Est-il exact de considérer l'attention comme un « état anormal, en contradiction avec la condition fondamentale de la vie psychologique ?
Publié le 04/03/2011
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I. — Notre pensée peut être dans deux attitudes différentes : ou bien elle passe d'une représentation à une autre, de celle-ci à une autre encore, dans une sorte de mouvement continu ; ou bien elle se fixe sur un objet particulier et, pendant un temps plus ou moins long, demeure concentrée sur lui : on dit alors qu'elle fait attention. Peu importe d'ailleurs que cette attention porte sur des sensations ou sur des idées, qu'elle soit aussi « spontanée «, produite par un intérêt naturel ou qu'elle soit « volontaire « et résulte d'un effort intérieur : la situation de l'intelligence reste la même ; elle est pour ainsi; dire stabilisée. Mais quel est le sens d'un tel état ? Comment convient-il de le situer dans la vie ordinaire de la conscience ? Quel rapport soutient-il avec cette dernière ? Est-il en quelque sorte dans sa direction naturelle ? Exprime-t-il autre chose qu'une forme supérieure de son activité essentielle ? N'est-il pas au contraire directement en opposition avec elle et ne faut-il pas y voir un état anormal ?
«
une « adaptation mentale » ; c'est l'effort de la pensée pour connaître ce que d'abord elle ne connaît pas.
Or elle nepeut arriver à cette connaissance qu'en projetant sur l'inconnu les connaissances qu'elle a déjà en sa possession,en éclairant l'obscur par les lumières dont elle dispose au préalable.
Ainsi qu'on l'a montré, elle commence parsupposer ce que la chose peut être, par émettre diverses hypothèses sur sa nature et ses qualités ; elle construitun schème et, lançant un appel à la mémoire, pénétrant comme en des plans de conscience de plus en plusprofonds, elle fait sortir toutes les richesses virtuellement contenues en elle, les projette sur ce qui est encoreobscur, et cela jusqu'au moment ou le schème se convertit en une idée nette.
Il s'établit ainsi entre le sujet etl'objet à connaître un va-et-vient qui se continue, un circuit qui reste ouvert tant que l'un n'a pas fait la conquêtede l'autre et n'est pas parvenu à se l'assimiler.
IV.
— Mais ceci même le prouve : si, en un sens, l'attention est un « monoidéisme », c'est, à un autre point de vue,un « polyidéisme », ou plutôt par suite du travail et du dynamisme de la pensée, le « monoidéisme » se résout en un« polyidéisme ».
Sans doute avec l'attention il n'y a plus dans la pensée qu'un objet unique et tous les autres sontrefoulés, contenus hors de l'esprit.
Et c'est là une nécessité.
Suivant l'expression du philosophe Hamelin, nous nedisposons que d'un « petit capital de conscience »; nous ne pouvons l'utiliser pour connaître une chose qu'à lacondition de laisser de côté tout le reste des objets différents : seule une intelligence infinie serait capable deposséder une attention assez large pour embrasser simultanément toute la réalité.
Mais précisément par suite dutravail auquel l'esprit se «livre sur la chose qu'il a ainsi séparée de toutes les autres, l'objet unique devient multiple ,il devient multiple parce que la pensée elle-même le multiplie, voit en lui tout un monde d'éléments, c'est-à-dire leconvertit en un système complexe d'objets différents, système d'autant plus complexe que la force de l'attentionest plus considérable et comporte moins d'oscillations.
C'est ainsi que quand l'entomologiste observe curieusementun insecte nouveau qu'il vient de rencontrer, il arrive- à discerner une foule de choses qui d'abord lui échappaient, àse donner la vision d'un tas de détails primitivement confondus dans la perception ; devant son regard et par sonregard, l'objet prolifère en quelque sorte ; il bourgeonne, il grossit, bref se développe en une multitude d'objetsdifférents.
N'est-ce encore ce qui se passe quand au lieu d'être « sensorielle » l'attention se fait « intellectuelle » ?Nous arrive-t-il, par exemple, de réfléchir à une pensée que nous avons rencontrée dans un auteur, qui nous afrappés ou surpris ? Aussitôt c'est tout un univers d'idées qui s'éveille et se presse dans notre conscience ; nousdécouvrons des points de vue qui d'abord se dérobaient, nous opérons des rapprochements et des comparaisonsauxquels nous n'avions pas songé, nous apercevons des beautés, une vérité, des conséquences que nous n'avionspas soupçonnées, nous faisons des réserves, des critiques, des appréciations dont primitivement nous ne voyionspas la légitimité.
Ce n'est plus une pensée unique que nous avons) devant nous, mais toute une masse globale depensées qui gravitent autour de la première et qui en jaillissent en l'épanouissant.
Bref, le « monoidéisme » estdevenu un « polyidéisme ».
Il ne faut donc pas dire que l'attention est un appauvrissement du champ de laconscience ; c'en est au contraire un magnifique enrichissement ; nous voyons plus et nous voyons mieux ou plutôtnous voyons plus parce que nous voyons mieux.
L'attention consiste dans « la chasse aux idées » ou plutôt elleproduit une surabondance d'idées, une puissante effloraison de représentations organisées entre elles dans le butque la pensée poursuit et qui est de conquérir une connaissance nouvelle.
Ribot nous parle d'un spectateur à l'Opéraqui se tient immobile dans son fauteuil et qui est ainsi attentif parce que cette attitude corporelle vient se refléterdans sa conscience : l'attitude de la conscience serait la conscience de l'attitude du corps.
C'est oublier que cettedernière s'explique seulement par une attitude d'un autre ordre qui se trouve par-dessous elle, à laquelle elle estadaptée, savoir une attitude mentale constituée par le travail de l'esprit auquel le spectateur se livre et qui faitqu'en lui les idées affluent, se compliquent parce qu'il cherche à mieux apprécier et à mieux sentir ce qui lui estimmédiatement présenté.
V.
— Nous pouvons maintenant conclure.
Que l'attention soit en même temps un « arrêt » et un « monoidéisme »,c'est ce qu'il faut admettre ; qu'elle soit en opposition directe avec la loi fondamentale de la conscience, c'est cequ'il n'est plus permis de reconnaître.
D'une part en effet, cet « arrêt » n'est pour la pensée que le point de départd'un « mouvement » ; d'autre part le « monoidéisme » se change en un « polyidéisme ».
Si donc il est vrai de direque le « mouvement » et le « polyidéisme » constituent l'état normal de la conscience, il n'est plus exact de voirdans l'attention un « état anormal » de cette même conscience.
Ne convient-il pas plutôt de la considérer commeen étant le prolongement direct, comme sa continuation naturelle ? En effet il ne faut pas le méconnaître : laconscience est loin d'être cette capacité inerte, cette « table rase » imaginée par d'empirisme ; bien loin de secontenter de subir passivement les impressions des choses, elle est avant tout une puissance de réaction contreelles, une faculté de dissociation, de sélection ; toujours elle se manifeste par le choix, choix indispensable à la vieparce que sans lui cette dernière n'est plus possible ou se trouve à chaque instant compromise ; elle n'est pas ce «phénomène accessoire », ce « luxe inutile » dont parle le matérialisme ; elle est une nécessité.
Or qu'est-ce quel'attention, sinon un choix dans le choix spontané et immédiat qui atteste sa réalité, choix nouveau qui n'est qu'unepreuve nouvelle) de son activité essentielle, puisque par elle la pensée arrive à débrouiller les choses, à les dominer,à se les adapter d'une façon plus lumineuse et par suite plus solide ?.
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