Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 42 (commentaire)
Publié le 07/04/2012
Extrait du document
« Chercher un travail pour le gain est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays civilisés ; le travail leur est un moyen, il a cessé d'être un but en lui-même ; aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu'ils aient gros bénéfice. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu'un gain abondant ne satisfera pas s'ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. Les artistes et les contemplatifs de toute espèce font partie de cette rare catégorie humaine, mais aussi ces oisifs qui passent leur existence à chasser ou à voyager, à s'occuper de galants commerces ou à courir les aventures. Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir, et s'il le faut le plus dur travail, la pire peine. Mais, sortis de là, ils sont d'une paresse décidée, même si cette paresse doit entraîner pour eux la ruine, le déshonneur, les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent moins l'ennui qu'un travail sans plaisir : il faut même qu'ils s'ennuient beaucoup pour que leur travail réussisse. Pour le penseur et l'esprit inventif, l'ennui est ce « calme plat « qui précède la croisière heureuse, les vents joyeux ; il faut qu'il supporte ce calme, en attende l'effet à part lui. C'est là précisément ce que les moindres natures ne peuvent pas obtenir d'elles. Chasser l'ennui à tout prix est vulgaire, comme de travailler sans plaisir. «
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 42.
Nietzsche tente dans ce texte la définition d'une morale aristocratique du travail. Il entreprend d'arracher le travail à une conception vulgaire, roturière, pour en faire, paradoxalement, une valeur noble. Le texte est bâti sur l'opposition entre deux types d'hommes : a) ceux qu'il appelle : « presque tous «, « les peu difficiles «, « le vulgaire «, « les moindres natures « ; b) et ceux qu'il appelle « les rares «, « les natures plus rares «, « les difficiles « (c'est-à-dire ceux qui ne se contentent pas de peu, qui savent se montrer exigeants envers eux-mêmes).
Plan :
Introduction
I. L'attitude « vulgaire « face au travail
II. L'attitude aristocratique face au travail
III. Eloge paradoxal de la paresse et de l’ennui
Conclusion
«
L'attitude « vulgaire » face au travail
Tout d'abord, Nietzsche souligne à deux reprises dans ce texte que cette
attitude qu'il juge « vulgaire » est caractéristique de la modernité, elle s'est implantée
presque sans partage dans les « pays civilisés », au point qu'on a presque du mal à
comprendre, aujourd'hui, qu'une autre attitude face au travail soit possible, et ait été
possible par le passé.
« C'est maintenant un souci commun », « il a cessé d'être un but...
».
Cette conception vulgaire consiste à voir dans le travail un simple moyen ; ce qui est
recherché, c'est « le gros bénéfi ce » (qui est compris comme un dédommagement de la
peine que l'on se donne en travaillant).
Autrement dit, l'homme vulgaire travaillant à
contrecœur est peu regardant quant au choix de son travail lui -même (puisqu'il ne s'attend
nullement à ce que le trava il soit par lui -même une source de joie).
Mais l'homme vulgaire, qui ne voit dans le travail qu'un expédient pour gagner sa vie,
s'annexe de surcroît les valeurs du courage et du travail : le voilà transformé en apologiste
du travail, au point de se mettre à mépriser ou à critiquer l'inactif, l'oisif; l'aventurier, en qui
il voit un « paresseux », un « parasite social », un « fainéant ».
Autrement dit, ceux qui
subissent le travail comme une fatalité s'en font par ailleurs les défenseurs acharnés ; le
trava il devient un devoir, une vertu morale ou sociale.
Leur haine à l'égard des oisifs trahit
leur incapacité à aimer leur travail et leur envie secrète : se sentir libres à l'égard du fardeau
qui les accable.
La vie des « aventuriers », des « oisifs » constit ue une réfutation permanente
de leur style de vie à eux, eux qui disent qu'on travaille parce qu'il faut bien gagner sa vie.
A
leurs yeux le travail est à la fois une corvée et un devoir : travailler est donc un acte
méritoire, qui leur vaut une reconnaiss ance sociale d'autant plus grande que leur travail est
pénible.
L'attitude aristocratique face au travail
Les autres qui sont « plus rares » croiraient déroger en se soumettant à une activité
qui n'aurait pas, en elle -même, leur plein assentiment.
Ils ne travaillent qu'à la condition d'y
trouver une source de joie et d'accomplissement.
Or cette motivation, l'homme vulgaire ne
peut ni la soupçonner ni la comprendre, d'où le malentendu qui règne nécessairement entre
eux.
Aux yeux de l'homme vulgaire, l'homm e noble ne travaille pas parce que le travail lui
fait peur ; autrement dit, il projette sur l'homme noble sa propre haine à l'égard du travail : il
le méprise d'autant plus qu'il se rengorge de faire lui -même une activité qui lui pèse : c'est ce
qu'il app elle « être courageux, endurant » ; l’autre est donc un « lâche » et un « paresseux ».
Ce qui sépare, au fond, les deux types d'hommes, c'est l'exigence qu'ils manifestent à
l'égard du travail.
Seul l'homme noble s'en fait une haute idée, et donc n'est pas prêt à
rabaisser cette activité humaine.
Son attachement au travail n'est pas inconditionnel : il
veut pouvoir voir dans le travail « le gain des gains », le gain par excellence, et non pas une
peine pour laquelle il réclamerait une récompense.
Qui Nie tzsche vise -t-il à travers cette description ? Les « artistes et contemplatifs de
toute espèce », les penseurs, les inventeurs, les créateurs, ceux qu'on qualifie avec
condescendance d'« aventuriers », tous ceux qui adhèrent à des valeurs opposées à celles
qui régissent le « monde du travail » (et qui par conséquent sont en butte à
l'incompréhension de tous ceux qui représentent ce monde).
Ce qui est donc en jeu, à l'arrière -plan du texte, ce sont deux systèmes de valeurs qui
induisent deux types de conduites régies par des mobiles entièrement différents, et qui ne
peuvent que s'affronter et se méconnaître..
»
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