, la coïncidence miraculeuse — et toute subjective —de cet(te) « autre » mystérieux(se) avec un tableau familier On connaît le rôle joué dans l'amour de Swann par laressemblance d'Odette avec un personnage du Printemps de Botticelli.
3.
La quête d'une profondeur.
a) D'une manière Ais générale, l'oeuvre d'art peut apporter une connaissance du passé (et du présent) par untémoignage plus organisé et plus mûri qu'un simple reportage.
Les places et les rues de la Florence du Quattrocentorevivent dans le saint François ressuscitant un enfant de Ghirlandajo à la chapelle Sassetti, dont l'action se situesur la piazza Santa Trinità, à deux pas de l'église qui abrite encore la fresque.
Les rues et la campagne siennoise,dans les fresques du Bon Gouvernement au Palazzo del Campo, au coeur même de la cité.
Les processionssomptueuses de la basilique Saint-Marc, les ponts et les curieuses cheminées de Venise, dominant et scandant lesfaçades sur le grand canal, dans les tableaux de Gentile Bellini ou de Carpaccio qui décoraient les « scuole », commecelle de Saint-Jean l'Évangéliste.
Mais aussi bien l'ambiance des dimanches parisiens à la fin du siècle dernier, lesbords de la Seine et de la Marne, les costumes des canotiers, les déjeuners sur l'herbe ou au cabaret du PèreLathuile, dans les oeuvres de Manet et de Renoir, de Pissarro et de Seurat.Mais c'est aussi l'impact et le sens profond d'un événement que livrent le Marat assassiné de David ou le Dos et leTres de Mayo de Goya.
C'est l'idéologie dominante d'une époque, en même temps que les ferments de sacontestation, que suggèrent les Sept oeuvres de Miséricorde du Caravage, vision de la charité organisée comme unalibi par l'Église et les institutions napolitaines qui en dépendent, mais aussi représentation dérangeante de la misèreurbaine.
On pourrait multiplier les exemples qui montrent comment l'oeuvre d'art est une clef pour comprendre le réelhistorique.
b) Plus fondamentalement encore, la peinture se fait découverte de la structure intime, du volume et du poidsessentiels des corps et des visages, comme dans les suivantes de la Reine de Saba de Piero della Francesca, etdans ses Vierges massives, délicates et boudeuses ; ou bien de la matérialité des objets comme chez Chardin.
Elleexplore la texture même de la profondeur dans la Flagellation 3 d'Urbin ou les rapports exacts des différentséléments d'un paysage chez Cézanne.
A la limite, c'est toute une relation au monde, un mythe poétique et moral àla fois qui s'expriment dans la dialectique de la lumière de la chambre, de la plénitude et de la fuite, de la tranquillitéet de l'ennui, sur laquelle reposent les intérieurs d'un Vermeer.
Le romancier Henry Miller a su expliquer, dans untexte lui-même poétique, qu'on est presque étonné de rencontrer dans la saga picaresque de Tropique du Cancer,cette saisie dans le réel d'une vérité quasi transcendante : « Dans chaque poème de Matisse, se trouve l'histoire.
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