Faut-il tuer la liberté d'expression ?
Publié le 27/02/2008
Extrait du document
«
tout le droit au droit positif, en considérant qu'il n'existe aucun droit en dehors de ce droit, fondé sur le contrat social.
Certes, on parle parfois, comme nous l'avons fait plus haut à propos du droit de penser, d'un «droit naturel» ; mais
dans l'état de nature chaque individu a tous les droits, il peut faire tout ce qu'il veut, ce qui revient à dire qu'il n'en
a aucun, puisque nul n'est alors tenu de respe cter les droits d'autrui, et chacun vivant ainsi dans la crainte de l'autre
en un état de guerre de tous contre tous .
Dans l'état de nature, il n'y a donc pas véritablement de droit.
Celui -ci
apparaît avec le contrat social, par lequel les hommes, afin de vivre dans la sécurité, abandonnent leurs «droits
naturels» de faire tout ce qu'ils veulent pour se soumettre à une loi commune.
Alors cessent tous les prétendus
«droits naturels», à l'exception de ce que les individus eux -mêmes ne peuvent aliéner, ce qui est le cas de leur liberté
de penser et d'exercer leur raison, tandis que leur liberté de s'exprimer passe sous le pouvoir de la loi.
Ainsi, selon cette philosophie du droit, le droit d'aller contre le droit ne saurait être un droit.
Comme l'explique
Spin oza : « Tout citoyen est non point indépendant, mais soumis à la nation, dont il est obligé d'exécuter tous les
ordres.
Il n'a aucunement le droit de décider quelle action est équitable ou inique, d'inspiration excellente ou
détestable.
Tant s'en faut ! L' Etat est, en même temps qu'un corps, une personnalité spirituelle ; la volonté de la
nation devant passer, par suite, pour la volonté de tous, il faut admettre que les actes, déclarés justes et bons par
la nation, le sont aussi de ce fait par chacun des su jets.
Dans l'hypothèse même, où l'un de ces sujets estimerait les
décisions nationales parfaitement iniques, il n'en serait pas moins obligé d'y conformer sa conduite.
» (Traité
politique, III, § 5)
Cette obligation de se soumettre dans tous les cas aux lo is, n'entraîne cependant pas une obligation de reconnaître
en conscience le bien -fondé de la loi, puisque, nous l'avons vu, le droit de penser et d'exercer sa raison est un «droit
naturel» inaliénable.
La conscience humaine, c'est -à-dire le pouvoir d'exerc er sa raison, reste et ne peut que rester
libre : aucune loi ne saurait empêcher quiconque d'exercer sa raison.
La révolte de la raison contre ce qui est
déraisonnable n'est ainsi pas un droit, elle est un fait.
Mais si la révolte physique, violente, ne pe ut être un droit, elle est, elle aussi, comme nous le montre l'histoire, un
fait.
En conséquence, le droit doit éviter de commander aucun acte susceptible de susciter la révolte d'un grand
nombre de citoyens : le droit édicté par l'autorité souveraine doit être raisonnable pour éviter que cette autorité ne
soit renversée et la nation affaiblie ou détruite.
C'est la raison pour laquelle, nous dit Spinoza, il est bon que la loi
autorise la liberté de pensée et d'expression, afin que chaque citoyen, s'il estim e certaines lois injustes ou nuisibles,
ait le droit de le faire savoir, de justifier son opinion, et de tenter par les voies légales d'obtenir l'abrogation ou la
modification de ces lois, tout en restant tenu de leur obéir tant que cette abrogation ou mod ification n'ont pas eut
lieu.
Ainsi doit s'établir une sorte de dialectique entre la loi et la liberté d'expression : la loi est à la fois ce qui autorise
et ce qui limite la liberté d'expression, tandis que la liberté d'expression est ce qui doit permettr e de modifier la loi.
La liberté d'expression autorise une critique du droit, mais cette critique doit se faire dans le respect du droit : on
peut exprimer sa pensée et s'efforcer de convaincre ses concitoyens de la justesse de son opinion, mais il est
illégitime de vouloir l'imposer en sortant du cadre de la loi, de vouloir la faire triompher en utilisant les passions des
hommes et non leur raison.
«Admettons, suggère Spinoza, qu'un sujet ait montré en quoi une loi est déraisonnable
et qu'il souhaite la vo ir abroger.
S'il prend soin en même temps de soumettre son opinion au jugement de la
souveraine Puissance (car celle -ci est seule en position de faire et d'abroger les lois), s'il s'abstient entre -temps de
toute manifestation active d'opposition à la loi e n question, il est - au titre d'excellent citoyen - digne en tous points
de la reconnaissance de la communauté.
Au contraire, si son intervention ne vise qu'à accuser les pouvoirs publics
d'injustice étales désigner aux passions de la foule, puis s'il s'ef force de faire abroger la loi de toute manière, ce sujet
est indubitablement un perturbateur et un rebelle.» (Traité théologico -politique, XX)
En vertu du pacte social contracté par les individus, ce serait au reste agir contre la raison elle -même que de r efuser
de se conformer à la loi, fût -elle déraisonnable.
Socrate, condamné à mort, fera observer à Criton (cf.
Platon,
Cr/ton50 -51) venu lui proposer de s'évader que, à partir du moment où il s'est placé volontairement sous l'autorité
des lois de la cité, il ne lui appartient plus de juger de ces mêmes lois mais il doit, en tous points, leur obéir, même
si elles le condamnent injustement à mourir.
Refuser de se soumettre représenterait aux yeux de Socrate une
violation du droit ; une manière de combattre l' injustice par l'injustice, le mal par le mal ; sa conduite serait alors
totalement irrationnelle.
Autrement dit, le droit d'exprimer ce que l'on pense n'est véritablement un droit que lorsqu'il
va dans le sens de ce que prescrit la raison, et, selon Spinoz a, l'on ne saurait parfaire le droit en se rebellant contre
lui, c'est -à-dire, en dernière analyse, contre la raison..
»
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