En prenant des exemples précis, vous commenterez et discuterez cette remarque d'un auteur dramatique : « Les créatures du théâtre, comme celles de la vie, doivent garder une part d'ambiguïté et d'indétermination. Elles doivent rester pour nous des sujets d'interrogation... »
Publié le 02/04/2009
Extrait du document
Les vrais dramaturges n'ont jamais précisé les jeux de scène ou le décor de leurs pièces. Il y a dans Shakespeare, dans Molière, dans Musset, des formules aussi surprenantes que celle-ci : « La scène est n'importe où. « Les personnages sont « as you like it, comme il vous plaira «. Une saynète brillante de Noël Coward s'intitulait naguère (en 1944) Anyhow, « n'importe comment «. Où l'on voudra, quand on voudra : est-ce que l'on ne dit pas souvent aussi d'un accident inattendu qu'il est bête comme la vie ? Le Théâtre et l'Existence, pour paraphraser le titre du beau livre de Monsieur Henri Gouhier, ont ceci de commun qu'ils comportent toujours une marge d'indéterminé. Le personnage dramatique n'apporte aucun démenti à la règle : chacun peut s'y reconnaître, et pourtant chacun a été voulu dans un sens très précis. L'Auteur a bien pensé à faire un héros aimable et souriant : mais l'amateur ne verra en lui qu'un être falot, prétentieux et déplaisant. La créature, à peine sortie des mains de son créateur, devient immédiatement une sorte de propriété commune et indivise : elle tombe dans le domaine public. Elle n'est plus à l'auteur : elle est à tout le monde. Paul Valéry disait excellemment : « Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun se peut servir à sa guise et selon ses moyens : il n'est pas sûr que le constructeur en use mieux qu'un autre. « Aussi le personnage dramatique est-il toujours, à la façon pirandellienne, en quête d'un auteur et d'un public. Mais nous allons préciser ce qu'il faut entendre par là. Puis nous tenterons de montrer le caractère contestable de cet aphorisme. Enfin nous nous demanderons s'il y a lieu de considérer comme spécifique de la littérature dramatique cette ambiguïté des créatures, ou si l'on ne doit pas généraliser cette formule.
«
nul ne peut voir Henri IV dans l'Henri V de Shakespeare ou Egmont dans son Coriolan.
Tout le Théâtre historiqueserait alors condamné.
2.
« Quand on songe à la valeur, disait Emile Bréhier [Transformation de la Philosophie Française, p.
137, Paris,Flammarion, 1950), on songe trop à celui qui l'apprécie et non à celui qui l'incarne, à l'amateur et non au créateur,au critique et non au génie, etc..
» C'est là un défaut de notre temps.
Le dramaturge a vu, a voulu son personnage.Il le comprend mieux que personne.
C'est en lui qu'il faut tenter d'aller le comprendre.
Et il reste assez vain despéculer sur son indétermination extérieure.
La créature dramatique a été découverte tout entière, et enprofondeur, par l'auteur dramatique.
A lui elle s'est livrée une fois pour toutes, et intensément.
Seul l'auteur estcapable de comprendre l'essence intime de son héros.
Et tout le reste est littérature, ou critique dramatique, ce quiest pire encore.
3.
Mais il y a plus : quand on cherche à comprendre non dans ses « impressions de théâtre » mais par cette fusionintime du spectateur avec le héros qu'il admire, ce qui fait la singularité essentielle du personnage, la créature seprésente alors bel et bien tout entière et on la comprend toute ou on ne la comprend pas.
On ne reste pas entre lesdeux.
Quand l'amateur éprouve cette sorte d'enthousiasme dramatique qui le lie au personnage, il n'y a plus de pointd'interrogation.
Il y a des points de suspension.
Le point d'interrogation fait place à une conviction certaine.
On pourrait dire en dernière analyse que la véritable pièce se montre précisément grâce à ce signe infaillible : DonJuan, Phèdre, ou l'Isabelle d'Intermezzo nous révèlent leur âme au premier regard ; elles se dévoilent, elles sedénudent.
Leur connaissance ne laisse après elle aucune espèce d'ambiguïté.
III.
- JUGEMENT
1.
Tout ce qui a été dit ne saurait infirmer la formule citée que si l'auteur était lui-même capable de comprendredans sa totalité son ou ses personnages.
Or il est curieux de constater le sentiment d'étrangeté qu'éprouve ledramaturge après avoir procréé son héros.
Il se trouve précisément que le démiurge n'a pas du tout l'impressiond'avoir vraiment compris ce qu'il avait voulu faire exprimer dans sa pièce.
A un bout de l'échelle l'on aurait le trèsmauvais théâtre, où le dramaturge n'a pas voulu du tout s'exprimer dans sa pièce.
Dubech disait de Bataille qu'ilpeignait « dans une langue qu'on ne parle nulle part, des personnages qu'on ne rencontre nulle part ».
A cetteextrémité on trouverait le comédien qui ne connaît rien à la pièce qu'il va jouer, qui ne cherche pas à comprendre,qui « ne veut pas savoir » le sens de son rôle, le mannequin, la marionnette, le fantoche.
Mais à l'autre extrémité onaurait le très grand Auteur qui, sans reprendre les procédés de la Commedia dell'arte, a besoin du public pourcomprendre son personnage.
« Il m'est impossible, notait Beaumarchais du Mariage, de l'envoyer sans que la pièceait été jouée, car une comédie n'est vraiment achevée qu'arpès la première représentation.
»
Donc le public, les acteurs, les régisseurs concourent à donner de la pièce une façon de la comprendre qui ladévoilera peu à peu : et les créatures apparaîtront, d'Adrienne Lecouvreur à la Clarion, de Rachel à Sarah Bernhardt,comme de moins en moins indéterminés et peut-être aussi de plus en plus, car Phèdre était comprise tout entièrepar la Champmeslé, tandis que les obscurcissements successifs de chacun des nouveaux interprètes ne sauraientéclairer personne.
A chacun sa Phèdre ; il y a la janséniste, la vicieuse, l'incestueuse, la trop pure, la demi-sainte, lafolle furieuse, la jalouse, la surpassionnée, etc., et le pire écueil, c'est qu'elles sont toutes vraies.
2.
Mais l'on peut reprocher à cette formule une fâcheuse inexactitude : elle pèche en effet par incomplétude.
Sicela est vrai du théâtre, et de la vie, cela le sera tout autant de la Poésie, du Roman ou de l'Histoire.
C'est encore Valéry que nous citerons ici : « Un poème, comme un morceau de musique, n'offre en soi qu'un textequi n'est rigoureusement qu'une sorte de recette : le cuisinier qui l'exécute a un rôle essentiel.
» L'on n'empêcherapas plus le lecteur de poèmes que le liseur de romans de voir à sa façon Julien Sorel ou les couleurs des voyelles :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu...
dit Rimbaud.
A noir, E blanc, I bleu, O rouge, U jaune, dit R.
Ghil.
A et I sont blanches, O rouge, U noire, dit Hugo.
Allez prouver le contraire !
3.
Enfin l'on pourrait chicaner l'ambiguïté, car il y a plus poly-interprétation que duplicité proprement dite.
HomoDuplex, le personnage ? Entre le spectateur et l'auteur, il y a place pour les organisateurs, les acteurs et demultiples corps de métiers.
De Giraudoux (mort) à nous, la Folle de Chaillot passait à travers Marguerite Moreno,Louis Jouvet, Christian Bérard, par une crise posthume où l'on pouvait au moins retrouver cinq sens du personnage !il reste que la créature est d'essence indéterminée.
Les six personnages restent éternellement en quête d'amateurs,même lorsqu'ils ont trouvé leur auteur.
CONCLUSION
Généralisons : il n'en est pas de tous les genres comme du Théâtre ; et l'on a sans doute rarement l'occasion devoir à ce point une marge d'interrogation, un halo de rêve border les objets d'art, sortant encore tout chauds ducerveau du créateur.
Pourtant, quel musicien peut espérer se faire comprendre de tous au même titre ? Quel.
»
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