La croyance religieuse implique t-elle nécessairement une démission de la raison?
Publié le 06/02/2005
Extrait du document
L'adverbe nécessairement est important. Le sujet présuppose que raison et croyance peuvent, en fait, entrer en conflit ; il demande si ce conflit est inévitable, si la pensée rationnelle peut ou non se déployer sans finalement se heurter à la croyance religieuse.
«
Plus précisément, cette pensée rationnelle travaille, comme l'écrit encore Lucrèce, « à dégager l'esprit des lieuxétroits de la superstition » (p.
42).
Elle n'est incompatible qu'avec la crédulité religieuse, qui rend impossiblel'ataraxie (l'absence de trouble, de crainte) que vise le Sage.
Elle n'entre pas nécessairement en conflit avec unecroyance raisonnée en des dieux qui, « par le privilège de leur nature, doivent jouir d'une durée immortelle dans unesouveraine paix, séparés, éloignés de nous et de ce qui nous touche [...] sans aucun besoin de nous, insensibles ànos services, inaccessibles à la colère » (p.
20).
Mais une telle croyance, toute extérieure à la superstition, « nousélève jusqu'aux cieux ».
Le divin que cherche la religion ne serait-il pas, en dernière analyse, notre raison elle-même?
2.
Une raison indépendante de la foi
L'exemple de Descartes
Descartes entreprend de séparer sans ambiguïté la croyance religieuse de l'exercice de la pensée rationnelle.
Il écrit en ce sens qu'il révère les vérités révélées et prétend « autant qu'aucun autre, à gagner le ciel » ; mais,précise-t-il, « ayant appris comme chose très assurée, que le chemin n'en est pas moins ouvert aux plus ignorantsqu'aux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je n'eusse oséles soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner et yréussir, il était besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d'être plus qu'homme » (Discours de laméthode, I).
Ainsi, la « méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » afin de devenir maître etpossesseur de la nature, n'a aucun rapport avec la foi qui, elle, donne accès au ciel.
Fidèle à la religion de sanourrice, Descartes ne se croit pas tenu de partager ses raisonnements.
Dans la sixième partie du « Discours de la méthode » (1637), Descartes met au jour un projet dont nous sommes les héritiers.
Il s'agit de promouvoir une nouvelle conception de la science, de la technique et de leursrapports, apte à nous rendre « comme maître et possesseurs de la nature ». Descartes n'inaugure pas seulement l'ère du mécanisme, mais aussi celle du machinisme, de la domination technicienne du monde.
Si Descartes marque une étape essentielle dans l'histoire de la philosophie, c'est qu'il rompt de façon radicale et essentielle avec sacompréhension antérieure.
Dans le « Discours de la méthode », Descartes polémique avec la philosophie de son temps et des siècles passés : lascolastique, que l'on peut définir comme une réappropriation chrétienne de ladoctrine d' Aristote .
Plus précisément, il s'agit dans notre passage de substituer « à la philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles » une « philosophie pratique ».
La philosophie spéculative désigne la scolastique, qui fait prédominer la contemplation sur l'action, le voir sur l'agir.
Aristote et la tradition grecque faisaient de la science une activité libre et désintéressée,n'ayant d'autre but que de comprendre le monde, d'en admirer la beauté.
Lavie active est conçue comme coupée de la vie spéculative, seule digne nonseulement des hommes, mais des dieux.
Descartes subvertit la tradition.
D'une part, il cherche des « connaissances qui soient fort utiles à la vie », d'autre part la science cartésienne ne contemple plus les choses de la nature, mais construit des objets de connaissance.
Avec le cartésianisme, un idéal d'action, demaîtrise s'introduit au coeur même de l'activité de connaître.
La science antique & la philosophie chrétienne étaient désintéressées ; Descartes veut, lui, une « philosophie pratique ».
« Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices qui feraient qu'on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, maisprincipalement aussi pour la conservation de la santé [...] »
La nature ne se contemple plus, elle se domine.
Elle ne chante plus les louanges de Dieu, elle est offerte à l'homme pour qu'il l'exploite et s'en rende « comme maître & possesseur ».
Or, non seulement la compréhension de la science se voit transformée, mais dans un même mouvement, celle de la technique.
Si la science peut devenir pratique (et non plus seulement spéculative), c'est qu'elle peuts'appliquer dans une technique.
La technique n'est plus un art, un savoir-faire, une routine, elle devient une scienceappliquée.
D'une part, il s'agit de connaître les éléments « aussi distinctement que nous connaissons les métiers de nos artisans ».
Puis « de les employer de même façon à tous les usages auxquels ils sont propres ».
Il n'est pas indifférent que l'activité artisanale devienne le modèle de la connaissance.
On connaît comme on agit ou ontransforme, et dans un même but.
La nature désenchantée n'est plus qu'un matériau offert à l'action de l'homme,dans son propre intérêt.
Connaître et fabriquer vont de pair..
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