Faut-il faire l'expérience de quelque chose pour le connaître ?
Publié le 23/03/2009
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Il peut sembler vain de demander à un enfant ce qu’est l’amour, à un adolescent ce qu’est le mariage, à un homme jeune ce qu’est la vieillesse : ils n’en savent rien, parce qu’ils n’en ont aucune expérience, c’est-à-dire n’en ont rien vécu. La cause semble donc entendue : pour connaître quelque chose, et pouvoir à bon droit en parler, il faut en avoir fait l’expérience, sous peine de faire montre de beaucoup de bêtise et de présomption. Seulement, de quel genre de connaissance s’agit-il ici ? Car s’il est certain que l’expérience joue un rôle dans la constitution d’un savoir-faire, qu’en est-il de sa fonction dans la connaissance en général ? Dire qu’il n’y a pas de connaissance sans expérience, c’est affirmer qu’il n’y a de savoir qu’empirique. Or cela ne va pas de soi, en sorte qu’effectivement la question se pose : faut-il faire l’expérience de quelque chose pour le connaître ? Sans doute faudra-t-il pour en décider commencer par élucider ce qu’apporte l’expérience à l’homme d’expérience, pour ensuite déterminer si ce rôle peut lui être attribué dans la connaissance en général.
I. L’expérience vécue
1. L’expérience, technique et métier
Selon Aristote, la maîtrise d’un art ou d’une technique requiert deux choses : l’expérience et une connaissance des règles. On ne devient pas forgeron simplement en lisant des traités de ferronnerie : un jour il faut s’y mettre, c’est-à-dire commencer à forger soi-même, et à forger mal. Si « c’est en forgeant qu’on devient forgeron «, comme le dit Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, cela signifie bien que l’expérience apporte quelque chose à l’artisan, que la règle seule ne lui apprend pas : un tour de main qui peu à peu s’acquiert, un savoir-faire irréductible au savoir théorique. En ce sens, maîtriser l’art de la forge, ce n’est pas seulement connaître ses règles, c’est aussi en avoir la pratique : l’apprentissage d’un métier requiert l’expérience, c’est-à-dire l’exercice assidu et répété. Songeons ici à la critique platonicienne de la sophistique : Platon rapporte que le sophiste Gorgias accompagnait parfois son frère médecin chez ses malades et arrivait, par la seule force de sa conviction, à leur faire avaler la potion amère qu’auparavant ils refusaient de boire. Les sophistes remplacent le savoir véritable par la persuasion, et parlent d’autant mieux de ce qu’ils ne connaissent pas que précisément, ils n’en ont aucune expérience. Mais ce n’est là qu’un jeu d’apparences, et leur « science « est à la vraie connaissance ce que le maquillage est à la médecine : le médecin redonne au malade la santé, le maquilleur lui donne l’apparence de la santé.
«
Songeons encore à Platon : dans le Lachès , un général athénien pourtant très courageux ne parvient pas à donner une définition cohérente du courage ; en d'autres termes, s'il ne suffit pas de savoir ce qu'est le courage.
II.
L'expérience sensible et la connaissance 1.
Toute connaissance nécessite une expérience sensible et un concept Faut-il alors maintenir, au point où nous sommes parvenus, la séparation de l'expérience et de la connaissance ? Effectivement, si l'expérience est ce qui ne se partage pas, et si la connaissance est ce qui peut setransmettre, alors le divorce semble consommé.
Mais nous n'avons pour l'instant donné qu'un sens restreint del'expérience.
Si ce terme reçoit son acception proprement philosophique, celle de perception ou expérience sensible,la question de son rapport à la connaissance en général se pose à nouveaux frais : toute connaissance provient-ellede l'expérience, autrement dit, toute connaissance est-elle empirique ? C'est ici qu'il faut être attentif à ce que ditKant : les idéalistes comme Descartes posaient que la perception sensible n'intervenait en rien dans la connaissance, laquelle se faisait par nos seules idées, qui ne doivent rien à la perception ; les empiristes commeHume affirmaient que nos idées provenaient elles-mêmes de nos expériences sensibles, et donc que toute connaissance provenait de l'expérience.
Or idéalistes et empiristes ont également tort : il faut pour touteconnaissance une intuition et un concept.
Le concept, parce qu'il est universel, ne saurait provenir d'expériencestoujours singulières ; mais le concept à soi seul n'est pas suffisant pour constituer la connaissance, parce que sacohérence interne n'indique absolument pas s'il est un concept réel, c'est-à-dire le concept d'un type réellementexistant d'objets.
2.
Le rôle de l'expérience sensible : elle donne un contenu au concept En effet, et pour reprendre un concept kantien, le concept d'un billet de banque dans ma poche est exactement le même, que le billet y soit ou pas : il ne suffit pas que j'aie un concept cohérent de quelque chosepour poser que cette chose existe.
Je peux fort bien avoir un concept cohérent de Dieu ; cela ne prouve en rien sonexistence.
Pour savoir qu'on objet correspond effectivement à mon concept, il n'y a qu'un seul moyen : l'intuitionsensible ou perception, qui vient « remplir » le concept en question.
Il faut alors poser que tout dans laconnaissance ne dérive pas de l'expérience (puisque le concept quant à lui n'en provient pas), mais que l'expérienceest pourtant un moment nécessaire de la connaissance : au-delà des limites de l'expérience possible, je peux certespenser, mais je ne peux plus connaître.
Conclusion Les limites de mon expérience, ce sont le temps et l'espace : tout ce que je perçois est situé à un point de l'espace et du temps.
Si maintenant nous prenons le concept de Dieu, nous voyons que par définition Dieu n'estd'aucun espace (il est ubiquitaire) et d'aucun temps (il est éternel) : je ne peux pas, par conséquent, avoir uneexpérience sensible de Dieu, car il y aurait là une contradiction dans les termes.
Rien, jamais, ne me prouvera doncqu'existe un être, Dieu, qui correspond au concept que j'en ai : là où nulle expérience sensible n'est plus possible,alors il n'y a plus de connaissance.
C'est aussi, en un sens, ce que nous pouvons affirmer de l'expérience prise ausens d'un apprentissage ou d'une expérience vécue : elle est à chaque fois un moment nécessaire de laconnaissance, mais elle ne saurait à elle seule la constituer..
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