Examiner cette pensée de Leibniz : « La justice n'est au fond que la charité reconnue par la sagesse ».
Publié le 03/03/2011
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I. — On a pu parfois se demander si l'homme a des devoirs envers lui-même ; au contraire l'existence de ses devoirs envers les autres n'a jamais été mise en question. C'est que, suivant le mot d'Aristote, il est un être essentiellement sociable ; toujours on le trouve faisant partie intégrante d'un groupe ; or de la vie collective elle-même résulte nécessairement tout un ensemble d'obligations qui règlent ses rapports avec ses semblables. On a l'habitude de diviser ces devoirs en deux grandes catégories, d'une part les devoirs de justice, d'autre part les devoirs de charité. Ce sont ceux que Kant exprimait dans sa maxime célèbre : « Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité dans les autres toujours comme une fin, jamais comme un moyen «. Traiter la personne des autres comme une fin, c'est là le principe de la charité ; ne pas la traiter comme un moyen, c'est tout le contenu de la justice.
«
rayonnement dans le plan de la sensibilité d'une exigence ou plutôt d'une intuition de la raison ? En rester au purpoint de vue de notre nature primitive, c'est, comme l'a vu Schopenhauer, demeurer esclave de notre égoïsme, dumême coup nous opposer aux autres, entrer en conflit avec eux, en faire pour nous de simples moyens, les mettretellement au-dessous de nous que nous arrivons à les traiter comme des choses.
Seule la raison exige l'unité,l'harmonie, la paix ; en elle « autrui et moi nous sommes identiques », les individus ne se distinguent plus les uns desautres.
C'est pourquoi seule la charité répond à la raison ; elle trouve dans cette dernière sa justification et sonincomparable valeur.
Aussi ne peut-elle pas comporter d'exceptions et ne connaît-elle pas de privilégiés.
Sans douteune disposition naturelle nous porte surtout à aimer ceux qui nous entourent, ceux avec lesquels nous sommes enperpétuel contact, ceux qui, comme nous, sont membres de ces sociétés « fermées » qui s'appellent la famille ou lanation ; mais la raison en dépasse les bornes toujours limitées et étroites ; elle élargit la « cité » au point de lui faireembrasser la grande société « ouverte » qui s'appelle l'humanité.
C'est pourquoi l'amour universel devient la justiceuniverselle.
Prétendra-t-on pourtant que la justice peut rester intégrale sans qu'en elle soit mêlée la moindre parcelle de charité? Je passe indifférent devant un malheureux qui souffre : je ne porte atteinte à aucun de ses droits ; je ne le lèseen aucune façon : ne resté-je pas juste tout en ne me montrant pas charitable ? Un travailleur se trouve dansl'incapacité de payer son loyer ; le propriétaire le fait saisir ou l'expulse.
Peut-on accuser ce dernier de violer lajustice alors que pourtant il témoigne du cœur le plus sec ? — Ces exemples ne sont pas décisifs.
Comment en effetqualifier une telle conduite ? Est-il possible d'y voir autre chose que la manifestation de l'égoïsme le plus inhumain ?Mais précisément la justice n'est-elle pas au fond de l'amour de l'humanité ? Convient-il dès lors de maintenir le beaunom de justice à une conduite que l'humanité désavoue ? Peut-on d'ailleurs nier que par mon indifférence j'ajouteune douleur à celle que le malheureux éprouve déjà, que par le traitement humiliant imposé au travailleur, on rendplus aiguë l'inégalité dont il souffre ? Mais la justice ne consiste-t-elle pas à éviter d'apporter la moindre blessure àune âme humaine et à se comporter à l'égard d autrui comme s'il était encore nous-mêmes ? Bref, une justice quin'est plus charité n'est plus de la justice.
Au surplus, l'histoire est là pour montrer que le rôle de la charité ne consiste qu'à déterminer progressivement ledomaine de la justice même.
En effet c'est aux consciences d'élite inspirées, soulevées par le sentiment de lafraternité universelle que l'humanité est redevable d'avoir reconnu, proclamé successivement les droits de lapersonne, protesté contre certaines institutions ou certaines pratiques qui, quoique considérées jusque-là commeintangibles, n'en constituaient pas moins de profondes iniquités.
Sans doute les intuitions venues de leur cœur n'ontpas toujours été comprises de ceux avec lesquels elles vivaient et elles ont valu à ceux qui en étaient ainsi capablesd'être taxés de criminels et d'être persécutés par la foule ; mais elles ont fini par illuminer le monde parce que laraison les a ratifiées, consacrées de sorte que la charité a fini par devenir de la justice.
Autrement dit ce qui jusqu'àun certain moment passait facilement pour une faveur, une complaisance, une sorte de grâce a été posé comme undroit.
Mais en se transformant ainsi en justice, la charité ne s'épuise pas ; son élan se continue ; elle se porte plusloin, plus haut ; son œuvre reste la même et il y a encore pour elle de beaux jours ; à elle de « dire » le droit, del'étendre, de déterminer d'une façon toujours plus complète les diverses formes du respect que doivent observer leshommes dans leurs relations réciproques.
V.
— Toutefois si « la justice n'est encore qu'au fond de la charité reconnue par la sagesse », à son tour la véritablecharité n'est-elle pas celle que la sagesse elle-même exige, c'est-à-dire celle qui est conforme aux impératifs de lajustice ? — Suivant certains philosophes, loin d'être distincte de la justice et de se surajouter à elle, ainsi qu'on leconçoit volontiers, la charité ne serait que la justice elle-même ou plutôt une forme de justice, celle que l'on appellela « justice réparatrice ».
C'est qu'avec la société actuelle l'on assiste à de nombreuses inégalités qui pèsent surcertains individus et dont la société elle-même doit assumer la responsabilité ; aussi quand ceux qui jouissent de lasituation privilégiée dont ils n'ont pas seuls le mérite consacrent une partie de leurs ressources à soulager ceux quisont moins favorisés et du concours desquels ils ont eu besoin, il ne faut plus parler d'amour, de don gratuit de soi-même, mais seulement de restitution dûe, de réparation strictement obligatoire.
— Cette conception n'est pasdécisive.
A supposer que les inégalités dont on parle soient toujours imputables à l'ordre social lui-même, convient-ilde réserver la charité à la seule classe des privilèges et de la bannir de celle des disgraciés et des humbles ? Est-ildonc impossible à ceux-ci de s'en inspirer et quand ils cèdent à l'élan généreux de leur cœur n'y a-t-il là qu'uneexigence de la justice réparatrice ? La charité n'est pas telle que souvent on se la représente ; ainsi que l'a vuadmirablement Saint Paul, elle ne consiste pas seulement dans les œuvres, dans un secours matériel, encore qu'ilsoit intelligemment fait ; elle réside avant tout dans le cœur, dans les dispositions intérieures de l'âme, bref dansl'amour des autres ; comme telle, elle est à la portée de ceux-là mêmes qui ne possèdent rien et elle n'a pas lecaractère d'une restitution.
— Certes on a raison de l'affirmer : au fond la vraie charité c'est encore de la justice ;seulement il convient de comprendre dans quel sens et dans quelle mesure il en est ainsi.
Sans doute, ainsi que ledit Guyau, la charité ne mesure point, elle ne compte point, elle n'hésite point ; c'est un élan qui emporte l'individucomme hors de lui-même, fait qu'il s'oublie, sort de la coque étroite de sa mesquine individualité.
Mais précisémentc'est sa spontanéité, son espèce de fougue et d'irrésistibilité qui en constitue le danger.
C'est un sentiment, maiscomme tout sentiment, si louable qu'il soit en lui-même, si elle est laissée à elle seule, si elle ne connaît aucunediscipline, elle risque de s'égarer et de se tromper- Non seulement elle peut s'attacher arbitrairement aux uns,délaisser les autres, s'en écarter capricieusement, oubliant que fondée sur la raison universelle elle trahit sa natureen se faisant ainsi exclusive, en construisant des inégalités contre lesquelles il est justement de son essence delibérer le monde, mais encore elle s'expose — même en croyant de bonne foi faire le bien — à commettre le mal, àmépriser ou à violer les droits de ceux sur lesquels elle se penche : l'histoire est là pour attester les humiliations, lessouffrances et parfois les crimes dont on s'est rendu coupable en son nom.
Tout ceci revient à dire que la chariténe reste vraiment ce qu'elle doit être que si elle coïncide avec la justice même.
C'est à elle qu'il appartient de créer.
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