Faut-il attendre du progrès technique qu'il fasse notre bonheur ?
Publié le 27/02/2008
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Faut-il attendre du progrès technique qu'il fasse notre bonheur ?
Dans Les Choses, Georges Perec commence par décrire le contentement que procure la multiplication des objets domestiques : « Il leur semblerait parfois qu'une vie entière pourrait harmonieusement s'écouler entre ces murs couverts de livres, entre ces objets si parfaitement domestiqués qu'ils auraient fini par les croire de tout temps créés à leur unique usage, entre ces choses belles et simples, douces, lumineuses «. Les choses sont la matérialisation du confort ambiant, dans lequel tous les actes de la vie quotidienne, non seulement ne demandent plus aucun effort, mais procurent tous un maximum de plaisir. Avec ce confort matériel, le progrès technique pénètre tout notre quotidien, et tout se passe comme si ce progrès n'avait de raison d'être que dans la satisfaction d'un désir. À travers la description du confort domestique se manifeste l'idée que le progrès technique vient de lui-même combler une attente qui le précède, c'est en ce sens que l'on dit attendre du progrès technique qu'il fasse notre bonheur.
Interroger ce lien entre progrès technique et bonheur, c'est avant tout mettre en question l'idée même de progrès à travers l'une de ses trois composantes. En effet, le progrès implique, premièrement, la conception d'un processus orienté concernant une collectivité ou l'humanité en général, deuxièmement, la conception d'un processus unifié (on parle du progrès et pas seulement de faire des progrès, des progrès d'un individu dans un domaine précis, etc.). Mais l'attente d'un bonheur interroge une composante non moins fondamentale du progrès : l'orientation de ce processus vers un terme dont la valeur est supérieure à celle de l'état initial, ou du moins antérieur. Comme le bonheur joue ici le rôle d'un terme interrogeant cette troisième composante, on peut se contenter de le déterminer de manière formelle, comme ce à quoi aspire tout homme, sans rentrer d'emblée dans des déterminations matérielles (le bonheur réside-t-il dans le plaisir, les richesses, la sagesse, etc.).
De ce point de vue, le progrès technique ne doit pas tant nous apparaître comme une spécification, comme un progrès parmi d'autres, que comme paradigme et pôle d'unification de tous les phénomènes que l'on peut comprendre sous l'idée de progrès. En effet, le terme de technique renvoie à tout ensemble de procédés d'un art, d'une science ou d'un métier pour produire une œuvre ou obtenir un résultat déterminé. Qualifier le progrès comme technique suppose moins d'examiner un cas particulier de progrès, que le lien renforcé, par cette expression, entre progrès et bonheur. En effet, si l'on pose le bonheur comme caractère général et ultime des fins de toute action humaine, et la technique comme domaine des moyens non naturels que l'homme peut employer, alors le progrès technique apparaît comme augmentation de l'utilité obtenue par économie de moyens et maximum d'efficacité, et on voit mal comment on pourrait ne pas en attendre un plus grand bonheur. Mais le lien ne s'arrête pas là si l'on se rappelle les deux autres composantes (processus unifié et processus orienté). L'idée de progrès renferme non seulement un lien fort avec l'idée de bonheur (comme le montre, historiquement, le fait que ce sont deux idées des Lumières), mais aussi la nécessité même de ce lien. Ce n'est pas par hasard que le progrès technique apporte le bonheur, si ce dernier doit en être attendu, c'est parce que c'est le résultat d'une nécessité intrinsèque, nécessité qu'il convient d'interroger.
«
s'être ici complue à sa plus grande économie, et avoir mesuré sa dotation animale au plus court et au plus juste enfonction du besoin le plus pressant d'une existence à ses débuts, comme si elle voulait que l'homme, lorsqu'il seraitparvenu un jour à passer de l'état le plus brut à celui de la plus grande habileté, de la perfection intérieure du modede pensée et, par là (pour autant que cela est possible sur terre), jusqu'à bonheur, n'en doive attribuer le méritequ'à lui seul et n'en être redevable qu'à lui-même ; tout se passant comme si elle avait davantage visé son estime raisonnable de soi que son bien-être ».
Ce qui se joue ici c'est l'intervention de rapports sociaux dans le processus même de progrès techniques.
Si le rapport de soi à soi est modifié par la nécessité consciente de se rendre digne dubonheur, les rapports sociaux impliquent une concurrence entre les individus dont on peut soupçonner qu'ellecorresponde davantage à une compétition effrénée qu'à une simple émulation.
Transition : L'homme travaille pour le progrès technique et le progrès technique apporte le bonheur à l'homme.
Mais s'agit-il du même homme ? L'analyse kantienne nous donne l'idée d'une transformation de l'homme par lui-même enun sens positif, car garantie par le concept de finalité interne à la nature.
Mais cette garantie ne suffit pas à levertous les soupçons, car ce qu'elle découvre, c'est bien plutôt un potentiel inhérent au progrès technique lui-même.
Qui attend le bonheur du progrès technique ? II.
L'attente du bonheur est inséparable d'un travail, d'un effort : 1) En restant dans la perspective utilitariste, il faut au moins comparer l'effort nécessaire au progrès fourni par le travail socialement imposé à l'individu avec ce que l'individu en retire au niveau de ses conditionsd'existence.
Rousseau peut être mobilisé pour faire apparaître la dimension problématique de ce calculutilitariste, notamment quand il dépeint les résultats des touts premiers progrès techniques accomplis par leshommes : « outre qu'ils continuèrent ainsi à s'amollir le corps et l'esprit, ces commodités ayant par habitudeperdu presque tout leur agrément, et étant en même temps dégénérées en de vrais besoins, la privation endevint beaucoup plus cruelle que la possession n'en était douce, et l'on était malheureux de les perdre, sansêtre heureux de les posséder » (Seconde partie du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes ).
Ce que révèle Rousseau c'est l'impossibilité d'un calcul exact, par l'ignorance des conséquences, et par la dépréciation constante des avantages acquis par le progrès techniques. 2) En se demandant s'il s'agit du même homme le soupçon est double : 1.
Il porte sur le fait que les uns travaillent les autres transforment ce travail à leur avantage exclusif. 2.
Plus fondamentalement, l'individu concret travail, mais le bonheur que produit le progrès technique n'est pas un bonheur de l'individu, il se réfère à l'humanité, dont on peut mettre en question le caractèreabstrait. 3) Si on pousse le soupçon jusqu'à voir dans le progrès technique une forme d'aliénation, alors l'homme est lui-même transformé par le progrès technique, d'une manière telle que le bonheur attendu ne puisse jamais seconcrétiser parce que les techniques suivent un développement de plus en plus autonome, sur lequel lesindividus n'ont plus prise.
On peut faire porter le soupçon au cœur même de l'utilitarisme : la technique nedissocie-t-elle pas radicalement le bonheur de l'individu, qui n'a plus de rapport avec des choses, et lebonheur de la société, définie par des rapports entre des hommes désormais fixés par la production et ledéveloppement technique eux-mêmes ? Le cloisonnement des individus et la centralisation de la vie sociale,sous l'effet direct du progrès technique, empêche désormais de poser comme allant de soi la corrélationentre bonheur individuel et bonheur social, qui était pourtant au fondement même de la valorisationutilitariste du progrès technique. Transition : Le point de vue s'est renversé : le progrès technique nous donnait d'abord l'image d'un homme tout puissant agissant à travers lui sur la nature et sur lui-même, mais en examinant le mécanisme de cette action sursoi, l'homme paraît lui-même inclus dans ce processus sans possibilité de le ressaisir, comme si l'homme ne pouvait,précisément, n'être plus qu'en position d'attente.
Comme cette attente est en fait l'attitude de l'homme face à unealiénation qu'il ne maîtrise pas, il faut alors choisir entre cette attitude d'attente et l'espoir d'un bonheur issu duprogrès technique.
Que faire du progrès technique ? III.
Progrès et technique : une association historiquement déterminée, 1) par la révolution galiléenne quiassocie connaissance scientifique et technique d'une manière neuve au regard de leur dissociation dans l'Antiquité,2) par le positivisme du 19ème siècle qui renonce progressivement à l'idée d'un progrès moral au profit d'un progrèsd'ordre scientifique et matériel.
Possibilités des progrès autres que techniques.
Remise en cause de la nécessité de la manifestation duprogrès comme progrès technique : il y a d'autres progrès possibles, ainsi pour Levi-Strauss l'Occident a progressédans la maîtrise des machines, l'Orient a progressé dans la maîtrise de cette machine suprême qu'est le corps.
Onpeut se demander si la seconde n'est pas plus apte à produire le bonheur que la première, surtout avec lecaractère aliénant des machines.
La spécificité du progrès technique peut alors apparaître clairement : il n'a pas enlui-même sa propre mesure.
Parce que ses objectifs sont avant tout d'ordre quantitatif, on n'imagine pas uneplénitude technique, et en ce sens il y a peut-être incompatibilité entre le progrès technique indéfini l'idée d'unbonheur comme plénitude ou même état d'équilibre, fût-il matériel, voire quantifiable.
Progrès technique et démocratie : la condition pour que le progrès technique produise d'une manière oud'une autre le bonheur de l'individu c'est que la société ne soit pas en position d'attente.
Il ne suffit pas de fairedécroître la quantité d'efforts nécessaires pour continuer à faire progresser les techniques pour que le bonheurapparaisse, il faut un effort supplémentaire mais indispensable, celui d'une réappropriation constante de la.
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