Friedrich Nietzsche, De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie
Publié le 24/03/2015
Extrait du document
« Il est impossible de vivre sans oublier. Ou plus simplement encore, il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu'il s'agisse d'un homme, d'une nation ou d'une civilisation.
Pour définir le degré et fixer la limite où il faut absolument oublier le passé, faute de quoi il deviendrait le fossoyeur du présent, il faudrait connaître la mesure exacte de la force plastique d'un homme, d'une nation, d'une civilisation, je veux dire la faculté de croître par soi-même, de transformer et d'assimiler le passé et l'hétérogène, de cicatriser ses plaies, de réparer ses pertes, de reconstruire les formes brisées [...]. Et si l'on voulait imaginer le tempérament le plus puissant et le plus prodigieux, on le reconnaîtrait à ce que serait abolie pour lui la limite à laquelle le sens historique pourrait devenir envahissant et nuisible. Tout le passé, le sien et celui d'autrui, il l'attirerait à soi, il l'absorberait et en ferait du sang. Ce qu'un tel tempérament n'arrive pas à assimiler, il saura l'oublier [...].
Que la vie ait besoin d'être servie par l'histoire, c'est un fait dont il faut prendre conscience, tout autant que du principe que nous aurons à défendre plus tard, à savoir qu'un excès d'histoire nuit au vivant. L'histoire appartient au vivant pour trois raisons : parce qu'il est actif et ambitieux — parce qu'il a le goût de conserver et de vénérer — parce qu'il souffre et a besoin de délivrance. A cette triple relation correspond la triple forme de l'histoire, dans la mesure où il est permis de les distinguer : histoire monumentale, histoire traditionaliste, histoire critique. «
Friedrich Nietzsche, De l'utilité et des inconvénients de l'histoire pour la vie, in : Considérations intempestives II, 1873, trad. G. Bianquis, Aubier-Montaigne, 1964, p. 207-209, 223.
«
Textes commentés
Le propre de Nietzsche est de reconduire l'activité théorique ou
scientifique, y compris donc la science historique, à ce qu'il appelle ici
la
« force plastique » de tout être vivant, « force » vitale qui vise à
s'accroître elle-même, à s'intensifier, et force « plastique » en tant
qu'elle cherche à se donner à elle-même une forme.
Or toute création
de quelque chose de nouveau implique la capacité de s'affranchir de la
prégnance de formes plus anciennes, c'est-à-dire la capacité d'oublier
ce qui du passé ne peut-être assimilé, incorporé, au processus d'auto
création propre à la vie.
Mais c'est précisément ce que méconnaissent le savoir et la culture
historiques tels qu'ils se sont développés au XIXe siècle,
et qui
obéissent à l'idéal d'objectivité ou de neutralité.
Et on comprend qu'une
telle considération soit donc intempestive.
Est-ce à dire que si la
question de l'utilité de l'histoire pour la vie prend le pas sur celle,
épistémologique, des critères de la vérité propre à l'historiographie, il
n'y
il pas d'autre vérité que vitale ? Et n'est-ce pas la justification par
avance de n'importe quelle réécriture de l'histoire au nom de son utilité
vitale pour un individu ou une nation
? Assurément pas si, comme le
pense Nietzsche, l'intensification de la vie, sa surabondance, implique
qu'elle se communique, c'est-à-dire la générosité.
Toutes les histoires
ne se valent donc pas, et
il suffit ici de se souvenir de la façon dont
Par-delà bien et mal (§251) dénoncera la «fièvre nationaliste» et
l'impuissance dont témoigne l'antisémitisme qui se répandent à cette
époque.
L'utilité de l'histoire pour la vie est fonction des besoins de celle-ci :
besoin de trouver des modèles dignes d'être imités, de préserver et de
vénérer une tradition dont on se sent l'héritier, de condamner ce qui du
passé mérite de périr.
Mais les trois types d'attitudes relatives au passé
qui en résultent ont ceci en commun qu'elles décident de ce qui est
digne d'être remémoré, qu'elles
jugent l'histoire -justice qui ne relève
en rien de
1'« impartialité» ou de l'« objectivité» scientifique (cf.
ici
tout le §6 de cette seconde
Considération).
39.
»
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