ARISTOTE L'ÉTHIQUE À NICOMAQUE (Traduction J. Tricot) Table des matières LIVRE I : BONHEUR. LIVRE II : LA VERTU. LIVRE III : L'ACTIVITÉ VOLONTAIRE. LIVRE IV : LES VERTUS DANS LE DOMAINE DE L'ARGENT. LIVRE V : LA VERTU DE JUSTICE. LIVRE VI : LES VERTUS INTELLECTUELLES. LIVRE VII : LA TEMPÉRANCE. LIVRE VIII : L'AMITIÉ. LIVRE IX : L'AMITIÉ (suite) LIVRE X : PLAISIR, VIE CONTEMPLATIVE. LIVRE I : BONHEUR CHAPITRE 1 : Le bien et l'activité humaine La hiérarchie des biens Tout art et toute investigation et pareillement a toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu'il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent. Mais on observe, en fait, une certaine différence entre les fins : les unes consistent dans des activités, et les autres dans certaines oeuvres, distinctes des activités elles-mêmes. Et là où existent certaines fins distinctes des actions, dans ces cas-là les oeuvres sont par nature supérieures aux activités qui les produisent. Or, comme il y a multiplicité d'actions, d'arts et de sciences, leurs fins aussi sont multiples : ainsi l'art médical a pour fin la santé, l'art de construire des vaisseaux le navire, l'art stratégique la victoire, et l'art économique la richesse. Mais dans tous les arts de ce genre qui relèvent d'une unique potentialité (de même, en effet, que sous l'art hippique tombent l'art de fabriquer des freins et tous les autres métiers concernant le harnachement des chevaux, et que l'art hippique lui-même et toute action se rapportant à la guerre tombent à leur tour sous l'art stratégique, c'est de la même façon que d'autres arts sont subordonnés à d'autres), dans tous ces cas, disons-nous, les fins des arts architectoniques doivent être préférées à toutes celles des arts subordonnés, puisque c'est en vue des premières fins qu'on pour- suit les autres. Peu importe, au surplus que les activités elles-mêmes soient les fins des actions, ou que, à part de ces activités, il y ait quelque autre chose, comme dans le cas des sciences dont nous avons parlé. Si donc il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle- même, et les autres seulement à cause d'elle, et si nous ne choisissons pas w indéfiniment une chose en vue d'une autre (car on procéderait ainsi à l'infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que le bien, le Souverain Bien. N'est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie, la connaissance de ce bien est d'un grand poids et que, semblables à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient ? S'il en est ainsi, nous devons essayer d'embrasser, tout au moins dans ses grandes lignes, la nature du Souverain Bien, et de dire de quelle science particulière ou de quelle potentialité il relève. On sera d'avis qu'il dépend de la science suprême et architectonique par excellence. Or une telle science est manifestement la Politique car c'est elle qui dispose quelles sont parmi les sciences celles qui sont nécessaires dans les cités, et quelles sortes de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre, et jusqu'à quel point l'étude en sera poussée ; et nous voyons encore que même les potentialités les plus appréciées sont subordonnées à la Politique par exemple la stratégie, l'économique, la rhétorique. Et puisque la Politique se sert des autres sciences pratiques et qu'en outre elle légifère sur ce qu'il faut faire et sur ce dont il faut s'abstenir, la fin de cette science englobera les fins des autres sciences ; d'où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain Même si, en effet, il y a identité entre le bien de l'individu et celui de la cité, de toute façon c'est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite d'appréhender et de sauvegarder le bien de la cité : carie bien est assurément aimable même pour un individu isolé, mais il est plus beau et plus divin appliqué à une nation ou à des cités. Voilà donc les buts de notre enquête, qui constitue une forme de politique. Nous aurons suffisamment rempli notre tâche si nous donnons les éclaircissements que comporte la nature du sujet que nous traitons C'est qu'en effet on ne doit pas chercher la même rigueur dans toutes les discussions indifféremment, pas plus qu'on ne l'exige dans les productions de l'art Les choses belles et les choses justes qui sont l'objet de la Poli tique, donnent lieu à de telles divergences et à de telles incertitudes qu'on a pu croire qu'elles existaient seulement par convention et non par nature. Une pareille incertitude se présente aussi dans le cas des biens de la vie, en raison des dommages qui en découlent souvent : on a vu, en effet, des gens périr par leur richesse, et d'autres périr par leur courage. On doit donc se contenter, en traitant de pareils sujets et partant de pareils principes, de montrer la vérité d'une façon grossière et approchée et quand on parle de choses simplement constantes et qu'on part de principes également constants, on ne peut aboutir qu'à des conclusions de même caractère. C'est dans le même esprit, dès lors, que devront être accueillies les diverses vues que nous émettons car il est d'un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l'admet : il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d'accepter d'un mathématicien des raisonnements probables que d'exiger d'un rhéteur des démonstrations propre ment dites. D'autre part, chacun juge correctement de ce qu'il connaît, et en ce domaine il est bon juge. Ainsi donc, dans un domaine déterminé, juge bien celui qui a reçu une éducation appropriée, tandis que, dans une matière excluant toute spécialisation, le bon juge est celui qui a reçu une culture générale Aussi le jeune homme n'est-il pas un auditeur bien propre à des leçons de Politique, car il n'a aucune expérience des choses de la vie, qui sont pourtant le point de départ et l'objet des raisonnements de cette science. De plus, étant enclin à suivre ses passions, il ne retirera de cette étude rien d'utile ni de profitable, puisque la Politique a pour fin, non pas la connaissance, mais l'action. Peu importe, du reste, qu'on soit jeune par l'âge ou jeune par le caractère : l'insuffisance à cet égard n'est pas une question de temps, mais elle est due au fait qu'on vit au gré de ses passions et qu'on s'élance à la poursuite de tout ce qu'on voit. Pour des étourdis de cette sorte, la connaissance ne sert à rien, pas plus que pour les intempérants ; pour ceux, au contraire, dont les désirs et les actes sont conformes à la raison le savoir en ces matières sera pour eux d'un grand profit. CHAPITRE 2 : Le bonheur ; diverses opinions sur sa nature - Méthode à employer En ce qui regarde l'auditeur ainsi que la manière dont notre enseignement doit être reçu et l'objet que nous nous proposons de traiter, toutes ces choses-là doivent constituer une introduction suffisante. Revenons maintenant en arrière. Puisque toute connaissance, tout choix délibéré aspire à quelque bien, voyons quel est selon nous le bien où tend la Politique, autrement dit quel est de tous les biens réalisables celui qui est le Bien suprême. Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d'accord : c'est le bonheur au dire de la foule aussi bien que des gens cultivés ; tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d'être heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s'entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages. Les uns, en effet, identifient le bonheur à quelque chose d'apparent et de visible, comme le plaisir, la richesse ou l'honneur ; pour les uns c'est une chose et pour les autres une autre chose ; souvent le même homme change d'avis à son sujet malade, il place le bonheur dans la santé, et pauvre, dans la richesse ; à d'autres moments, quand on a conscience de sa propre ignorance, on admire ceux qui tiennent des discours élevés et. dépassant notre portée. Certains, enfin, pensent qu'en dehors de tous ces biens multiples il y a un autre bien qui existe par soi et qui est pour tous ces biens-là cause de leur bonté. Passer en revue la totalité de ces opinions est sans doute assez vain ; il suffit de s'arrêter à celles qui sont le plus répandues ou qui paraissent avoir quelque fondement rationnel. N'oublions pas la différence qui existe entre les raisonnements qui partent des principes et ceux qui remontent aux principes. C'est en effet à juste titre que PLATON se posait la question, et qu'il recherchait si a marche à suivre est de partir des principes ou de remonter aux principes, tout comme dans le stade les coureurs vont des athlothètes à la borne, ou inversement. Il faut, en effet, partir des choses connues, et une chose est dite connue en deux sens, soit pour nous, soit d'une manière absolue. Sans doute devons- nous partir des choses qui sont connues pour nous. C'est la raison pour laquelle il faut avoir été élevé dans des moeurs honnêtes, quand on se dispose à écouter avec profit un enseignement portant sur l'honnête, le juste, et d'une façon générale sur tout ce qui a trait à la Politique (car ici le point de départ est le fait, et si le fait était suffisamment clair, nous serions dispensés de connaître en sus le pourquoi) Or l'auditeur tel que nous le caractérisons, ou bien est déjà en possession des principes, ou bien est capable de les recevoir facilement. Quant à celui qui ne les possède d'aucune de ces deux façons qu'on le renvoie aux paroles d'HÉSIODE Celui-là est absolument parfait qui de lui-même réfléchit sur toutes choses. Est sensé encore celui qui se rend aux bons conseils qu'on lui donne. Quant à celui qui ne sait ni réfléchir par lui-même, ni, en écoulant les leçons d'autrui, Les accueillir dans son coeur, celui-là en revanche est un homme bon à tien. CHAPITRE 3 : Les théories courantes sur la nature du bonheur : le plaisir, l'honneur, la richesse Nous revenons au point d'où nous nous sommes écartés. Les hommes, et il ne faut pas s'en étonner paraissent concevoir le bien et le bonheur d'après la vie qu'ils mènent. La foule et les gens les plus grossiers disent que c'est le plaisir : c'est la raison pour laquelle ils ont une préférence pour la vie de jouissance. C'est qu'en effet les principaux types de vie sont au nombre de trois : celle dont nous venons de parler, la vie politique, et en troisième lieu la vie contemplative. - La foule se montre véritablement d'une bassesse d'esclave en optant pour une vie bestiale, mais elle trouve son excuse dans le fait que beaucoup de ceux qui appartiennent à la classe dirigeante ont les mêmes goûts qu'un Sardanapale - Les gens cultivés, et qui aiment la vie active, préfèrent l'honneur, car c'est là, à tout prendre la fin de la vie politique. Mais l'honneur apparaît comme une chose trop superficielle pour être l'objet cherché, car, de l'avis général, il dépend plutôt de ceux qui honorent que de celui qui est honoré ; or nous savons d'instinct que le bien est quelque chose de personnel à chacun et qu'on peut difficilement nous ravir. En outre, il semble bien que l'on poursuit l'honneur en vue seule ment de se persuader de son propre mérite ; en tout cas, on cherche à être honoré par les hommes sensés et auprès de ceux dont on est connu, et on veut l'être pour son excellence. Il est clair, dans ces conditions, que, tout au moins aux yeux de ceux qui agissent ainsi, la vertu l'emporte sur l'honneur. Peut-être pourrait-on aussi supposer que c'est la vertu plutôt que l'honneur qui est la fin de la vie politique. Mais la vertu apparaît bien, elle aussi, insuffisante, car il peut se faire, semble-t-il, que, possédant la vertu, on passe sa vie entière à dormir ou à ne rien faire, ou même, bien plus, à supporter les plus grands maux et les pires infortunes. Or nul ne saurait déclarer heureux l'homme vivant ainsi, à moins de vouloir maintenir à tout prix une thèse Mais sur ce sujet en voilà assez (il a été suffisamment traité, même dans les discussions courantes) Le troisième genre de vie, c'est la vie contemplative, dont nous entreprendrons l'examen par la suite. Quant à la vie de l'homme d'affaires c'est une vie de contrainte, et la richesse n'est évidemment pas le bien que nous cherchons : c'est seulement une chose utile, un moyen en vue d'une autre chose. Aussi vaudrait-il encore mieux prendre pour fins celles dont nous avons parlé précédemment, puisqu'elles sont aimées pour elles-mêmes. Mais il est manifeste que ce ne sont pas non plus ces fins-là, en dépit de nombreux arguments qu'on a répandus en leur faveur. CHAPITRE 4 : Critique de la théorie platonicienne de l'Idée du Bien Laissons tout cela. Il vaut mieux sans doute faire porter notre examen sur le Bien pris en général et. instituer une discussion sur ce qu'on entend par là, bien qu'une recherche de ce genre soit rendue difficile du fait que ce sont des amis qui ont introduit la doctrine des Idées. Mais on admettra peut-être qu'il est préférable, et c'est aussi pour nous une obligation, si nous voulons du moins sauvegarder la vérité, de sacrifier même nos sentiments personnels, surtout quand on est philosophe : vérité et amitié nous sont chères l'une et l'autre, mais c'est pour nous un devoir sacré d'accorder la préférence à la vérité. Ceux qui ont apporté l'opinion dont nous parlons ne constituaient pas d'Idées des choses dans lesquelles ils admettaient de l'antérieur et du postérieur (et c'est la raison pour laquelle ils n'établissaient pas non plus d'Idée des nombres) Or le Bien s'affirme et dans l'essence et dans la qualité et dans la relation mais ce qui est en soi, la substance, possède une antériorité naturelle à la relation (laquelle est semblable à un rejeton et à un accident de l'Être). Il en résulte qu'il ne saurait y avoir quelque Idée commune pour ces choses-là. En outre puisque le Bien s'affirme d'autant de façons que l'Être (car il se dit dans la substance, par exemple DIEU et l'intellect, dans la qualité, comme les vertus, dans la quantité, comme la juste mesure, dans la relation, comme l'utile, dans le temps, comme l'occasion, dans le lieu, comme l'habitat, et ainsi de suite) il est clair qu'il ne saurait être quelque chose de commun, de général et d'un : car s'il l'était, il ne s'affirmerait pas de toutes les catégories, mais d'une seule. De plus, puisque des choses tombant sous une o seule Idée il n'y a aussi qu'une seule science, de tous les biens sans exception il ne devrait y avoir également qu'une science unique : or, en fait, les biens sont l'objet d'une multiplicité de sciences, même ceux qui tombent sous une seule catégorie : ainsi pour l'occasion, dans la guerre il y a la stratégie, et dans la maladie, la médecine ; pour la juste mesure, dans l'alimentation c'est la médecine, et dans les exercices fatigants c'est la gymnastique. On pourrait se demander encore ce qu'en fin de compte les PLATONICIENS veulent dire par la Chose en soi, s'il est vrai que l'Homme en soi et l'homme répondent à une seule et même définition, à savoir celle de l'homme, car en tant qu'il s'agit de la notion d'homme il n'y aura aucune différence entre les deux cas. Mais s'il en est ainsi, il faudra en dire autant du Bien Et ce n'est pas non plus parce qu'on l'aura rendu éternel que le Bien en soi sera davantage un bien, puisque une blancheur de longue durée n'est pas plus blanche qu'une blancheur éphémère A cet égard les PYTHAGORICIENS donnent l'impression de parler du Bien d'une façon plus plausible en posant l'Un dans la colonne des biens et c'est d'ailleurs eux que SPEUSIPPE semble avoir suivis. Mais tous ces points doivent faire l'objet d'une autre discussion. Quant à ce que nous avons dit ci-dessus une incertitude se laisse entrevoir, du fait que les PLATONICIENS n'ont pas visé dans leurs paroles tous les biens, mais que seuls dépendent d'une Idée unique les biens qui sont poursuivis et aimés pour eux-mêmes, tandis que les biens qui assurent la production des premiers, ou leur conservation d'une façon ou d'une autre, ou encore qui empêchent l'action de leurs contraires, ne sont appelés des biens qu'à cause des premiers, et dans un sens secondaire. Évidemment alors, les biens seraient entendus en un double sens d'une part, les choses qui sont des biens par elles- mêmes, et, d'autre part, celles qui ne sont des biens qu'en raison des précédentes. Ayant donc séparé les biens par eux-mêmes des biens simplement utiles examinons si ces biens par soi sont appelés biens par référence à une Idée unique. Quelles sont les sortes de choses que nous devrons poser comme des biens en soi ? Est-ce celles qu'on poursuit même isolées de tout le reste comme la prudence, la vision, certains plaisirs et certains honneurs ? Ces biens-là, en effet, même si nous les poursuivons en vue de quelque autre chose, on n'en doit pas moins les poser dans la classe des biens en soi. Ou bien est-ce qu'il n'y a aucun autre bien en soi que l'Idée du Bien ? Il en résultera dans ce cas que la forme du Bien sera quelque chose de vide Si on veut, au contraire que les choses désignées plus haut fassent aussi partie des biens en soi, il faudra que la notion du Bien en soi se montre comme quelque chose d'identique en elles toutes, comme dans la neige et la céruse se retrouve la notion de la blancheur Mais l'honneur, la prudence et le plaisir ont des définitions distinctes, et qui diffèrent précisément sous le rapport de la bonté elle-même Le bien n'est donc pas quelque élément commun dépendant d'une Idée unique. Mais alors en quel sens les biens sont-ils appelés du nom de bien Il ne semble pas, en tout cas, qu'on ait affaire à des homonymes accidentels L'homonymie provient-elle alors de ce que tous les biens dérivent d'un seul bien ou de ce qu'ils concourent tous à un seul bien ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'une unité d'analogie : ainsi, ce que la vue est au corps, l'intellect l'est à l'âme, et de même pour d'autres analogies ? Mais sans doute sont-ce là des questions à laisser de côté pour le moment, car leur examen détaillé serait plus approprié à une autre branche de la philosophie. Même raison d'écarter ce qui a rapport à l'Idée. En admettant même, en effet, qu'il y ait un seul Bien comme prédicat commun à tous les biens, ou possédant l'existence séparée et par soi, il est évident qu'il ne serait ni praticable, ni accessible à l'homme, alors que le bien que nous cherchons présentement c'est quelque chose qui soit à notre portée Peut- être pourrait-on croire qu'il est tout de même préférable de connaître le Bien en soi, en vue de ces biens qui sont pour nous accessibles et réalisables : ayant ainsi comme un modèle sous les yeux, nous connaîtrons plus aisément, dira-t-on, les biens qui sont à notre portée, et si nous les connaissons, nous les atteindrons. Cet argument n'est pas sans quelque apparence de raison, mais il semble en désaccord avec la façon dont procèdent les sciences : si toutes les sciences en effet, tendent à quelque bien et cherchent à combler ce qui les en sépare encore elles laissent de côté la connaissance du Bien en soi. Et pourtant ! Que tous les gens de métier ignorent un secours d'une telle importance et ne cherchent même pas à l'acquérir, voilà qui n'est guère vraisemblable ! On se demande aussi quel avantage un tisserand ou un charpentier retirera pour son art de la connaissance de ce Bien en soi, ou comment sera meilleur médecin ou meilleur général celui qui aura contemplé l'idée en elle-même il est manifeste que ce n'est pas de cette façon-là que le médecin observe la santé, mais c'est la santé de l'être humain qu'il observe, ou même plutôt sans doute la santé de tel homme déterminé, car c'est l'individu qui fait l'objet de ses soins. CHAPITRE 5 : Nature du bien : fin parfaite, qui se suffit à elle-même Tous ces points ont été suffisamment traités. - Revenons encore une fois sur le bien qui fait l'objet de nos recherches, et demandons-nous ce qu'enfin il peut être Le bien, en effet, nous apparaît comme une chose dans telle action ou tel art, et comme une autre chose dans telle autre action ou tel autre art il est autre en médecine qu'il n'est en stratégie, et ainsi de suite pour le reste des arts. Quel est donc le bien dans chacun de ces cas ? N'est-ce pas la fin en vue de quoi tout le reste est effectué ? C'est en médecine la santé, en stratégie la victoire, dans l'art de bâtir, une maison, dans un autre art c'est une autre chose, mais dans toute action, dans tout choix, le bien c'est la fin, car c'est en vue de cette fin qu'on accomplit toujours le reste. Par conséquent, s'il y a quelque chose qui soit fin de tous nos actes, c'est cette chose-là qui sera le bien réalisable, et s'il y a plusieurs choses, ce seront ces choses-là. Voilà donc que par un cours différent, l'argument aboutit au même résultat qu'auparavant. - Mais ce que nous disons là, nous devons tenter de le rendre encore plus clair. Puisque les fins sont manifestement multiples, et nous choisissons certaines d'entre elles (par exemple la richesse, les flûtes et en général les instruments) en vue d'autres choses, il est clair que ce ne sont pas là des fins parfaites, alors que le Souverain Bien est, de toute évidence, quelque chose de parfait. Il en résulte que s'il y a une seule chose qui soit une fin parfaite, elle sera le bien que nous cherchons, et s'il y en a plusieurs, ce sera la plus parfaite d'entre elles. Or, ce qui est digne d'être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n'est jamais désirable en vue d'une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles- mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose. Or le bonheurs semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose au contraire, l'honneur, le plaisir, l'intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage n'en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c'est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre, le bonheur n'est jamais choisi en vue de ces biens, ni d'une manière générale en vue d'autre chose que lui- même. On peut se rendre compte encore qu'en partant de la notion de suffisance on arrive à la même conclu sion. Le bien parfait semble en effet se suffire à lui- même. Et par ce qui se suffit à soi-même, nous entendons non pas ce qui suffit à un seul homme menant une vie solitaire, mais aussi à ses parents, ses enfants, sa femme, ses amis et ses concitoyens en général, puisque l'homme est par nature un être politique Mais à cette énumération il faut apporter quelque limite, car si on l'étend aux grands-parents, aux descendants et aux amis de nos amis, on ira à l'infini. Mais nous devons réserver cet examen pour une autre occasion En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même, voici quelle est notre position : c'est ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n'ayant besoin de rien d'autre. Or tel est, à notre sentiment, le caractère du bonheur. Nous ajouterons que le bonheur est aussi la chose la plus désirable de toutes, tout en ne figurant pas cependant au nombre des biens, puisque s'il en faisait partie il est clair qu'il serait encore plus désirable par l'addition fût-ce du plus infime des biens : en effet, cette addition produit une somme de biens plus élevée, et de deux biens le plus grand est toujours le plus désirable On voit donc que le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même, et il est la fin de nos actions. CHAPITRE 6 : Le bonheur défini par la fonction propre de l'homme Mais sans doute l'identification du bonheur et du Souverain Bien apparaît- elle comme une chose sur laquelle tout le monde est d'accord' ; ce qu'on désire encore, c'est que nous disions plus clairement quelle est la nature du bonheur. Peut-être pourrait-on y arriver si on déterminait la fonction de l'homme. De même, en effet, que dans le cas d'un joueur de flûte, d'un statuaire, ou d'un artiste quelconque, et en général pour tous ceux qui ont une fonction ou une activité déterminée, c'est dans la fonction que réside, selon l'opinion courante, le bien, le " réussi ", on peut penser qu'il en est ainsi pour l'homme s'il est vrai qu'il y ait une certaine fonction spéciale à l'homme. Serait-il possible qu'un charpentier ou un cordonnier aient une fonction et une activité à exercer, mais que l'homme n'en ait aucune et que la nature l'ait dispensé de toute oeuvre à accomplir ? Ou bien encore de même qu'un oeil, une main, un pied et, d'une manière générale, chaque partie d'un corps, a manifestement une certaine fonction à remplir, ne doit- on pas admettre que l'homme a, lui aussi, en dehors de toutes ces activités particulières, une fonction déterminée ? Mais alors en quoi peut-elle consister ? Le simple fait de vivre est, de toute évidence, une chose que l'homme partage en commun même avec les végétaux ; or ce que nous recherchons, c'est ce qui est propre à l'homme. Nous devons donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance. Viendrait ensuite la vie sensitive mais celle- là encore apparaît commune avec le cheval, le boeuf et tous les animaux. Reste donc une certaine vie pratique de la partie rationnelle de l'âme, partie qui peut être envisagée, d'une part, au sens où elle est soumise à la raison, et, d'autre part, au sens où elle possède la raison et l'exercice de la pensée L'expression : vie rationnelle étant ainsi prise en un double sens, nous devons établir qu'il s'agit ici de la vie selon le point de vue de l'exercice, car c'est cette vie-là qui parait bien donner au terme son sens le plus plein. Or s'il y a une fonction de l'homme consistant dans une activité de l'âme conforme à la raison, ou qui n'existe pas sans la raison, et si nous disons que cette fonction est génériquement la même dans un individu quelconque et dans un individu de mérite (ainsi, dans un cithariste et dans un bon cithariste, et ceci est vrai, d'une manière absolue, dans tous les cas), l'excellence due au mérite s'ajoutant à la fonction (car la fonction du cithariste est de jouer de la cithare, et celle du bon cithariste d'en bien jouer) s'il en est ainsi ; si nous posons que la fonction de l'homme consiste dans un certain genre de vie, c'est-à- dire dans une activité de l'âme et dans des actions accompagnées de raison ; si la fonction d'un homme vertueux est d'accomplir cette tâche, et de l'accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplus étant bien accomplie quand elle l'est selon l'excellence qui lui est propre : - dans ces conditions, c'est donc que le bien pour l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu et, au cas de pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles Mais il faut ajouter "et cela dans une vie accomplie jusqu'à son terme", car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l'oeuvre d'une seule journée, ni d'un bref espace de temps CHAPITRE 7 : Questions de méthode - La connaissance des principes Voilà donc le bien décrit dans ses grandes lignes (car nous devons sans doute commencer par une simple ébauche, et ce n'est qu'ultérieurement que nous appuierons sur les traits). On peut penser que n'importe qui est capable de poursuivre et d'achever dans le détail ce qui a déjà été esquissé avec soin ; et le temps, en ce genre de travail est un facteur de découverte ou du moins un auxiliaire précieux : cela même est devenu pour les arts une source de progrès, puisque tout homme peut ajouter à ce qui a été laissé incomplet Mais nous devons aussi nous souvenir de ce que nous avons dit précédemment et ne pas chercher une égale précision en toutes choses, mais au contraire, en chaque cas particulier tendre à l'exactitude que comporte la matière traitée, et seulement dans une mesure appropriée à notre investigation. Et, en effet, un charpentier et un géomètre font bien porter leur recherche l'un et l'autre sur l'angle droit, mais c'est de façon différente : le premier veut seulement un angle qui lui serve pour son travail, tandis que le second cherche l'essence de l'angle droit ou ses propriétés, car le géomètre est un contemplateur de la vérité C'est de la même façon dès lors qu'il nous faut procéder pour tout le reste, de manière à éviter que dans nos travaux les à-côtés ne l'emportent sur le principal. On ne doit pas non plus exiger la cause en toutes choses indifféremment : il suffit, dans certains cas, que le fait soit clairement dégagé, comme par exemple en ce qui concerne les principes : le fait vient en premier, c'est un point de départ. Et parmi les principes, les uns sont appréhendés par l'induction d'autres par la sensation, d'autres enfin par une sorte d'habitude les différents principes étant ainsi connus de différentes façons et nous devons essayer d'aller à la recherche de chacun d'eux d'une manière appropriée à sa nature, et avoir soin de les déterminer exactement, car ils sont d'un grand poids pour ce qui vient à leur suite. On admet couramment, en effet, que le commence ment est plus que la moitié du tout et qu'il permet d'apporter la lumière à nombre de questions parmi celles que.nous nous posons. CHAPITRE 8 : La définition aristotélicienne du bonheur confirmée par les opinions courantes Mais nous devons porter notre examen sur le principe non seulement à la lumière de la conclusion et des prémisses de notre raisonnement, mais encore en tenant compte de ce qu'on en dit communément, car avec un principe vrai toutes les données de fait s'harmonisent, tandis qu'avec un principe faux la réalité est vite en désaccord. On a divisé les biens en trois classes les uns sont dits biens extérieurs, les autres sont ceux qui se rapportent à l'âme ou au corps, et les biens ayant rapport à l'âme, nous les appelons biens au sens strict et par excellence. Or comme nous plaçons les actions et les activités spirituelles parmi les biens qui ont rapport à l'âme, il en résulte que notre définition doit être exacte, dans la perspective du moins de cette opinion qui est ancienne et qui a rallié tous ceux qui s'adonnent à la philosophie. C'est encore à bon droit que nous identifions certaines actions et certaines activités avec la fin, car de cette façon la fin est mise au rang des biens de l'âme et non des biens extérieurs. Enfin s'adapte également bien à notre définition l'idée que l'homme heureux est celui qui vit bien et réussit, car pratiquement nous avons défini le bon heur une forme de vie heureuse et de succès. CHAPITRE 9 : Suite du chapitre précédent : accord de la définition du bonheur avec les doctrines qui identifient le bonheur à la vertu, ou au plaisir, ou aux biens extérieurs Il est manifeste aussi que les caractères qu'on requiert d'ordinaire pour le bonheur appartiennent absolument tous à notre définition. Certains auteurs, en effet, sont d'avis que le bon heur c'est la vertu pour d'autres, c'est la prudence ; pour d'autres, une forme de sagesse ; d'autres encore le font consister dans ces différents biens à la fois, ou seulement dans l'un d'entre eux, avec accompagnement de plaisir ou n'existant pas sans plaisir ; d'autres enfin ajoutent à l'ensemble de ces caractères la prospérité extérieure. Parmi ces opinions, les unes ont été soutenues par une foule de gens et depuis fort longtemps, les autres l'ont été par un petit nombre d'hommes illustres : il est peu vraisemblable que les uns et les autres se soient trompés du tout au tout, mais, tout au moins sur un point déterminé, ou même sur la plupart, il y a dés chances que ces opinions soient conformes à la 'droite raison. Pour ceux qui prétendent que le bonheur consiste dans la vertu en général ou dans quelque vertu particulière, notre définition est en plein accord avec eux, car l'activité conforme à la vertu appartient bien à la vertu. Mais il y a sans doute une différence qui n'est pas négligeable, suivant que l'on place le Souverain Bien dans la possession ou dans l'usage, dans une disposition ou dans une activité. En effet, la disposition peut très bien exister sans produire aucun bien, comme dans le cas de l'homme en train de dormir ou inactif de quelque autre façon ; au contraire, pour la vertu en activité, c'est là une chose impossible, car celui dont l'activité est conforme à la vertu agira nécessairement et agira bien Et de même qu'aux Jeux Olympiques, ce ne sont pas les plus beaux et les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui combattent (car c'est parmi eux que sont pris les vainqueurs), de même aussi les nobles et bonnes choses de la vie deviennent à juste titre la récompense de ceux qui agissent Et leur vie est encore en elle-même un plaisir car le sentiment du plaisir rentre dans la classe des états de l'âme et chacun ressent du plaisir par rapport à l'objet, quel qu'il soit, qu'il est dit aimer : par exemple, un cheval donne du plaisir à l'amateur de chevaux, un spectacle à l'amateur de spectacles ; de la même façon, les actions justes sont agréables à celui qui aime la justice, et, d'une manière générale, les actions conformes à la vertu plaisent à l'homme qui aime la vertu. Mais tandis que chez la plupart des hommes les plaisirs se combattent parce qu'ils ne sont pas des plaisirs par leur nature même, ceux qui aiment les nobles actions trouvent au contraire leur agrément dans les choses qui sont des plaisirs par leur propre nature. Or tel est précisément ce qui caractérise les actions conformes à la vertu, de sorte qu'elles sont des plaisirs à la fois pour ceux qui les accomplissent et en elles-mêmes. Dès lors la vie des gens de bien n'a nullement besoin que le plaisir vienne s'y ajouter comme un surcroît postiche mais elle a son plaisir en elle-même. Ajoutons, en effet, à ce que nous avons dit, qu'on n'est pas un véritable homme de bien quand on n'éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait être jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, ou libéral celui qui n'éprouve aucun plaisir à faire des actes de libéralité, et ainsi de suite. S'il en est ainsi, c'est en elles-mêmes que les actions conformes à la vertu doivent être des plaisirs. Mais elles sont encore en même temps bonnes et belles, et cela au plus haut degré, s'il est vrai que l'homme vertueux est bon juge en ces matières ; or son jugement est fondé, ainsi que nous l'avons dite. Ainsi donc le bonheur est en même temps ce qu'il y a de meilleur, de plus beau et de plus agréable, et ces attributs ne sont pas séparés comme dans l'inscription de Déos : Ce qu'il y a de plus beau, c'est ce qu'il y a de plus juste, et ce qu'il y a de meilleur, c'est de se bien porter ; Mais ce qu'il y a par nature de plus agréable, c'est d'obtenir l'objet de son amour. En effet, tous ces attributs appartiennent à la fois aux activités qui sont les meilleures, et ces activités, ou l'une d'entre elles, celle qui est la meilleure, nous e disons qu'elles constituent le bonheur même. Cependant il apparaît nettement qu'on doit faire aussi entrer en ligne de compte les biens extérieurs ainsi que nous l'avons dit, car il est impossible, ou du moins malaisé, d'accomplir les bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face. En effet, dans un grand nombre de nos actions,nous faisons intervenir à titre d'instruments les amis ou la richesse, ou l'influence politique ; et, d'autre part, l'absence de certains avantages gâte la félicité c'est le cas, par exemple, pour la noblesse de race, une heureuse progéniture, la beauté physique On n'est pas, en effet, complètement heureux si on a un aspect disgracieux, si on est d'une basse extraction, ou si on vit seul et sans enfants ; et, pis encore sans doute, si on a des enfants ou des amis perdus de vices, ou si enfin, alors qu'ils étaient vertueux, la mort nous les a enlevés. Ainsi donc que nous l'avons dit, il semble que le bonheur ait besoin, comme condition supplémentaire, d'une prospérité de ce genre ; de là vient que certains mettent au même rang que le bonheur, la fortune favorable, alors que d'autres l'identifient à la vertu. CHAPITRE 10 : Mode d'acquisition du bonheur il n'est pas l'oeuvre de la fortune, mais le résultat d'une perfection Cette divergence de vues a donné naissance à la difficulté de savoir si le bonheur est une chose qui peut s'apprendre, ou s'il s'acquiert par l'habitude ou quelque autre exercice, ou si enfin il nous échoit en partage par une certaine faveur divine ou même par le hasard Et, de fait, si jamais les dieux ont fait quelque don aux hommes, il est raisonnable de supposer que le bonheur est bien un présent divin, et cela au plus haut degré parmi les choses humaines, d'autant plus qu'il est la meilleure de toutes. Mais cette question serait sans doute mieux appropriée à un autre ordre de recherches. Il semble bien ; en tout cas, que même en admettant que le bonheur ne soit pas envoyé par les dieux, mais survient en nous i par l'effet de la vertu ou de quelque étude ou exercice, il fait partie des plus excellentes réalités divines car ce qui constitue la récompense et la fin même de la vertu est de toute évidence un bien suprême, une chose divine et pleine de félicité. Mais en même temps, ce doit être une chose accessible au grand nombre car il peut appartenir à tous ceux qui ne sont pas anormalement inaptes à la vertu, s'ils y mettent quelque étude et quelque soin. Et s'il est meilleur d'être heureux de cette façon-là que par l'effet d'une chance imméritée, on peut raisonnablement penser que c'est bien ainsi que les choses se passent en réalité, puisque les oeuvres de la nature sont naturellement aussi bonnes qu'elles peuvent l'être ce qui est le cas également pour tout ce qui relève de l'art ou de toute autre cause, et notamment de la cause par excellence. Au contraire, abandonner au jeu du hasard ce qu'il y a de plus grand et de plus noble serait une solution par trop discordante. La réponse à la question que nous nous posons ressort clairement aussi de notre définition du bonheur. Nous avons dit, en effet, qu'il était une activité de l'âme conforme à la vertu, c'est-à-dire une activité d'une certaine espèce, alors que pour les autres biens les uns font nécessairement partie intégrante du bon heur, les autres sont seulement des adjuvants et sont utiles à titre d'instruments naturels. - Ces considérations au surplus, ne sauraient qu'être en accord avec ce que nous avons dit tout au début car nous avons établi que la fin de la Politique est la fin suprême ; or cette science met son principal soin à faire que les citoyens soient des êtres d'une certaine qualité, autrement dit des gens honnêtes et capables de nobles actions. C'est donc à juste titre que nous n'appelons heureux ni un boeuf, ni un cheval, ni aucun autre animal, car aucun d'eux n'est capable de participer à une activité de cet ordre. Pour ce motif encore, l'enfant non plus ne peut pas être heureux car il n'est pas encore capable de telles actions, en raison de son âge, et les enfants qu'on appelle heureux ne le sont qu'en espérance, car le bonheur requiert, nous l'avons dit, à la fois une vertu parfaite et une vie venant à son terme. De nombreuses vicissitudes et des fortunes de toutes sortes surviennent, en effet, au cours de la vie, et il peut arriver à l'homme le plus prospère de tomber dans les plus grands malheurs au temps de sa vieillesse, comme la légende héroïque le raconte de Priam : quand on a éprouvé des infortunes pareilles aux siennes et qu'on a fini misérable ment, personne ne vous qualifie d'heureux. CHAPITRE 11 : Le bonheur et la vie présente Le bonheur après la mort Est-ce donc que pas même aucun autre homme ne doive être appelé heureux tant qu'il vit, et, suivant la parole de SOLON, devons-nous pour cela voir la fin ? Même si nous devons admettre une pareille chose, irons-nous jusqu'à dire qu'on n'est heureux qu'une fois qu'on est mort ? Ou plutôt n'est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? Mais si, d'un autre côté, nous refusons d'appeler heureux celui qui est mort (le mot de SOLON n'a d'ailleurs pas cette signification), mais si nous voulons dire que c'est seulement au moment de la mort qu'on peut, d'une manière assurée, qualifier un homme d'heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune, même ce sens-là ne va pas sans soulever quelque contestation : on croit, en effet, d'ordinaire que pour l'homme une fois mort il existe encore quelque bien et quelque mal, tout comme chez l'homme vivant qui n'en aurait pas consciences, dans le cas par exemple des honneurs ou des disgrâces qui affectent les enfants ou en général les descendants, leurs succès ou leurs revers. Mais sur ce point encore une difficulté se présente. En effet, l'homme qui a vécu dans la félicité jusqu'à un âge avancé, et dont la fin a été en harmonie avec le restant de sa vie, peut fort bien subir de nombreuses vicissitudes dans ses descendants, certains d'entre eux étant des gens vertueux et obtenant le genre de vie qu'ils méritent, d'autres au contraire se trouvant dans une situation tout opposée ; et évidemment aussi, suivant les degrés de parenté les relations des descendants avec leurs ancêtres sont susceptibles de toute espèce de variations. Il serait dès lors absurde de supposer que le mort participe à toutes ces vicissitudes, et pût devenir à tel moment heureux pour redevenir ensuite malheureux ; mais il serait tout aussi absurde de penser qu'en rien ni en aucun temps le sort des descendants ne pût affecter leurs ancêtres. Mais nous devons revenir à la précédente difficulté car peut-être son examen facilitera-t-il la solution de la présente question. Admettons donc que l'on doive voir la fin et attendre ce moment pour déclarer un homme heureux, non pas comme étant actuellement heureux, mais parce qu'il l'était dans un temps antérieur comment n'y aurait-il pas une absurdité dans le fait que, au moment même où cet homme est heureux, on refusera de lui attribuer avec vérité ce qui lui appartient, sous prétexte que nous ne voulons pas appeler heureux les hommes qui sont encore vivants, en raison des caprices de la fortune et de ce que nous avons conçu le bonheur comme quelque chose de stable et ne pouvant être facilement ébranlé d'aucune façon, alors que la roue de la fortune tourne souvent pour le même individu ? il est évident, en effet, que si nous le sui vous pas à pas dans ses diverses vicissitudes, nous appellerons souvent le même homme tour à tour heureux et malheureux, faisant ainsi de l'homme heureux une sorte de caméléon ou une maison menaçant ruine. Ne doit-on pas plutôt penser que suivre la fortune dans tous ses détours est un procédé absolument incorrect ? Ce n'est pas en cela, en effet, que consistent la prospérité ou l'adversité : ce ne sont, là, nous l'avons dit, que de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin. La cause véritablement déterminante du bonheur réside dans l'activité conforme à la vertu, l'activité en sens contraire étant la cause de l'état opposé. Et la difficulté que nous discutons présentement témoigne en faveur de notre argument Dans aucune action humaine, en effet, on ne relève une fixité comparable à celle des activités conformes à la vertu, lesquelles apparaissent plus stables encore que les connaissances scientifiques. Parmi ces activités vertueuses elles-mêmes, les plus hautes sont aussi is les plus stables, parce que c'est dans leur exercice que l'homme heureux passe la plus grande partie de sa vie et avec le plus de continuité, et c'est là, semble-t-il bien, la cause pour laquelle l'oubli ne vient pas les atteindre. Ainsi donc, la stabilité que nous recherchons appartiendra à l'homme heureux, qui le demeurera durant toute sa vie car toujours, ou du moins préférable ment à toute autre chose, il s'engagera dans des actions et, des contemplations conformes à la vertu, et il supportera les coups du sort avec la plus grande dignité et un sens en tout point parfait de la mesure, si du moins il est véritablement homme de bien et d'une carrure sans reproche. Mais nombreux sont les accidents de la fortune, ainsi que leur diversité en grandeur et en petitesse. S'agit-il de succès minimes aussi bien que de revers légers, il est clair qu'ils ne pèsent pas d'un grand poids dans la vie. Au contraire si on a affaire à des événements dont la gravité et le nombre sont considérables, alors, dans le cas où ils sont favorables ils rendront la vie plus heureuse (car en eux-mêmes ils contribuent naturellement à embellir l'existence, et, de plus, leur utilisation peut être noble et généreuse) et dans le cas où ils produisent des résultats inverses, ils rétrécissent et corrompent le bonheur, car, en même temps qu'ils apportent des chagrins avec eux, ils mettent obstacle à de multiples activités. Néanmoins, même au sein de ces contrariétés transparaît la noblesse de l'âme, quand on supporte avec résignation de nombreuses et sévères infortunes, non certes par insensibilité, mais par noblesse et grandeur d'âme. Et si ce sont nos activités qui constituent le facteur déterminant de notre vie, ainsi que nous l'avons dit, nul homme heureux ne saurait devenir misérable, puisque jamais il n'accomplira des actions odieuses et viles. En effet, selon notre doctrine, l'homme véritablement bon et sensé supporte toutes les vicissitudes a du sort avec sérénité et tire parti des circonstances pour agir toujours avec le plus de noblesse possible, pareil en cela à un bon général qui utilise à la guerre les forces dont il dispose de la façon la plus efficace, ou à un bon cordonnier qui du cuir qu'on lui a confié fait les meilleures chaussures possibles, et ainsi de suite pour tous les autres corps de métier. Et s'il en est bien ainsi, l'homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n'atteignant pas cependant la pleine félicité s'il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam. Mais il n'est pas non plus sujet à la variation et au changement, car, d'une part, il ne sera pas ébranlé aisément dans son bonheur, ni par les premières infortunes venues : il y faudra pour cela des échecs multipliés et graves ; et, d'autre part, à la suite de désastres d'une pareille ampleur, il ne saurait recouvrer son bonheur en un jour, mais s'il y arrive, ce ne pourra être qu'à l'achèvement d'une longue période de temps, au cours de laquelle il aura obtenu de grandes et belles satisfactions. Dès lors, qui nous empêche d'appeler heureux l'homme dont l'activité est conforme à une parfaite vertu et suffisamment pourvu des biens extérieurs, et cela non pas pendant une durée quelconque mais pendant une vie complète ? Ne devons-nous pas ajouter encore : dont la vie se poursuivra dans les mêmes conditions et dont la fin sera en rapport avec le reste de l'existence, puisque l'avenir nous est caché et que nous posons le bonheur comme une fin, comme quelque chose d'absolument parfait ? S'il en est ainsi, nous qualifierons de bienheureux ceux qui, parmi les hommes vivants, possèdent et posséderont les biens que nous avons énoncés, - mais bienheureux toutefois comme des hommes peuvent l'être. Sur toutes ces questions, nos explications doivent suffire. Quant à soutenir que les vicissitudes de nos descendants et de l'ensemble de nos amis n'influencent en rien notre bonheur c'est là de toute évidence une doctrine par trop étrangère à l'amitié et contraire aux opinions reçues. Mais étant donné que les événements qui nous atteignent sont nombreux et d'une extrême variété, que les uns nous touchent de plus près et d'autres moins, vouloir les distinguer un par un serait manifestement une besogne de longue haleine et autant dire illimitée ; des indications générales et sommaires seront sans doute suffisantes. Si donc parmi les malheurs qui nous frappent personnellement, les uns pèsent d'un certain poids et exercent une certaine influence sur notre vie, tandis que les autres nous paraissent plus supportables, il doit en être de même aussi pour les infortunes qui atteignent l'ensemble de nos amis ; et s'il y a une différence suivant que chacun de ces malheurs affecte des vivants ou des morts (différence bien plus grande au surplus que celle que nous constatons, dans les tragédie entre les crimes et les horreurs survenus antérieure ment et ce qui s'accomplit sur la scène), il faut tenir compte également de cette différence-là ; ou plutôt sans doute faut-il se poser la question préalable de savoir si les défunts ont encore part à un bien ou à un mal quelconque, car il semble résulter de ces considérations que si une impression quelconque, en bien ou en mal, pénètre jusqu'à eux, elle doit être quelque chose de faible et de négligeable, soit en elle-même soit par rapport à eux, ou, s'il n'en est rien, être du moins d'une intensité et d'une nature telles qu'elle soit insuffisante pour rendre heureux ceux qui ne le sont pas, ou pour ôter la félicité à ceux qui la possèdent. Les succès aussi bien que les insuccès de leurs amis semblent donc bien affecter dans une certaine mesure le sort des défunts, tout en n'étant pas cependant d'une nature et d'une importance telles qu'ils puissent rendre malheureux ceux qui sont heureux, ni produire quelque autre effet de cet ordre. CHAPITRE 12 : Le bonheur est-il un bien digne d'éloge ou digne d'honneur ? Ces explications une fois données examinons si le bonheur appartient à la classe des biens dignes d'éloge ou plutôt à celle des biens dignes d'honneur, car il est évident que, de toute façon, il ne rentre pas dans les potentialités. Il apparaît bien que ce qui est digne d'éloge est toujours loué par le fait de posséder quelque qualité et d'être dans une certaine relation à quelque chose, car l'homme juste, l'homme courageux, et en général l'homme de bien et la vertu elle-même sont objet de louanges de notre part en raison des actions et des oeuvres qui en procèdent, et nous louons aussi l'homme vigoureux, le bon coureur, et ainsi de suite, parce qu'ils possèdent une certaine qualité naturelle et se trouvent dans une certaine relation avec quelque objet bon ou excellent Cela résulte encore clairement des louanges que nous donnons aux dieux : il nous paraît, en effet, ridicule de rapporter les dieux à nous, et cela tient à ce que les louanges se font par référence à autre chose, ainsi que nous l'avons dit. Mais si la louange s'applique à des choses de ce genre il est évident, que les réalités les plus nobles sont objet, non pas de louange, mais de quelque chose de plus grand et de meilleur, comme on peut d'ailleurs s'en rendre compte ce que nous faisons, en effet, aussi bien pour les dieux que pour ceux des hommes qui sont le plus semblables aux dieux, c'est de proclamer leur béatitude et leur félicité Nous agissons de même en ce qui concerne les biens proprement dits car nul ne fait l'éloge du bonheur comme il le fait de la justice, mais on pro clame sa félicité comme étant quelque chose de plus divin et de meilleur encore. Et EUDOXE semble avoir eu raison de prendre la défense du plaisir pour lui décerner le prix de la plus haute excellence : il pensait, en effet, que si le plaisir, tout en étant au nombre des biens, n'est jamais pris pour sujet d'éloge, c'était là un signe de sa supériorité sur les choses dont on fait l'éloge, caractère qui appartient aussi à DIEU et au bien, en ce qu'ils servent de référence pour tout le reste. L'éloge s'adresse, en effet, à la vertu (puisque c'est elle qui nous rend aptes à accomplir les bonnes actions), tandis que la glorification porte sur les actes soit du corps soit de l'âme, indifféremment. Mais l'examen détaillé de ces questions relève sans doute plutôt de ceux qui ont fait une étude approfondie des glorifications : pour nous, il résulte clairement de ce que nous avons dit, que le bonheur rentre dans la classe des choses dignes a d'honneur et parfaites. Et si telle est sa nature, cela tient aussi, semble-t-il, à ce qu'il est un principe car c'est en vue de lui que tous nous accomplissons toutes les autres choses que nous faisons ; et nous posons le principe et la cause des biens comme quelque chose digne d'être honoré et de divin. CHAPITRE 13 : Les facultés de l'âme Vertus intellectuelles et vertus morales Puisque le bonheur est une certaine activité de l'âme en accord avec une vertu parfaite, c'est la nature de la vertu qu'il nous faut examiner : car peut-être ainsi pourrons-nous mieux considérer la nature du bonheur lui- même. Or il semble bien que le véritable politique soit aussi celui qui s'est adonné spécialement à l'étude de la vertu, puisqu'il veut faire de ses concitoyens des gens honnêtes et soumis aux lois (comme exemple de ces politiques nous pouvons citer les législateurs de la Crète et de Lacédémone, et tous autres du même genre dont l'histoire peut faire mention). Et si cet examen relève de la Politique, il est clair que nos recherches actuelles rentreront dans notre dessin primitif. Mais la vertu qui doit faire l'objet de notre examen est évidemment une vertu humaine, puisque le bien que nous cherchons est un bien humain, et le bonheur, un bonheur humain. Et par vertu humaine nous entendons non pas l'excellence du corps, mais bien celle de l'âme, et le bonheur est aussi pour nous une activité de l'âme. Mais s'il en est ainsi, il est évident que le politique doit posséder une certaine connaissance de ce qui a rapport à l'âme, tout comme le médecin appelé à soigner les yeux doit connaître aussi d'une certaine manière le corps dans son ensemble et la connaissance de l'âme s'impose d'autant plus dans l'espèce que la Politique dépasse en noblesse et en élévation la médecine, et d'ailleurs chez les médecins eux- mêmes, les plus distingués d'entre eux s'appliquent avec grand soin à acquérir la connaissance du corps. Il faut donc aussi que le politique considère ce qui a rapport à l'âme et que son étude soit faite dans le but que nous avons indiqué, et seulement dans la mesure requise pour ses recherches, car pousser plus loin le souci du détail est sans doute une tâche trop lourde eu égard à ce qu'il se propose. On traite aussi de l'âme dans les discussions exotériques : certains points y ont été étudiés d'une manière satisfaisante et nous devons en faire notre profit : c'est ainsi que nous admettons qu'il y a dans l'âme la partie irrationnelle et la partie rationnelle. Quant à savoir si ces deux parties sont réellement distinctes comme le sont les parties du corps ou de tout autre grandeur divisible, ou bien si elles sont logique ment distinctes mais inséparables par nature, comme le sont dans la circonférence le convexe et le concave, cela n'a aucune importance pour la présente discussion. Dans la partie irrationnelle elle-même, on distingue la partie qui semble être commune à tous les êtres vivants y compris les végétaux, je veux dire cette partie qui est cause de la nutrition et de l'accroisse ment. C'est, en effet, une potentialité psychique de ce genre que l'on peut assigner à tous les êtres qui se nourrissent et même aux embryons ; cette même faculté est au surplus également présente dans les êtres pleinement développés, car il est plus raison nable de la leur attribuer que de leur en donner quelque autre - Quoi qu'il en soit, cette faculté possède une certaine excellence, laquelle se révèle comme étant commune à toutes les espèces et non comme étant proprement humaine. En effet, c'est dans le sommeil que cette partie de l'âme, autrement dit cette potentialité, semble avoir son maximum d'activité, alors qu'au contraire l'homme bon et l'homme vicieux ne se distinguent en rien pendant leur sommeil, et c'est même de là que vient le dicton qu'il n'y a aucune différence durant la moitié de leur vie entre les gens heureux et les misérables. Cela résulte tout naturellement de ce fait que le sommeil est pour l'âme une suspension de cette activité par o se caractérise l'âme vertueuse ou perverse, sauf à admettre toutefois que, dans une faible mesure, certaines impressions parviennent à la conscience, et qu'ainsi les rêves des gens de bien sont meilleurs que ceux du premier venu. Mais sur ce sujet nous en avons assez dit, et nous devons laisser de côté la partie nutritive puisque par sa nature même elle n'a rien à voir avec l'excellence spécifiquement humaine. Mais il semble bien qu'il existe encore dans l'âme une autre nature irrationnelle, laquelle toutefois participe en quelque manière à la raison En effet, dans l'homme tempérant comme dans l'homme intempérant nous faisons l'éloge de leur principe raisonnable, ou de la partie de leur âme qui possède la raison, parce qu'elle les exhorte avec rectitude à accomplir les plus nobles actions Mais il se manifeste aussi en eux un autre principe, qui se trouve par sa nature même en dehors du principe raisonnable, principe avec lequel il est en conflit et auquel il oppose de la résistance. Car il en est exactement comme dans les cas de paralysie où les parties du corps, quand nous nous proposons de les mouvoir à droite, se portent au contraire à gauche. Et bien, pour l'âme il en est de même : c'est dans des directions contraires à la raison que se tournent les impulsions des intempérants. Il y a pourtant cette différence que, dans le cas du corps, nous voyons de nos yeux la déviation du membre, tandis que dans le cas de l'âme nous ne voyons rien : il n'en faut pas moins admettre sans doute qu'il existe aussi dans l'âme un facteur en dehors du principe raisonnable, qui lui est opposé et contre lequel il lutte. Quant à savoir en quel sens ces deux parties de l'âme sont distinctes, cela n'a aucune importance. Mais il apparaît bien aussi que ce second facteur participe au principe raisonnable, ainsi que nous l'avons dit : dans le cas de l'homme tempérant tout au moins, ce facteur obéit au principe raisonnable, et il est peut- être encore plus docile chez l'homme modéré et courageux, puisque en lui tout est en accord avec le principe raisonnable. On voit ainsi que la partie irrationnelle de l'âme est elle-même double : il y a, d'une part, la partie végétative, qui n'a rien de commun avec le principe raisonnable, et, d'autre part, la partie appétitive ou, d'une façon générale, désirante, qui participe en quelque manière au principe raisonnable en tant qu'elle l'écoute et lui obéit, et cela au sens où nous disons "tenir compte" de son père ou de ses amis, et non au sens où les mathématiciens parlent de " raison " Et que la partie irrationnelle subisse une certaine influence de la part du principe raisonnable, on en a la preuve dans la pratique des admonestations, et, d'une façon générale, des reproches et exhortations Mais si cet élément irrationnel doit être dit o aussi posséder la raison, c'est alors la partie raisonnable qui sera double : il y aura, d'une part, ce qui, proprement et en soi-même, possède la raison, et, d'autre part, ce qui ne fait que lui obéir, à la façon dont on obéit à son père. La vertu se divise à son tour conformément à cette différence Nous distinguons, en effet, les vertus intellectuelles et les vertus morales : la sagesse, l'intelligence, la prudence sont des vertus intellectuelles ; la libéralité et la modération sont des vertus morales. En parlant, en effet, du caractère moral de quelqu'un, nous ne disons pas qu'il est sage ou intelligent, mais qu'il est doux ou modéré. Cependant nous louons aussi le sage en raison de la disposition où il se trouve, et, parmi les dispositions, celles qui méritent la louange, nous les appelons des vertus. LIVRE II : LA VERTU CHAPITRE 1 : La vertu, résultat de l'habitude s'ajoutant à la nature La vertu est de deux sortes, la vertu intellectuelle et la vertu morale La vertu intellectuelle dépend dans une large mesure de l'enseignement reçu, aussi bien pour sa production que pour son accroissement ; aussi a-t-elle besoin d'expérience et de temps. La vertu morale, au contraire, est le produit de l'habitude, d'où lui est venu aussi son nom, par une légère modification de ethos - Et par suite il est également évident qu'aucune des vertus morales n'est engendrée en nous naturellement car rien de ce qui existe par nature ne peut être rendu autre par l'habitude : ainsi la pierre, qui se porte naturellement vers le bas, ne saurait être habituée à se porter vers le haut, pas même si des milliers de fois on tentait de l'y accoutumer en la lançant en l'air ; pas davantage ne pourrait-on habituer le feu à se porter vers le bas, et, d'une manière générale, rien de ce qui a une nature donnée ne saurait être accoutumé à se comporter autrement. Ainsi donc, ce n'est ni par nature, ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la nature nous a donné la capacité de les recevoir, et cette capacité est amenée à maturité par l'habitude. En outre, pour tout ce qui survient en nous par nature, nous le recevons d'abord à l'état de puissance, et c'est plus tard que nous le faisons passer à l'acte comme cela est manifeste dans le cas des facultés sensibles (car ce n'est pas à la suite d'une multitude d'actes de vision ou d'une multitude d'actes d'audition que nous avons acquis les sens correspondants, mais c'est l'inverse : nous avions déjà les sens quand nous en avons fait usage, et ce n'est pas après en avoir fait usage que nous les avons eus). Pour les vertus, au contraire leur possession suppose un exercice antérieur, comme c'est aussi le cas pour les autres arts. En effet, les choses qu'il faut avoir apprises pour les faire, c'est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c'est en construisant qu'on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu'on devient cithariste ; ainsi encore c'est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux. Cette vérité est encore attestée par ce qui se passe dans les cités, où les législateurs rendent, bons les citoyens en leur faisant contraster certaines habitudes : c'est même là le souhait de tout législateur, et s'il s'en acquitte mal, son oeuvre est manquée et c'est en quoi une bonne constitution se distingue d'une mauvaise. De plus, les actions qui, comme causes ou comme moyens sont à l'origine de la production d'une vertu quelconque, sont les mêmes que celles qui amènent sa destruction, tout comme dans le cas d'un art en effet, jouer de la cithare forme indifféremment les bons et les mauvais citharistes. On peut faire une remarque analogue pour les constructeurs de maisons et tous les autres corps de métiers : le fait de bien construire donnera de bons constructeurs, et le fait de mal construire, de mauvais. En effet, s'il n'en était pas ainsi, on n'aurait aucun besoin du maître, mais on serait toujours de naissance bon ou mauvais dans son art. Il en est dès lors de même pour les vertus : c'est en accomplissant tels ou tels actes dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons, les uns justes, les autres injustes ; c'est en accomplissant de même telles ou telles actions dans les dangers, et en prenant des habitudes de crainte ou de hardiesse que nous devenons, les uns courageux, les autres poltrons. Les choses se passent de la même façon en ce qui concerne les appétits et les impulsions : certains hommes deviennent modérés et doux, d'autres déréglés et emportés, pour s'être conduits, dans des circonstances identiques, soit d'une manière soit de l'autre. En un mot, les dispositions morales proviennent d'actes qui leur sont semblables. C'est pourquoi nous devons orienter nos activités dans un certain sens car la diversité qui les caractérise entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions. Ce n'est donc pas une oeuvre négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c'est au contraire d'une importance majeure, disons mieux totale. CHAPITRE 2 : Théorie et pratique dans la morale - Rapports du plaisir et de la peine avec la vertu Puisque le présent travail n'a pas pour but la spéculation pure comme nos autres ouvrages (car ce n'est pas pour savoir ce qu'est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c'est afin de devenir vertueux, puisque autrement cette étude ne servirait à rien), il est nécessaire de porter notre examen sur ce qui a rapport à nos actions, pour savoir de quelle façon nous devons les accomplir, car ce sont elles qui déterminent aussi le caractère de nos dispositions morales, ainsi que nous l'avons dits. Or le fait d'agir conformément à la droite règle est une chose communément admise et qui doit être pris pour base : nous y reviendrons plus tard nous dirons ce qu'est la droite règle et son rôle à l'égard des autres vertus. Mais mettons-nous préalablement d'accord sur le point suivant : notre exposé tout entier, qui roule sur les actions qu'il faut faire, doit s'en tenir aux généralités et ne pas entrer dans le détail Ainsi que nous l'avons dit en commençant, les exigences de toute discussion dépendent de la matière que l'on traite. Or sur le terrain de l'action et de l'utile, il n'y a rien de fixe pas plus que dans le domaine de la santé. Et si tel est le caractère de la discussion portant sur les règles générales de la conduite, à plus forte raison encore la discussion qui a pour objet les différents groupes de cas particuliers manque-t-elle également de rigueur, car elle ne tombe ni sous aucun art, ni sous aucune prescription et il appartient toujours à l'agent lui-même d'examiner ce qu'il est opportun de faire, comme dans le cas de l'art médical, ou de l'art de la navigation. Mais, en dépit de ce caractère du présent exposé nous devons cependant nous efforcer de venir au secours du moraliste. Ce que tout d'abord il faut considérer, c'est que les vertus en question sont naturellement sujettes à périr à la fois par excès et par défaut, comme nous le voyons dans le cas de la vigueur corporelle et de la santé (car on est obligé pour éclaircir les choses obscures, de s'appuyer sur des preuves manifestes) : en effet, l'excès comme l'insuffisance d'exercice font perdre également la vigueur ; pareillement, dans le boire et le manger, une trop forte ou une trop faible quantité détruit la santé, tandis que la juste mesure la produit, l'accroît et la conserve. Et bien, il en est ainsi pour la modération, le courage et les autres vertus : car celui qui fuit devant tous les périls, qui a peur de tout et qui ne sait rien supporter devient un lâche, tout comme celui qui n'a peur de rien et va au devant de n'importe quel danger, devient téméraire ; pareillement encore, celui qui se livre à tous les plaisirs et ne se refuse à aucun devient un homme dissolu, tout comme celui qui se prive de tous les plaisirs comme un rustre, devient une sorte d'être insensible. Ainsi donc, la modération et le courage se perdent également par l'excès et par le défaut, alors qu'ils se conservent par la juste mesure. Mais non seulement les vertus ont pour origine et pour source de leur production et de leur croissance les mêmes actions qui président d'autre part à leur disparition, mais encore leur activité se déploiera dans l'accomplissement de ces mêmes actions. Il en est effectivement ainsi pour les autres qualités plus apparentes que les vertus. Prenons, par exemple, la vigueur du corps : elle a sa source dans la nourriture abondante qu'on absorbe et dans les nombreuses fatigues qu'on endure ; mais ce sont là aussi des actions que l'homme vigoureux se montre particulièrement capable d'accomplir. Or c'est ce qui se passe pour les vertus : c'est en nous abstenant des plaisirs que nous devenons modérés, et une fois que nous le sommes devenus, c'est alors que nous sommes le plus capables de pratiquer cette abstention. Il en est de même au sujet du courage : en nous habituant à mépriser le danger et à lui tenir tête, nous devenons courageux, et une fois que nous le sommes devenus, c'est alors que nous serons le plus capables d'affronter le danger. D'autre part, nous devons prendre pour signe distinctif de nos dispositions le plaisir ou la peine qui vient s'ajouter à nos actions. En effet, l'homme qui s'abstient des plaisirs du corps et qui se réjouit de cette abstention même, est un homme modéré, tandis que s'il s'en afflige, il est un homme intempérant ; et l'homme qui fait face au danger et qui y trouve son plaisir, ou tout au moins n'en éprouve pas de peine, est un homme courageux, alors que s'il en ressent de la peine, c'est un lâche. - Plaisirs et peines sont ainsi, en fait, ce sur quoi roule la vertu morale. En effet c'est à cause du plaisir que nous en ressentons que nous commettons le mal, et à cause de la douleur que nous nous abstenons du bien. Aussi devons-nous être amenés d'une façon ou d'une autre, dès la plus tendre enfance, suivant la remarque de PLATON, à trouver nos plaisirs et nos peines là où il convient, car la saine éducation consiste en cela. - En second lieu, si les vertus concernent les actions et les passions, et si toute passion et. toute action s'accompagnent logiquement de plaisir ou de peine, pour cette raison encore la vertu aura rapport aux plaisirs i et aux peines - Une autre indication résulte de ce fait que les sanctions se font par ces moyens car le châtiment est une sorte de cure, et il est de la nature de la cure d'obéir à la loi des opposés - De plus, comme nous l'avons noté aussi plus haut toute disposition de l'âme est par sa nature même en rapports et en conformité avec le genre de choses qui peuvent la rendre naturellement meilleure ou pire. Or c'est à cause des plaisirs et des peines que les hommes deviennent méchants, du fait qu'ils les poursuivent ou les évitent, alors qu'il s'agit de plaisirs et de peines qu'on ne doit pas rechercher ou fuir, ou qu'on le fait à un moment où il ne le faut pas, ou de la façon qu'il ne faut pas, ou selon tout autre modalité rationnellement déterminée. Et c'est pourquoi certains définissent les vertus comme étant des états d'impassibilité et. de repos ; mais c'est là une erreur, due à ce qu'ils s'expriment en termes absolus, sans ajouter de la façon qu'il faut et de la façon qu'il ne faut pas ou au moment où il faut, et toutes autres additions. Qu'il soit donc bien établi que la vertu dont il est question est celle qui tend à agir de la meilleure façon au regard des plaisirs et des peines, et que le vice fait tout le contraire. Nous pouvons, à l'aide des considérations suivantes, apporter encore quelque lumière aux points que nous venons de traiter. Il existe trois facteurs qui entraînent nos choix, et trois facteurs nos répulsions : le beau, l'utile, le plaisant et leurs contraires, le laid, le dommageable et le pénible. En face de tous ces facteurs l'homme vertueux peut. tenir une conduite ferme, alors que le méchant est exposé à faillir et tout spécialement en ce qui concerne le plaisir, car le plaisir est commun à l'homme et aux animaux, et de plus il accompagne tout ce qui dépend de notre choix, puisque même le beau et l'utile nous apparaissent comme une chose agréable. En outre, dès l'enfance, l'aptitude au plaisir a grandi avec chacun de nous : c'est pourquoi il est difficile de se débarrasser de ce sentiment, tout imprégné qu'il est dans notre vie. - De plus, nous mesurons nos actions, tous plus ou moins, au plaisir et à la peine qu'elles nous donnent. Pour cette raison encore, nous devons nécessairement centrer toute notre étude sur ces notions, car il n'est pas indifférent pour la conduite de la vie que notre réaction au plaisir et à la peine soit saine ou viciée. - Ajoutons enfin qu'il est plus difficile de combattre le plaisir que les désirs de son coeur, suivant le mot d'HÉRACLITE or la vertu, comme l'art également, a toujours pour objet ce qui est plus difficile, car le bien est de plus haute qualité quand il est contrarié. Par conséquent, voilà encore une raison pour que plaisirs et peines fassent le principal objet de l'oeuvre entière de la vertu comme de la Politique, car si on en use bien on sera bon, et si on en use mal, mauvais. CHAPITRE 3 : Vertus et arts - Conditions de l'acte moral Qu'ainsi donc la vertu ait rapport à des plaisirs et à des peines, et que les actions qui la produisent soient aussi celles qui la font croître ou, quand elles ont lieu d'une autre façon, la font disparaître ; qu'enfin les actions dont elle est la résultante soient celles mêmes où son activité s'exerce ensuite, - tout cela, considérons-le comme dit. Mais on pourrait se demander ce que nous entendons signifier quand nous disons qu'on ne devient juste qu'en faisant des actions justes, et modéré qu'en faisant des actions modérées : car enfin, si on fait des actions justes et des actions modérées, c'est qu'on est déjà juste et modéré, de même qu'en faisant des actes ressortissant à la grammaire et à la musique on est grammairien et musicien. Mais ne peut-on pas dire plutôt que cela n'est pas exact, même dans le cas des arts ? C'est qu'il est possible, en effet, qu'on fasse une chose ressortissant à la grammaire soit par chance soit sous l'indication d'autrui : on ne sera donc grammairien que si, à la fois, on a fait quelque chose de grammatical, et si on l'a fait d'une façon grammaticale, à savoir conformément à la science grammaticale qu'on possède en soi-même. De plus, il n'y a pas ressemblance entre le cas des arts et celui des vertus. Les productions de l'art ont leur valeur en elles-mêmes ; il suffit donc que la production leur confère certains caractères. Au contraire, pour les actions faites selon la vertu, ce n'est pas par la présence en elles de certains caractères intrinsèques qu'elles sont faites d'une façon juste ou modérée ; il faut encore que l'agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit en premier lieu, il doit savoir ce qu'il fait ensuite, choisir librement l'acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même et en troisième lieu, l'accomplir dans une disposition d'esprit ferme et inébranlables. Or ces conditions n'entrent pas en ligne de compte pour la possession d'un art quel qu'il soit, à l'exception du savoir lui-même, alors que, pour la possession des vertus, le savoir ne joue qu'un rôle minime ou même nul, à la différence des autres conditions, lesquelles ont une influence non pas médiocre, mais totale, en tant précisément que la possession de la vertu naît de l'accomplissement répété des actes justes et modérés Ainsi donc, les actions sont dites justes et modérées quand elles sont telles que les accomplirait l'homme juste ou l'homme modéré' ; mais est juste et modéré non pas celui qui les accomplit simplement, mais celui qui, de plus, les accomplit de la façon dont les hommes justes et modérés les accomplissent On a donc raison de dire que c'est par l'accomplissement des actions justes qu'on devient juste, et par l'accomplissement des actions modérées qu'on devient modéré, tandis qu'à ne pas les accomplir nul ne saurait jamais être en passe de devenir bon. Mais la plupart des hommes, au lieu d'accomplir des actions vertueuses, se retranchent dans le domaine de la discussion, et pensent qu'ils agissent ainsi en philosophes et que cela suffira à les rendre vertueux : ils ressemblent en cela aux malades qui écoutent leur médecin attentivement, mais n'exécutent aucune de ses prescriptions. Et de même que ces malades n'assureront pas la santé de leur corps en se soignant de cette façon, les autres non plus n'obtiendront pas celle de l'âme en professant une philosophie de ce genre. CHAPITRE 4 : Définition générique de la vertu : la vertu est un "habitus" Qu'est-ce donc que la vertu voilà ce qu'il faut examiner. Puisque les phénomènes de l'âme sont de trois sortes, les états affectifs les facultés et les dispositions, c'est l'une de ces choses qui doit être la vertu. J'entends par états affectifs, l'appétit, la colère, la crainte, l'audace, l'envie, la joie, l'amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les inclinations accompagnées de plaisir ou de peine' ; par facultés, les aptitudes qui font dire de nous que nous sommes capables d'éprouver ces affections, par exemple la capacité d'éprouver colère, peine ou pitié ; par dispositions, enfin, notre comportement bon ou mauvais relativement aux affections par exemple, pour la colère, si nous l'éprouvons ou violemment ou nonchalamment, notre comportement est mauvais, tandis qu'il est bon si nous l'éprouvons avec mesure, et ainsi pour les autres affections. Or ni les vertus, ni les vices ne sont des affections, parce que nous ne sommes pas appelés vertueux ou pervers d'après les affections que nous éprouvons, mais bien d'après nos vertus et nos vices, et parce que ce n'est pas non plus pour nos affections que nous encourons l'éloge ou le blâme (car on ne loue pas l'homme qui ressent de la crainte ou éprouve de la colère, pas plus qu'on ne blâme celui qui se met simplement en colère, mais bien celui qui s'y met d'une certaine façon), mais ce sont nos vertus et nos vices qui nous font louer ou blâmer. En outre, nous ressentons la colère ou la crainte indépendamment de tout choix délibéré, alors que les vertus sont certaines façons de choisir, ou tout au moins ne vont pas sans un choix réfléchi. Ajoutons à cela que c'est en raison de nos affections que nous sommes dits être mus, tandis qu'en raison de nos vertus et de nos vices nous sommes non pas mus, mais disposés d'une certaine façon. Pour les raisons qui suivent, les vertus et les vices ne sont pas non plus des facultés. Nous ne sommes pas appelés bons ou mauvais d'après notre capacité à éprouver simplement ces états, pas plus que nous ne sommes loués ou blâmés. De plus, nos facultés sont en nous par notre nature, alors que nous ne naissons pas naturellement bons ou méchants. Mais nous avons traité ce point précédemment. Si donc les vertus ne sont ni des affections, ni des facultés, il reste que ce sont des dispositions. CHAPITRE 5 : Définition spécifique de la vertu : la vertu est une médiélé Ainsi, nous avons établi génériquement la nature de la vertu. Mais nous ne devons pas seulement dire de la vertu qu'elle est une disposition, mais dire encore quelle espèce de disposition elle est. Nous devons alors remarquer que toute "vertu" pour la chose dont elle est "vertu s, a pour effet à la fois de mettre cette chosé en bon état et de lui permettre de bien accomplir son oeuvre propre : par exemple, la "vertu" de l'oeil rend l'oeil et sa fonction également parfaits, car c'est par la vertu de l'oeil que la vision s'effectue en nous comme il faut. De même la "vertu du cheval rend un cheval à la fois parfait en lui-même et bon pour la course, pour porter st cavalier et faire face à l'ennemi. Si donc il en est ainsi dans tous les cas, l'excellence, la vertu de l'homme ne saurait être qu'une disposition par laquelle un homme devient bon et par laquelle aussi son oeuvre propre sera rendue bonne. Comment cela se fera-t-il, nous l'avons déjà indiqué mais nous apporterons un complément de clarté si nous considérons ce qui constitue la nature spécifique de la vertu. En tout ce qui est continu et divisible il est possible de distinguer le plus, le moins et l'égal, et cela soit dans la chose même, soit par rapport à nous, l'égal étant quelque moyen entre l'excès et le défaut. J'entends par moyen dans la chose ce qui s'écarte à égale distance de chacun des deux extrêmes, point qui est unique et identique pour tous les hommes, et par moyen par rapport à nous ce qui n'est ni trop, ni trop peu, et c'est là une chose qui n'est ni une, ni identique pour tout le monde. Par exemple, si est beaucoup, et peu, est le moyen pris dans la chose, car il dépasse et est dépassé par une quantité égale ; et c'est là un moyen établi d'après la proportion arithmétique Au contraire, le moyen par rapport à nous ne doit pas être pris de cette façon : si, pour la nourriture de tel individu déterminé, un poids de 10 mines est beaucoup et un poids de 2 mines peu, il ne s'ensuit pas que le maître de gymnase prescrira un poids de mines, car cette quantité est peut-être aussi beaucoup pour la personne qui l'absorbera, ou peu : pour Milon ce sera peu, et pour un débutant dans les exercices du gymnase, beaucoup. Il en est de même pour la course et la lutte. C'est dès lors ainsi que l'homme versé dans une discipline quel conque évite l'excès et le défaut ; c'est le moyen qu'il recherche et qu'il choisit, mais ce moyen n'est pas celui de la chose, c'est celui qui est relatif à nous. Si donc toute science aboutit ainsi à la perfection de son oeuvre, en fixant le regard sur le moyen et y ramenant ses oeuvres (de là vient notre habitude de dire en parlant des oeuvres bien réussies, qu'il est impossible d'y rien retrancher ni d'y rien ajouter, voulant signifier par là que l'excès et le défaut détruisent la perfection, tandis que le juste milieu la préserve), si donc les bons artistes, comme nous les appelons, ont les yeux fixés sur ce juste milieu quand ils travaillent, et si en outre, la vertu, comme la nature dépasse en exactitude et en valeur tout autre art, alors c'est le moyen vers lequel elle devra tendre. J'entends ici la vertu morale car c'est elle qui a rapport à des affections et des actions, matières en lesquelles il y a excès ; défaut et moyen. Ainsi dans la crainte, l'audace, l'appétit, la colère, la pitié, et en général dans tout sentiment de plaisir et de peine, on rencontre du trop et du trop peu, lesquels ne sont bons ni l'un ni l'autre ; au contraire, ressentir ces émotions au moment opportun, dans les cas et à l'égard des personnes qui conviennent, pour les rai sons et de la façon qu'il faut, c'est à la fois moyen et excellence, caractère qui appartient précisément à la vertu. Pareillement encore, en ce qui concerne les actions, il peut y avoir excès, défaut et moyen. Or la vertu a rapport à des affections et à des actions dans lesquelles l'excès est erreur et le défaut objet de blâme, tandis que le moyen est objet de louange et de réussite, double avantage propre à la vertu. La vertu est donc une sorte de juste milieu en ce sens qu'elle vise le moyen. De plus l'erreur est multiforme (car le mal relève de l'Illimité, comme les PYTHAGORICIENS l'ont conjecturé, et le bien, du Limité), tandis qu'on ne peut observer la droite règle que d'une seule façon : pour ces raisons aussi, la première est facile, et l'autre difficile ; il est facile de manquer le but, et difficile de l'atteindre Et c'est ce qui fait que le vice a pour caractéristiques l'excès et le défaut, et la vertu le juste milieu : L'honnêteté n'a qu'une seule forme, mais le vice en a de nombreuses. CHAPITRE 6 : Définition complète de la vertu morale, et précisions nouvelles Ainsi donc, la vertu est une disposition à agir d'une façon délibérée consistant en un juste milieu relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l'homme prudent Mais c'est un juste milieu entre deux vices, l'un par excès et l'autre par défaut ; et : c'est encore un juste milieu en ce que certains vices sont au-dessous, et d'autres au-dessus du "ce qu'il faut" dans le domaine des affections aussi bien que des actions, tandis que la vertu, elle, découvre et choisit la position moyenne. C'est pourquoi dans l'ordre de la substance et de la définition exprimant la quiddité la vertu est un juste milieu, tandis que dans l'ordre de l'excellence et du parfait, c'est un sommet. Mais toute action n'admet pas le juste milieu, ni non plus toute affection, car pour certaines d'entre elles leur seule dénomination implique immédiatement la perversité, par exemple la malveillance, l'impudence, l'envie, et, dans le domaine des actions, l'adultère, le vol, l'homicide ces affections et ces actions, et les autres de même genre, sont toutes, en effet, objets de blême parce qu'elles sont perverses en elles-mêmes, et ce n'est pas seulement leur excès ou leur défaut que l'on condamne. Il n'est donc jamais possible de se tenir à leur sujet dans la voie droite, mais elles constituent toujours des fautes. On ne peut pas non plus, è l'égard de telles choses, dire que le bien ou le mal dépend des circonstances, du fait, par exemple, que l'adultère est commis avec la femme qu'il faut, à l'époque et de la manière qui conviennent, mais le simple fait d'en commettre un, quel qu'il soit, est une faute. Il est également absurde de supposer que commettre une action injuste ou lâche ou déréglée, comporte un juste milieu, un excès et un défaut, car il y aurait à ce compte-là un juste milieu d'excès et de défaut, un excès d'excès et un défaut de défaut Mais de même que pour la modération et le courage il n'existe pas d'excès et de défaut du fait que le moyen est en un sens un extrême ainsi pour les actions dont nous parlons il n'y a non plus ni juste milieu, ni excès, ni défaut, mais, quelle que soit la façon dont on les accomplit, elles constituent des fautes : car, d'une manière générale, il n'existe ni juste milieu d'excès et de défaut, ni excès et défaut de juste milieu. CHAPITRE 7 : Élude des vertus particulières Nous ne devons pas seulement nous en tenir à des généralités, mais encore en faire l'application aux vertus particulières. En effet, parmi les exposés traitant de nos actions, ceux qui sont d'ordre général sont plus vides et ceux qui s'attachent aux particularités plus vrais, car les actions ont rapport aux faits individuels, et nos théories doivent être en accord avec eux. Empruntons donc les exemples de vertus particulières à notre tableau. En ce qui concerne la peur et la témérité, le courage est un juste milieu, et parmi ceux qui pèchent par excès, celui qui le fait par manque de peur n'a pas reçu de nom (beaucoup d'états n'ont d'ailleurs pas de nom), tandis que celui qui le fait par audace est un téméraire, et celui qui tombe dans l'excès de crainte et manque d'audace est un lâche. Pour ce qui est des plaisirs et des peines (non pas de tous, et à un moindre degré en ce qui regarde les peines), le juste milieu est la modération, et l'excès le dérèglement. Les gens qui pèchent par défaut en ce qui regarde les plaisirs se rencontrent rarement, ce qui explique que de telles personnes n'ont pas non plus reçu de nom ; appelons-les des insensibles. Pour ce qui est de l'action de donner et celle d'acquérir des richesses le juste milieu est la libéralité ; l'excès et le défaut sont respectivement la prodigalité et la parcimonie. C'est de façon opposée que dans ces actions on tombe dans l'excès ou le défaut : en effet, le prodigue pèche par excès dans la dépense et par défaut dans l'acquisition, tandis que le parcimonieux pèche par excès dans l'acquisition et par défaut dans la dépense. - Pour le moment, nous traçons là une simple esquisse, très sommaire, qui doit nous suffire pour notre dessein ; plus tard, ces états seront définis avec plus de précision - Au regard des richesses, il existe aussi d'autres dispositions : le juste milieu est la magnificence (car l'homme magnifique diffère d'un homme libéral le premier vit dans une ambiance de grandeur, et l'autre dans une sphère plus modeste), l'excès, le manque de goût ou vulgarité, le défaut la mesquinerie. Ces vices diffèrent des états opposés à la libéralité, et la façon dont ils diffèrent sera indiquée plus loin. En ce qui concerne l'honneur et le mépris, le juste milieu est la grandeur d l'excès ce qu'on nomme une sorte de boursouflure, le défaut la bassesse d'âme. Et de même que nous avons montré la libéralité en face de la magnificence, différant de cette dernière par la modicité de la sphère où elle se meut, ainsi existe-t-il pareillement, en face de la grandeur d'âme, laquelle a rapport à un honneur de grande classe, un certain état ayant rapport â un honneur plus modeste. On peut, en effet, désirer un honneur de la façon qu'on le doit, ou plus qu'on ne le doit, ou moins qu'on ne le doit ; et l'homme aux désirs excessifs s'appelle un ambitieux, l'homme aux désirs insuffisants, un homme sans ambition, tandis que celui qui tient la position moyenne n'a pas reçu de dénomination. Sans désignations spéciales sont aussi les dispositions correspondantes, sauf celle de l'ambitieux, qui est l'ambition. De là vient que les extrêmes se disputent le terrain intermédiaire, et il arrive que nous-mêmes appelions celui qui occupe la position moyenne tantôt ambitieux et tantôt dépourvu d'ambition, et a que nous réservions nos éloges tantôt à l'ambitieux et tantôt à celui qui n'a pas d'ambition. Pour quelle raison agissons-nous ainsi, nous le dirons dans la suite' ; pour le moment, parlons des états qui nous restent à voir, en suivant la marche que nous avons indiquée. En ce qui concerne la colère, il y a aussi excès, défaut et juste milieu. Ces états sont pratiquement dépourvus de toute dénomination. Cependant, puis que nous appelons débonnaire celui qui occupe la position moyenne, nous pouvons appeler débonnaireté le juste milieu elle-même. Pour ceux qui sont aux points extrêmes, irascible sera celui qui tombe dans l'excès, et le vice correspondant l'irascibilité ; et celui qui pèche par défaut sera une sorte d'être indifférent, et son vice sera l'indifférence. Il y a encore trois autres juste milieu ayant une certaine ressemblance entre elles, tout en étant différentes les unes des autres toutes, en effet, concernent les relations sociales entre les hommes dans les paroles et dans les actions, mais diffèrent en ce que l'une a rapport au vrai que ces paroles et ces actions renferment, les deux autres étant relatives à l'agrément soit dans le badinage, soit dans les circonstances générales de la vie. Nous devons donc parler aussi de ces divers états, de façon à mieux discerner qu'en toutes choses le juste milieu est digne d'éloge, tandis que les extrêmes ne sont ni corrects, ni louables, mais au contraire répréhensibles. Ici encore, la plu part de ces états ne portent aucun nom ; nous devons cependant essayer, comme dans les autres cas, de forger nous- mêmes des noms, en vue de la clarté de l'ex posé et pour qu'on puisse nous suivre facilement. - En ce qui regarde le vrai, la position moyenne peut être appelée véridique, et le juste milieu véracité, tandis que la feinte par exagération est vantardise et celui qui la pratique un vantard, et la feinte par atténuation, réticence et celui qui la pratique, un réticent. - Passons à l'agrément, et voyons d'abord celui qu'on rencontre dans le badinage l'homme qui occupe la position moyenne est un homme enjoué, et sa disposition une gaieté de bon aloi ; l'excès est bouffonnerie, et celui qui la pratique, un bouffon ; l'homme qui pèche au contraire par défaut est un rustre, et son état est la rusticité. Pour l'autre genre d'agrément, à savoir les relations agréables de la vie, l'homme agréable comme il faut est un homme aimable, et le juste milieu l'amabilité ; celui qui tombe dans l'excès, s'il n'a aucune fin intéressée en vue est un complaisant, et si c'est pour son avantage propre, un flatteur ; celui qui pèche par défaut et qui est désagréable dans toutes les circonstances est un chicanier et un esprit hargneux. Il existe aussi dans les affections et dans tout ce qui se rapporte aux affections, des justes milieux. En effet, la réserve n'est pas une vertu, et pourtant on loue aussi l'homme réservé, car même en ce domaine tel homme est dit garder la position moyenne, un autre tomber dans l'excès, (un autre enfin pécher par défaut. Et celui qui tombe dans l'excès) est par exemple le timide qui rougit de tout ; celui qui pèche par défaut ou qui n'a pas du tout de pudeur est un impudent ; et celui qui garde la position moyenne, un homme réservé. D'autre part, la juste indignation est un juste milieu entre l'envie et la malveillance, et ces états se rapportent à la peine et au plaisir qui surgissent en nous pour tout ce qui arrive au prochain : l'homme qui s'indigne s'afflige des succès immérités, l'envieux va au-delà et s'afflige de tous les succès d'autrui, (et tandis que l'homme qui s'indigne s'afflige des malheurs immérités), le malveillant, bien loin de s'en affliger, va jusqu'à s'en réjouir. Mais nous aurons l'occasion de décrire ailleurs ces divers états - En ce qui concerne la justice, étant donné que le sens où on la prend n'est pas simple, après avoir décrit les autres états, nous la diviserons en deux espèces et nous indiquerons pour chacune d'elles comment elle constitue un juste milieu - Et. Nous traiterons pareillement des vertus intellectuelles. CHAPITRE 8 : Les oppositions entre les vices et la vertu Il existe ainsi trois dispositions : deux vices, l'un par excès et l'autre par défaut, et une seule vertu consistant dans le juste milieu ; et toutes ces dispositions sont d'une certaine façon opposées à toutes. En effet, les états extrêmes sont contraires à la fois à l'état intermédiaire et l'un à l'autre, et l'état intermédiaire aux états extrêmes : de même que l'égal est plus grand par rapport au plus petit et plus petit par rapport au plus grand, ainsi les états moyens sont en excès par rapport aux états déficients, et en défaut par rapport aux états excessifs, aussi bien dans les affections que dans les actions. En effet, l'homme courageux, par rapport au lâche apparaît téméraire, et par rapport au téméraire, lâche ; pareillement l'homme modéré, par rapport à l'insensible est déréglé, et par rapport au déréglé, insensible ; et l'homme libéral, par rapport au parcimonieux est un prodigue, et par rapport au prodigue, parcimonieux. De là vient que ceux qui sont aux extrêmes poussent respectivement celui qui occupe le milieu vers l'autre extrême le lâche appelle le brave un téméraire, et le téméraire l'appelle un lâche ; et dans les autres cas, le rapport est le même. Ces diverses dispositions étant ainsi opposées les unes aux autres la contrariété maxima est celle des extrêmes l'un par rapport à l'autre plutôt que par rapport au moyen, puisque ces extrêmes sont plus éloignés l'un de l'autre que du moyen, comme le grand est plus éloigné du petit, et le petit du grand, qu'ils ne le sont l'un et l'autre de l'égal. En outre, il y a des extrêmes qui manifestent une certaine ressemblance avec le moyen, par exemple dans le cas de la témérité par rapport au courage, et de la prodigalité par rapport à la libéralité. Par contre, c'est entre les extrêmes que la dissemblance est à son plus haut degré ; or les choses qui sont le plus éloignées l'une de l'autre sont définies comme des contraires, et par conséquent les choses qui sont plus éloignées l'une de l'autre sont aussi plus contraires. A l'égard du moyen, dans certains cas c'est le a défaut qui lui est le plus opposé, et dans certains autres, l'excès : ainsi, au courage ce n'est pas la témérité (laquelle est un excès) qui est le plus opposé, mais la lâcheté (laquelle est un manque) ; inverse ment, à la modération ce n'est pas l'insensibilité, laquelle est une déficience, mais bien le dérèglement, lequel est un excès. Cela a lieu pour deux raisons. La première vient de la chose elle-même : une plus grande proximité et une ressemblance plus étroite entre l'un des extrêmes et le moyen fait que nous n'opposons pas cet extrême au moyen, mais plutôt l'extrême contraire. Par exemple, du fait que la témérité paraît ressembler davantage au courage et s'en rapprocher plus étroitement, et que la lâcheté y ressemble moins, c'est plutôt cette derniêre que nous lui opposons car les choses qui sont plus éloignées du moyen lui sont aussi, semble-t-il, plus contraires. - Voilà donc une première cause, qui vient de la chose elle-même. Il y en a une autre, qui vient de nous : les choses, en effet, pour lesquelles notre nature éprouve un certain penchant paraissent plus contraires au moyen. Par exemple, de nous-mêmes nous ressentons un attrait naturel plus fort vers le plaisir, c'est pourquoi nous sommes davantage enclins au dérèglement qu'à une vie rangée. Nous qualifions alors plutôt de contraires au moyen les fautes dans lesquelles nous sommes plus exposés à tomber et c'est pour cette raison que le dérèglement, qui est un excès, est plus spécialement contraire à la modération. CHAPITRE 9 : Règles pratiques pour atteindre la vertu Qu'ainsi donc la vertu la vertu morale, soit un juste milieu, et en quel sens elle l'est, à savoir qu'elle est un juste milieu entre deux vices, l'un par excès et l'autre par défaut, et qu'elle soit un juste milieu de cette sorte parce qu'elle vise la position intermédiaire dans les affections et dans les actes, - tout cela nous l'avons suffisamment établi. Voilà pourquoi aussi c'est tout un travail que d'être vertueux. En toute chose, en effet, on a peine à trouver le moyen : par exemple trouver le centre d'un cercle n'est pas à la portée de tout le monde, mais seulement de celui qui sait Ainsi également, se livrer à la colère est une chose à la portée de n'importe qui, et bien facile, de même donner de l'argent et le dépenser ; mais le faire avec la personne qu'il faut dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d'une façon légitimes, c'est là une oeuvre qui n'est plus le fait de tous, ni d'exécution facile, et c'est ce qui explique que le bien soit â la fois une chose rare, digne d'éloge et belle. Aussi celui qui cherche à atteindre la position moyenne doit-il tout d'abord s'éloigner de ce qui y est le plus contraire, et suivre le conseil de Calypso : Hors de celte vapeur et de celle houle, écarte Ton vaisseau. En effet, des deux extrêmes l'un nous induit plus en faute que l'autre ; par suite, étant donné qu'il est extrêmement difficile d'atteindre le moyen, nous devons, comme on dit, changer de navigation et choisir le moindre mal, et la meilleure façon d'y arriver sera celle que nous indiquons. Mais nous devons, en second lieu, considérer quelles sont les fautes pour lesquelles nous-mêmes avons le plus fort penchant, les uns étant naturellement attirés vers telles fautes et les autres vers telles autres. Nous reconnaîtrons cela au plaisir et à la peine que nous en ressentons. Nous devons nous en arracher nous-mêmes vers la direction opposée, car ce n'est qu'en nous écartant loin des fautes que nous commettons, que nous parviendrons à la position moyenne, comme font ceux qui redressent le bois tordu. En toute chose, enfin il faut surtout se tenir en garde contre ce qui est agréable et contre le plaisir, car en cette matière nous ne jugeons pas avec impartialité. Ce que les Anciens du peuple ressentaient pour Hélène nous devons nous aussi le ressentir à l'égard du plaisir, et en toutes circonstances appliquer leurs paroles en répudiant ainsi le plaisir, nous serons moins sujets à faillir. Et si nous agissons ainsi, pour le dire d'un mot, nous nous trouverons dans les conditions les plus favorables pour atteindre le moyen. Mais sans doute est-ce là une tâche difficile, surtout quand on passe aux cas particuliers. Il n'est pas aisé, en effet, de déterminer par exemple de quelle façon, contre quelles personnes, pour quelles sortes de rai sons et pendant combien de temps on doit se mettre en colère, puisque nous-mêmes accordons nos éloges tantôt à ceux qui pèchent par défaut en cette matière, et que nous qualifions de doux, tantôt à ceux qui sont d'un caractère irritable et que nous nommons des gens virils. Cependant celui qui dévie légèrement de la droite ligne, que ce soit du côté de l'excès ou du côté du défaut, n'est pas répréhensible l'est seule ment celui dont les écarts sont par trop considérables, car celui-là ne passe pas inaperçu. Quant à dire jusqu'à quel point et dans quelle mesure la déviation est répréhensible, c'est là une chose qu'il est malaisé de déterminer rationnellement, comme c'est d'ailleurs le cas pour tous les objets perçus par les sens de telles précisions sont du domaine de l'individuel, et la discrimination est du ressort de la sensation Mais nous en avons dit assez pour montrer que l'état qui occupe la position moyenne est en toutes choses digne de notre approbation, mais que nous devons pencher tantôt vers l'excès, tantôt vers le défaut, puisque c'est de cette façon que nous atteindrons avec le plus de facilité le juste milieu et le bien. LIVRE III : L'ACTIVITÉ VOLONTAIRE CHAPITRE 1 : Actes volontaires et actes involontaires De la contrainte Puisque la vertu a rapport â la fois à des affections et à des actions, et que ces états peuvent être soit volontaires, et encourir l'éloge ou le blâme, soit involontaires, et provoquer l'indulgence et parfois même la pitié, il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter leur examen sur la vertu, de distinguer entre le volontaire et l'involontaire ; et cela est également utile au législateur pour établir des récompenses et des châtiments. On admet d'ordinaire qu'un acte est involontaire quand il est fait sous la contrainte, ou par ignorance. Est fait par contrainte tout ce qui a son principe a hors de nous, c'est-à-dire un principe dans lequel on ne relève aucun concours de l'agent ou du patient si, par exemple, on est emporté quelque part, soit par le vent, soit par des gens qui vous tiennent en leur pouvoir. Mais pour les actes accomplis par crainte de plus grands maux ou pour quelque noble motif (par exemple, si un tyran nous ordonne d'accomplir une action honteuse, alors qu'il tient en son pouvoir nos parents et nos enfants, et qu'en accomplissant cette action nous assurerions leur salut, et en refusant de la faire, leur mort), pour de telles actions la question est débattue de savoir si elles sont volontaires ou involontaires. C'est là encore ce qui se produit dans le cas d'une cargaison que l'on jette par- dessus bord au cours d'une tempête : dans l'absolu, personne ne se débarrasse ainsi de son bien volontairement, mais quand il s'agit de son propre salut et de celui de ses compagnons un homme de sens agit toujours ainsi. De telles actions sont donc mixtes tout en ressemblant plutôt à des actions volontaires, car elles sont librement choisies au moment où on les accomplit, et la fin de l'action varie avec les circonstances de temps. On doit donc, pour qualifier une action de volontaire ou d'involontaire, se référer au moment où elle s'accomplit. Or ici l'homme agit volontaire ment, car le principe qui, en de telles actions, meut les parties instrumentales de son corps réside en lui, et les choses dont le principe est en l'homme même, il dépend de lui de les faire ou de ne pas les faire. Volontaires sont donc les actions de ce genre, quoi que dans l'absolu elles soient peut- être involontaires, puisque personne ne choisirait jamais une pareille action en elle-même. Les actions de cette nature sont aussi parfois objet d'éloge quand on souffre avec constance quelque chose de honteux ou d'affligeant en contre- partie de grands et beaux avantages ; dans le cas opposé, au contraire, elles sont objet de blâme, car endurer les plus grandes indignités pour n'en retirer qu'un avantage nul ou médiocre est le fait d'une âme basse. Dans le cas de certaines actions, ce n'est pas l'éloge qu'on provoque, mais l'indulgence : c'est lorsqu'on accomplit une action qu'on ne doit pas faire, pour éviter des maux qui surpassent les forces humaines et w que personne ne pourrait supporter. Cependant il existe sans doute des actes qu'on ne peut jamais être contraint d'accomplir, et auxquels nous devons préférer subir la mort la plus épouvantable : car les motifs qui ont contraint par exemple l'Alcméon d'EURIPIDE à tuer sa mère apparaissent bien ridicules. Et s'il est difficile parfois de discerner, dans une action donnée, quel parti nous devons adopter et à quel prix ou quel mal nous devons endurer en échange de quel avantage, il est encore plus difficile de persister dans ce que nous avons décidé car la plupart du temps ce à quoi l'on s'attend est pénible et ce qu'on est contraint de faire, honteux ; et c'est pourquoi louange et blâme nous sont dispensés suivant que nous cédons ou que nous résistons à cette contrainte. Quelles sortes d'actions faut-il dès lors appeler forcées ? Ne devons-nous pas dire qu'au sens absolu, c'est lorsque leur cause réside dans les choses hors de nous, et que l'agent n'y a en rien contribué ? Les actions qui, en elles-mêmes, sont involontaires, mais qui, à tel moment et en retour d'avantages déterminés, ont été librement choisies et dont le principe réside dans l'agent, sont assurément en elles-mêmes involontaires, mais, à tel moment et en retour de tels avantages, deviennent volontaires et ressemblent plutôt à des actions volontaires : car les actions font partie des choses particulières, et ces actions particulières sont ici volontaires. Mais quelles sortes de choses doit-on choisir à la place de quelles autres, cela n'est pas aisé à établir, car il existe de multiples diversités dans les actes particuliers. Et si on prétendait que les choses agréables et les choses nobles ont une force contraignante (puisqu'elles agissent sur nous de l'extérieur), toutes les actions seraient à ce compte-là des actions forcées, car c'est en vue de ces satisfactions qu'on accomplit toujours toutes ses actions. De plus, les actes faits par contrainte et involontairement sont accompagnés d'un senti ment de tristesse, tandis que les actes ayant pour fin une chose agréable ou noble sont faits avec plaisir. Il est dès lors ridicule d'accuser les choses extérieures et non pas soi-même, sous prétexte qu'on est facile ment capté par leurs séductions, et de ne se considérer soi-même comme cause que des bonnes actions, rejetant la responsabilité des actions honteuses sur la force contraignante du plaisir. Ainsi donc, il apparaît bien que l'acte forcé soit celui qui a son principe hors de nous, sans aucun concours de l'agent qui subit la contrainte. CHAPITRE 2 : Actes involontaires résultant de l'ignorance L'acte fait par ignorance est toujours non volontaire ; il n'est involontaire que si l'agent en éprouve affliction et repentir. En effet, l'homme qui, après avoir accompli par ignorance une action quelconque, ne ressent aucun déplaisir de son acte, n'a pas agi o volontairement, puisqu'il ne savait pas ce qu'il faisait, mais il n'a pas non plus agi involontairement, puis qu'il n'en éprouve aucun chagrin. Les actes faits par ignorance sont dès lors de deux sortes si l'agent en ressent du repentir, on estime qu'il a agi involontairement ; et s'il ne se repent pas, on pourra dire, pour marquer la distinction avec le cas précédent, qu'il a agi non volontairement puisque ce second cas est différent du premier, il est préférable, en effet, de lui donner un nom qui lui soit propre. Il y a aussi, semble-t-il bien, une différence entre agir par ignorance et accomplir un acte dans l'ignorance : ainsi, l'homme ivre ou l'homme en colère, pense-t-on, agit non par ignorance mais par l'une des causes que nous venons de mentionner bien qu'il ne sache pas ce qu'il fait mais se trouve en état d'ignorance. Ainsi donc, tout homme pervers ignore les choses qu'il doit faire et celles qu'il doit éviter, et c'est cette sorte d'erreur qui engendre chez l'homme l'injustice et le vice en général. Mais on a tort de vouloir appliquer l'expression involontaire à une action dont l'auteur est dans l'ignorance de ce qui lui est avantageux. En effet, ce n'est pas l'ignorance dans le choix délibéré qui est cause du caractère involontaire de l'acte (elle est seulement cause de sa perversité), et ce n'est pas non plus l'ignorance des règles générales de conduite (puisque une ignorance de ce genre attire le blâme) : (ce qui rend l'action involontaire,) c'est l'ignorance des particularités de l'acte, c'est-à-dire de ses circonstances et de son objet, car c'est dans ces cas-là que s'exercent la pitié et l'indulgence, parce que celui qui est dans l'ignorance de quelqu'un de ces facteurs agit involontairement. Dans ces conditions, il n'est peut-être pas sans intérêt de déterminer quelle est la nature et le nombre de ces particularités. Elles concernent : l'agent lui- même ; l'acte ; la personne ou la chose objet de l'acte ; quelquefois encore ce par quoi l'acte est fait (c'est-à-dire l'instrument) ; le résultat qu'on en attend (par exemple, sauver la vie d'un homme) ; la façon enfin dont il est accompli (doucement, par exemple, ou avec force) Ces différentes circonstances, personne, à moins d'être fou, ne saurait les ignorer toutes à la fois ; il est évident aussi que l'ignorance ne peut pas non plus porter sur l'agent, car comment s'ignorer soi- même ? Par contre, l'ignorance peut porter sur l'acte, comme, par exemple, quand on dit : cela leur a échappé en parlant ou ils ne savaient pas qu'il s'agissait de choses secrètes, comme ESCHYLE le dit des Mystères, ou voulant seulement faire une démonstration, il a lâché le trait, comme le disait l'homme au catapulte. On peut aussi prendre son propre fils pour un ennemi, comme Mérope ou une lance acérée pour une lance mouchetée, ou une pierre ordinaire pour une pierre ponce ou encore, avec l'intention de lui sauver la vie, tuer quelqu'un en lui donnant une potion ou en voulant le toucher légèrement, comme dans la lutte à main plate, le frapper pour de bon. L'ignorance pouvant dès lors porter sur toutes ces circonstances au sein desquelles l'action se produit, l'homme qui a ignoré l'une d'entre elles est regardé comme ayant agi involontairement, surtout si son ignorance porte sur les plus importantes, et parmi les plus importantes sont, semble-t-il, celles qui tiennent à l'acte lui-même et au résultat qu'on espérait. Telle est donc la sorte d'ignorance qui permet d'appeler un acte, involontaire, mais encore faut-il que cet acte soit accompagné, chez son auteur, d'affliction et de repentir. CHAPITRE 3 : Acte volontaire Etant donné que ce qui est fait sous la contrainte ou par ignorance est involontaire, l'acte volontaire semblerait être ce dont le principe réside dans l'agent lui- même connaissant les circonstances particulières au sein desquelles son action se produit. Sans doute en effet, est-ce à tort qu'on appelle involontaires les actes faits par impulsivité ou par concupiscence. D'abord, à ce compte-là on ne pourrait plus dire qu'un animal agit de son plein gré, ni non plus un enfant Ensuite, est-ce que nous n'accomplissons jamais volontaire ment les actes qui sont dus à la concupiscence ou à l'impulsivité, ou bien serait-ce que les bonnes actions sont faites volontairement, et les actions honteuses involontairement ? Une telle assertion n'est-elle pas ridicule, alors qu'une seule et même personne est la cause des unes comme des autres Mais sans doute est-il absurde de décrire comme involontaires ce que nous avons le devoir de désirer : or nous avons le devoir, à la fois de nous emporter dans certains cas, et (le ressentir de l'appétit pour certaines choses, par exemple pour la santé et l'étude. D'autre part, on admet que les actes involontaires s'accompagnent d'affliction, et les actes faits par concupiscence, de plaisir. En outre, quelle différence y a-t-il, sous le rapport de leur nature involontaire, entre les erreurs commises par calcul, et celles commises par impulsivité On doit éviter les unes comme les autres, et il nous semble aussi que les passions irrationnelles ne relèvent pas moins de l'humaine nature, de sorte que les actions qui procèdent de l'impulsivité ou de la concupiscence appartiennent aussi à l'homme qui les accomplit. Il est dès lors absurde de poser ces actions comme involontaires. CHAPITRE 4 : Analyse du choix préférentiel Après avoir défini à la fois l'acte volontaire et l'acte involontaire, nous devons ensuite traiter en détail du choix préférentiel : car cette notion semble bien être étroitement apparentée à la vertu, et permettre, mieux que les actes, de porter un jugement sur le caractère de quelqu'un. Ainsi donc, le choix est manifestement quelque chose de volontaire, tout en n'étant pas cependant identique à l'acte volontaire, lequel a une plus grande extension. En effet, tandis qu'à l'action volontaire enfants et animaux ont part il n'en est pas de même pour le choix ; et les actes accomplis spontanément nous pouvons bien les appeler volontaires, mais non pas dire qu'ils sont faits par choix. Ceux qui prétendent que le choix est un appétit, ou une impulsivité, ou un souhait, ou une forme de l'opinion, soutiennent là, semble-t-il, une vue qui n'est pas correcte. En effet, le choix n'est pas une chose commune à l'homme et aux êtres dépourvus de raison, à la différence de ce qui a lieu pour la concupiscence et l'impulsivité. De plus, l'homme intempérant agit par concupiscence, mais non par choix, tandis que l'homme maître de lui, à l'inverse, agit par choix et non par concupiscence En outre, un appétit peut être contraire à un choix, mais non un appétit à un appétit Enfin, l'appétit relève du plaisir et de la peine, tandis que le choix ne relève ni de la peine, ni du plaisir. Encore moins peut-on dire que le choix est une impulsion, car les actes dus à l'impulsivité semblent être tout ce qu'il y a de plus étranger à ce qu'on fait par choix. Mais le choix n'est certainement pas non plus un souhait bien qu'il en soit visiblement fort voisin. Il n'y a pas de choix, en effet, des choses impossibles, et si on prétendait faire porter son choix sur elles on passerait pour insensé ; au contraire, il peut y avoir souhait des choses impossibles, par exemple de l'immortalité. D'autre part, le souhait peut porter sur des choses qu'on ne saurait d'aucune manière mener à bonne fin par soi-même, par exemple faire que tel acteur ou tel athlète remporte la victoire ; au contraire, le choix ne s'exerce jamais sur de pareilles choses, mais seulement sur celles qu'on pense pouvoir produire par ses propres moyens. En outre, le souhait porte plutôt sur la fin, et le choix, sur les moyens pour parvenir à la fin : par exemple, nous souhaitons être en bonne santé, mais nous choisissons les moyens qui nous feront être en bonne santé ; nous pouvons dire encore que nous souhaitons d'être heureux, mais il est inexact de dire que nous choisissons de l'être : car, d'une façon générale, le choix porte, selon toute apparence, sur les choses qui dépendent de nous. On ne peut pas non plus dès lors identifier le choix à l'opinion. L'opinion, en effet, semble-t-il bien, a rapport à toute espèce d'objets, et non moins aux choses éternelles ou impossibles qu'aux choses qui sont dans notre dépendance ; elle se divise selon le vrai et le faux, et non selon le bien et le mal, tandis que le choix, c'est plutôt selon le bien et le mal qu'il se partage. A l'opinion prise en général, personne sans doute ne prétend identifier le choix ; mais le choix ne peut davantage s'identifier avec une certaine sorte d'opinion. En effet, c'est le choix que nous faisons de ce qui est bien ou de ce qui est mal qui détermine la qualité de notre personne morale, et nullement nos opinions. Et tandis que nous choisissons de saisir ou de fuir quelque bien ou quelque mal, nous opinons sur la nature d'une chose, ou sur la personne à qui cette chose est utile, ou enfin sur la façon de s'en servir mais on peut difficilement dire que nous avons l'opinion de saisir ou de fuir quelque chose. En outre, le choix est loué plutôt parce qu'il s'exerce sur un objet conforme au devoir qu'en raison de sa propre rectitude à l'égard de cet objet ; pour l'opinion, au con traire, c'est parce qu'elle est dans un rapport véridique avec l'objet Et nous choisissons les choses que nous savons, de la science la plus certaine, être bonnes, tandis que nous avons des opinions sur ce que nous ne savons qu'imparfaitement. Enfin, il apparaît que ce ne sont pas les mêmes personnes qui à la fois pratiquent les meilleurs choix et professent les meilleures opinions certaines gens ont d'excellentes opinions, mais par perversité choisissent de faire ce qui est illicite. - Que l'opinion précède le choix ou l'accompagne, peu importe ici : ce n'est pas ce point que nous examinons, mais s'il y a identité du choix avec quelque genre d'opinion. Qu'est-ce donc alors que le choix, ou quelle sorte de chose est-ce puisqu'il n'est rien de tout ce que nous venons de dire ? Il est manifestement une chose volontaire mais tout ce qui est volontaire n'est pas objet de choix. Ne serait-ce pas, en réalité, le prédélibéré ? Le choix, en effet, s'accompagne de raison et de pensée discursive. Et même son appellation semble donner à entendre que c'est ce qui a été choisi avant d'autres choses CHAPITRE 5 : Analyse de la délibération Son objet Est-ce qu'on délibère sur toutes choses autrement dit est-ce que toute chose est objet de délibération, ou bien y a-t-il certaines choses dont il n'y a pas délibération ? Nous devons sans doute appeler un objet de délibération non pas ce sur quoi délibérerait un imbécile, ou un fou, mais ce sur quoi peut délibérer un homme sain d'esprit. Or, sur les entités éternelles, il n'y a jamais de délibération : par exemple, l'ordre du Monde ou l'incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré. Il n'y a pas davantage de délibération sur les choses qui sont en mouvement mais se produisent toujours de la même façon soit par nécessité, soit par nature, soit par quelque autre cause : tels sont, par exemple, les solstices et le lever des astres. Il n'existe pas non plus de délibération sur les choses qui arrivent tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, par exemple les sécheresses et les pluies, ni sur les choses qui arrivent par fortune, par exemple la découverte d'un trésor Bien plus : la délibération ne porte même pas sur toutes les affaires humaines sans exception : ainsi, aucun Lacédémonien ne délibère sur la meilleure forme de gouvernement pour les Scythes. C'est qu'en effet, rien de tout ce que nous venons d'énumérer ne pourrait être produit par nous Mais nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser et ces choses-là sont, en fait, tout ce qui reste car on met communément au rang des causes, nature, nécessité et fortune, et on y ajoute l'intellect et toute action dépendant de l'homme. Et chaque classe d'hommes délibère sur les choses qu'ils peuvent réaliser par eux-mêmes. Dans le domaine des sciences, celles qui sont précises et pleinement constituées ne laissent pas place à la délibération : par exemple, en ce qui concerne les lettres de l'alphabet (car nous n'avons aucune incertitude sur la façon de les écrire). Par contre, tout ce qui arrive par nous et dont le résultat n'est pas toujours le même, voilà ce qui fait l'objet de nos délibérations : par exemple, les questions de médecine ou d'affaires d'argent. Et nous délibérons davantage sur la navigation que sur la gymnastique, vu que la navigation a été étudiée d'une façon moins approfondie, et ainsi de suite pour le reste. De même nous délibérons davantage sur les arts que sur les sciences, car nous sommes à leur sujet dans une plus grande incertitude La délibération a lieu dans les choses qui, tout en se produisant avec fréquence demeurent incertaines dans leur aboutissement, ainsi que là où l'issue est indéterminée. Et nous nous faisons assister d'autres personnes pour délibérer sur les questions importantes, nous défiant de notre propre insuffisance à discerner ce qu'il faut faire. Nous délibérons non pas sur les fins elles-mêmes, mais sur les moyens d'atteindre les fins Un médecin ne se demande pas s'il doit guérir son malade, ni un orateur s'il entraînera la persuasion, ni un politique s'il &e...