Faut-il faire confiance au langage ?
Publié le 01/02/2004
Extrait du document
- a) Un constat : nous pensons avec des mots, et nos pensées (entendues comme les actes ou les produits de l'entendement ou de la raison) sont par là même, des discours.
- b) Or, on a pu dire que « l'erreur vient de la ressemblance, et la ressemblance du discours « (Aristote, Réfutations sophistiques, 169 b). Le langage serait une source d'erreur et de confusion pour la pensée parce qu'il serait en lui-même non rigoureux et ambigu.
- c) Dans ces conditions, on peut se demander si, pour accéder à la vérité, la pensée ne doit pas se méfier du langage. Elle le devra si le langage est effectivement ambigu — ce qu'il nous faut d'abord examiner. Et si cela est le cas, nous verrons ensuite comment elle peut pallier cette ambiguïté langagière.
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Bergson est un remarquable interprète de la thèse selon laquelle le langage fait obstacle à la pensée : sa conception des rapports entre la vie et la réalité fournit le sol propice à cette thèse ; ellesera en effet le socle de sa distinction entre langage et pensée.
La vie, au sens où l'entend Bergson , est action, et s'oppose à la réalité qu'elle nous empêche de voir.
Si vivre, c'est agir, c'est choisir : c'est doncsélectionner ce qui répond en besoin, et élaborer des choses une conception quidépend des besoins.
Dans l'action et pour remplir les besoins de la vie, nousconcevons les choses selon un temps spatialité alors que la réalité est puredurée.
Nous organisons la vie autour d'habitudes alors que la vraie vie estcréation continue d'imprévisible nouveauté.
Enfin nous la régissons à partird'idées générales abstraites alors que la durée, la vie ne peuvent être l'objet qued'une intuition.
Par conséquent, ce n'est pas seulement la vie qui nous masque la vraie réalité, c'est aussi le langage, puisque celui-ci est un des moyens par lesquelsnous manquons la réalité.
Donc le langage ne fait que renforcer quelque chosed'inscrit dans les besoins de la vie, et qui nous éloigne de la réalité.
Le langageest un instrument de l'intelligence, mais il trahit à la fois la réalité et la pensée.
On comprend mieux dans ces conditions que Bergson définisse le mot comme un « voile ».
Le mot jette sur la chose un obstacle qui ne la laisse qu'à demi visible.
On ne peut plus que deviner la chose à travers le mot : la métaphore du masquage ajoute ici l'idée d'une dissimulation volontaire.
Lelangage renforce donc bien le système d'habitude des besoins.
En quoi maintenant le mot obscurcit-il la chose ? Lelangage n'est capable de désigner que ce qui est utile à l'action, donc d'une chose il ne dit que des généralités : ilne renvoie qu'au genre de la chose.
Le mot oublie les différences, il ne permet que la fixation des généralités : c'estla raison pour laquelle Bergson défend la théorie du mot-étiquette.
Le mot renvoie à une classe d'objets, mais parmi cette classe, il manque la différence spécifique de tel objet de cette classe : le langage a donc tendance à égaliserles contours de toutes choses dans une même classe, manquant par là la mobilité qui est la marque de la vraieréalité, et qui plus est nous habituant à ne plus la penser.
En conséquence, la pensée et le langage deviennenthétérogènes et même ennemis : « la pensée demeure incommensurable avec le langage » : il n'y a plus entre eux de commune mesure.
Le mot a de ce fait trop souvent tendance à n'être que ce que Bergson appelle un « concept rigide », incapable de saisir la souplesse de la réalité.
Les pires théories du scientisme sont donc à mettre au débit dulangage, en tant que celui-ci se fait le véhicule des conceptions les plus figeantes : le temps homogène est unevéritable idole du langage.
Le scientisme peut être compris comme un verbalisme.
Le langage, donc n'est générateurque d'idées générales, dont il faut aussi peu attendre qu'il nous montre la vraie réalité qu'il ne faut attendre debillets de banque qu'ils renvoient à un objet stable et défini.
Le langage apparaît ici comme une convention aussiraide dans son essence qu'elle est fragile dans son existence.
Si toute connaissance commence par construire sesconcepts, il reste qu'à eux seuls ils ne suffisent pas, parce qu'ils ne fournissent pas à eux seuls le critère de lavérité.
Tout concept scientifique doit pouvoir être vérifié par l'expérience pour être considéré comme vrai.
Il resteque la physique moderne, par la complexité de ses objets, ne peut justement pas toujours vérifier ses concepts parla sensation : on ne peut pas voir directement les particules élémentaires.
Cependant, ce n'est pas seulement à partir du mot comme voile ou comme étiquette que Bergson rend compte des rapports du langage et de la pensée.
Le langage, dans le droit fil des définitions qui précèdent, paraîtn'être finalement plus qu'un « réflexe », et cependant il n'en a pas toujours été ainsi.
En effet, le langage dans son état originel était capable de renvoyer aux choses sans les voiler ou les étiqueter.
« Le langage même [...] est fait pour désigner des choses et rien que des choses : c'est seulement parce que le mot est mobile, parce qu'il chemined'une chose à une autre, que l'intelligence devait tôt ou tard le prendre en chemin ».
Le langage est à l'origine fait pour les choses, ce qui veut dire à la fois qu'à l'origine il ne saurait désigner des genres des genres ne s'adapteraitpas à des sentiments personnels, et que le langage n'a pas toujours été investi par l'intelligence pour être un moyenà sa discrétion : par conséquent, le langage a aussi su désigner les choses.
Mais l'intelligence a trouvé en lui un bonmoyen d'arriver à ses fins et se l'est approprié, étendant aux états de conscience ce qui ne pouvait valoir que pourles choses.
Néanmoins, le langage fait ici preuve d'autres virtualités : il est peut-être possible d'écarter le rôle del'intelligence pour redonner au langage une certaine positivité.
C'est ce que l'exemple de l ‘écrivain nous permet de penser.
En effet, Bergson définit (dans « Le Rire ») l'art comme « une vision plus directe de la réalité ».
Or, il y a bien des arts, littérature, poésie, qui emploient le langage : donc le langage peut lui aussi permettre de voir la réalité et donc de penser.
La question se présente là aussi enapparence sous forme de paradoxe : le rôle de l'écrivain consiste « à nous faire oublier qu'il emploie des mots ». Ecrirait-on malgré les mots ? C'est qu'il y a dans le mot quelque chose qui transcende virtuellement l'usage quenous en faisons habituellement : c'est ce que Bergson appelle sa mobilité, c'est-à-dire son adaptivité à la chose. On peut comprendre cela de deux manières :.
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