Est-ce un devoir de rechercher le bonheur ?
Publié le 28/01/2004
Extrait du document
«
fruit savoureux, ô Nature.
»
§ 2.
Bonheur et souverain bien dans la philosophie moderne.
Les métaphysiciens de l'époque classique ne s'expriment guère autrement.
Descartes, très proche du stoïcisme, pose comme règle de sa morale par provision', qu'il vaut mieux changer sesdésirs que l'ordre du monde et, dans ses lettres à Élisabeth, il distingue entrel'heur, «qui ne dépend que des choses qui sont hors de nous» et la béatitude,qui consiste «en un parfait contentement d'esprit et une satisfactionintérieure que n'ont pas ordinairement ceux qui sont les plus favorisés de lafortune, et que les sages acquièrent sans elle ».
Malebranche écrit que « lesdevoirs que chacun se doit à soi-même peuvent se réduire en général àtravailler à notre bonheur et à notre perfection », le bonheur résidant dans «la jouissance de plaisirs capables de contenter un esprit fait pour le souverainbien ».
Leibniz considère que « la nature a mis dans tous les hommes l'envied'être heureux et que cette tendance innée coïncide avec l'inclination vers lebien.
On connaît enfin la célèbre proposition de Spinoza : «La béatitude n'estpas la récompense de la vertu, c'est la vertu elle-même»: conception dubonheur qui n'a rien d'empirique, car il s'agit de cet idéal du sage qui a réaliséson essence.
« La béatitude ne consiste en rien d'autre qu'en l'amourintellectuel de Dieu.
§ 3.
Bonheur et moralité chez Kant.
C'est avec le christianisme qu'est apparue la distinction, voire l'opposition,entre la vertu et le bonheur, du moins le bonheur terrestre.
Certes, ditPascal.
malgré les misères de la vie humaine, l'homme « veut être heureux, etne veut i qu'être heureux, et ne peut ne vouloir pas l'être », mais c'est illusion de croire qu'il peut «être réjoui par ledivertissement», car le bonheur «vient d'ailleurs î et de dehors, et, ainsi, il est dépendant, et, partant, sujet à êtretroublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables ».
Et, avant tout.
comment pourrait-on mettre enbalance, comme il est dit dans le fameux pari, des «plaisirs empestés» et «une infinité de vie infiniment heureuse»?Mais c'est Kant qui, sur le plan philosophique et de façon systématique, a fondamentalement dissocié du bonheur lamoralité.
Kant commence par reconnaître que le bonheur est une fin réelle visée effectivement par tous les hommesen vertu d'une nécessité naturelle, parce qu'ils ont une sensibilité, c'est-à-dire des inclinations qui aspirent à sesatisfaire.
Pour l'atteindre, la raison intervient pour le choix des moyens qui doivent nous conduire à notre plus grandbien-être.
Ainsi l'action est ici commandée, non pas absolument, mais seulement comme moyen pour un autre but.En d'autres termes, l'impératif du bonheur est toujours hypothétique, alors que l'impératif du devoir est catégoriqueet commande absolument, par la seule considération de «l'intention, quelles que soient les conséquences», mêmecontraires au bonheur.Or, dans la recherche du bonheur, non seulement la raison lui est subordonnée, mais le concept du bonheur est siindéterminé qu'aucun homme ne peut avec précision dire ce qu'il désire et ce qu'il veut.
C'est que les éléments dece concept sont empiriques.
Veut-il la richesse ? beaucoup de connaissances et de lumières? une longue vie? lasanté? Dans tous ces cas, il est incapable de déterminer avec certitude, d'après un principe, ce qui le rendraiteffectivement heureux.
L'expérience ne nous enseigne que des conseils, non des commandements, et « le bonheurest un idéal, non de la raison, mais de l'imagination ».De plus et surtout, des principes empiriques sont toujours impropres à servir de fondement à la loi morale, qui doitvaloir pour tout être raisonnable, parce qu'ils sont dérivés à la fois «de la constitution particulière de la naturehumaine et des circonstances contingentes dans lesquelles elle est placée ».
Le principe du bonheur personnel necontribue donc en rien à fonder la moralité, car «c'est tout autre chose de rendre un homme heureux que de lerendre vertueux, de le rendre prudent et perspicace pour son intérêt que de le rendre vertueux ».
Le calcul del'intérêt peut aussi bien pousser au vice qu'à la vertu et « l'expérience contredit la supposition que le bien-être serègle toujours sur le bien-faire ».Il est donc radicalement faux et funeste d'ériger la recherche du bonheur en loi morale.
Est-ce à dire que le bonheurdoive être absolument exclu de la conduite morale ? Certainement non, à la condition, comme Kant ne cesse de lerépéter, que l'action proprement morale n'aura jamais pour principe le bonheur.D'abord, au pur mobile de la raison pratique, peuvent fort bien s'associer des charmes et agréments de la vie.
« Ilpeut même être utile de lier cette perspective d'une jouissance agréable de la vie avec le mobile suprême et déjàpar lui-même déterminant, mais seulement pour contrebalancer les séductions que le vice ne manque pas de fairemiroiter du côté opposé, ou pour y placer la puissance proprement motrice, même au moindre degré, quand il s'agitdu devoir.
»Ensuite, parce que « de même que grâce à la liberté, la volonté humaine peut être immédiatement déterminée par laloi morale, l'exercice fréquent, en conformité avec ce principe déterminant » peut « produire subjectivement unsentiment de contentement de soi-même » et « c'est un devoir d'établir et de cultiver ce sentiment, qui seul mérited'être appelé le sentiment moral ; mais le concept du devoir ne peut en être dérivé ».Enfin, et c'est sans doute par cette analyse que Kant tempère le plus son rigorisme, « cette distinction du principedu bonheur et du principe de la moralité n'est pas pour cela une opposition et la raison pure pratique ne veut pasqu'on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu'aussitôt qu'il s'agit du devoir, on ne le prenne pasdu tout en considération.
Ce peut même, à certains égards, être un devoir de prendre soin de son bonheur : d'unepart, parce que le bonheur (auquel se rapporte l'habileté, la santé, la richesse) fournit des moyens de remplir son.
»
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