La biologie est-elle une science impossible ?
Publié le 11/02/2004
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[C.
La force formatrice]Réduire le vivant à un fonctionnement mécanique ne semble pas possible à Kant : il manque à une montre –considérée comme exemplaire de la machine – des qualités qui sont présentes dans le vivant : elle ne peut produireune autre montre (pas plus qu'un de ses rouages ne peut produire ou générer un autre rouage), elle est incapablede se réparer elle-même, ou d'améliorer son propre fonctionnement.
Ce qui oblige à distinguer la simple forcemotrice, bien présente dans la machine, de la force formatrice, qui est caractéristique des êtres organisés.La tentative cartésienne de connaître le vivant en l'intégrant dans le champ d'une discipline scientifique (lamécanique) est donc vaine : en fait, Descartes simplifie le vivant, le « dénature » en l'approchant à la façon d'unsimple objet.
Toute tentative pour connaître le vivant par une méthode scientifique se retrouve-t-elle dans la mêmesituation ?
[II - Conditions de la connaissance scientifique]
[A.
Les principes de l'expérimentation]En se précisant comme expérimentale, la science suppose que tout objet qu'elle entreprend de connaître estcompatible avec l'expérimentation.
Celle-ci exige que le phénomène à étudier soit clairement isolable, mais aussi qu'ilsoit artificiellement (en laboratoire) reconstituable, pour que l'on puisse comparer ce qu'il devient lorsqu'on intervientsur sa cause supposée et le phénomène naturel.
Cf les quatre moments de l'expérience tels que les résume ClaudeBernard (précisément un biologiste).
[B.
Les difficultés de l'expérimentation en biologie]Cf.
Canguilhem : elles viennent de la spécificité, qui désigne le fait que l'expérience faite sur une espèce n'est pasgénéralisable à une autre sans de grandes précautions ; de l'individualisation des phénomènes, qui, même lorsqu'onexpérimente sur des organismes animaux théoriquement semblables, risque d'aboutir à des artefacts ; de la totalitéqui caractérise l'organisme comme intégrant toutes ses fonctions : on n'est jamais sûr, en isolant un phénomène, dene pas modifier les autres ; de l'irréversibilité de la vie, qui fait que ce que l'on « découvre » peut ne concernerqu'un moment du développement de l'organisme (cf.
Claude Bernard : aucun animal n'est comparable à lui-mêmeselon les moments où on l'examine).
[C.
La réduction au physico-chimique]En étudiant le vivant d'un point de vue expérimental, on ne peut y rencontrer qu'un déterminisme physico-chimique :on n'agit en effet que sur la matière des corps.
En affirmant qu'un phénomène vital obéit, comme tout autrephénomène de la nature, à un déterminisme strict (affirmation qui conditionne le caractère scientifique de labiologie), on est obligé de concevoir ce déterminisme comme rigoureusement physico-chimique.Dès lors, on semble bien échouer à connaître le vivant en lui-même, dans ce qu'il a de particulier relativement àl'univers physico-chimique.
Par définition, ce qui caractérise le vivant, c'est qu'il manifeste la vie, mais l'origine decelle-ci demeure hors de portée de l'expérience.
Évoquer une « force vitale » renvoie, comme le soulignait ClaudeBernard, au « monde métaphysique » (de même que l'idée d'une force physique à l'oeuvre dans les phénomènesphysiques) : sans doute est-ce une « nécessité de l'esprit », mais elle demeure extérieure à l'attitude scientifique.
[III — Une connaissance non scientifique]
[A.
L'homme comme vivant d'exception]L'être humain est un vivant parmi d'autres, mais il n'est pas tout à fait comme les autres, ne serait-ce que dans lamesure où il est incontestablement le seul qui cherche précisément à connaître le vivant : c'est bien lui qui élaborela biologie jusque dans ses plus récents développements, et c'est encore lui qui peut constater que la biologiesemble proposer une interprétation un peu étroite ou « dénaturante » du vivant.Il en va ainsi notamment avec les avancées de la neurobiologie, qui étudie les relations existant entre l'organisationdes neurones et de leurs connexions et le comportement humain : quelle que puisse être la complexité des modèlesqu'elle élabore, le philosophe lui objecte qu'il demeure une différence essentielle entre la modélisation scientifiqued'un comportement et son « vécu » (c'est l'objection que fait Paul Ricoeur à Jean-Pierre Changeux).
[B.
Le recours au vécu]Le vivant humain se manifeste dans des expériences multiples et variées.
Sans doute certains de ses aspectsrelèvent-ils d'une approche scientifique — tout ce qui concerne les fonctions strictement biologiques : respiration,digestion, etc.
— mais on peut souligner que déjà ils peuvent s'accompagner de sentiments ou d'impressions quimettent en cause une subjectivité singulière.
Dès que l'on s'intéresse aux dimensions les plus riches de l'existence,la stricte connaissance, telle qu'elle est rendue possible par la science, se trouve en échec : ce vivant est enrelation avec d'autres, il est, comme le disait déjà Aristote, un « animal politique », ou il se préoccupe de valeurs (àétablir ou à défendre) qui ne paraissent guère analysables selon un déterminisme physico-chimique.Paul Claudel rappelait que toute connaissance est d'abord « co-naissance » : peut-on en déduire que c'est dansl'épaisseur même de son vécu que le vivant humain peut le mieux se connaître, que ce soit de manière intuitive oupar une approche plus philosophique ?
[C.
Une connaissance non généralisable]Que le vivant humain soit de la sorte nécessairement lié aux autres constitue son mode d'être spécifique.
Dès lors,la connaissance qu'il peut espérer prendre de lui-même ne peut guère être généralisée aux espèces animales.
Ainsion se heurte à une difficulté en quelque sorte symétrique de la première : de même que la réduction du vivant auseul physico-chimique parait peu acceptable, de même la connaissance que le vivant humain peut prendre de lui-.
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