Edmund Husserl : La crise de l'humanité européenne et la philosophie
Publié le 26/01/2014
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Edmund Husserl La crise de l'humanité européenne et la philosophie Introduction, commentaire et traduction par Nathalie Depraz Collection dirigée par Laurence Hansen-Løve Edition numérique : Pierre Hidalgo La Gaya Scienza, © mars 2012 1 Table des matières Avant-propos ................................................................. 4 1. Repères biographiques et historiques ....................... 6 Les débuts ........................................................................ 6 La découverte de l'intentionnalité ................................... 7 Le témoin vigilant de son temps ...................................... 9 2. La phénoménologie, une méthode en prise sur l'existence .....................................................................12 Husserl, penseur de la crise ........................................... 12 La crise des sciences européennes........................ 12 La crise de la philosophie .................................... 20 Une crise du sens ? .............................................. 23 « La philosophie comme science rigoureuse » .............. 25 L'idée originelle de la philosophie ....................... 25 L'attitude du philosophe : ne rien présupposer .. 27 « Le principe des principes » : l'intuition originaire -La réduction eidétique ............................................. 30 La réduction, opération méthodique de la phénoménologie ............................................................ 34 L'« époché » ........................................................ 34 La réduction* transcendantale et la constitution* ................................................................................... 37 2 La réduction au « monde de la vie »* (Lebenswelt) ................................................................................... 40 Résumé des étapes méthodologiques de la phénoménologie ............................................................ 43 Commentaire ............................................................... 46 Sciences de la nature et sciences de l'esprit ................... 47 L'esprit de l'Europe ........................................................ 54 Une conception téléologique* de l'histoire .................... 57 L'humanité et la communauté des philosophes ............ 65 Raison et rationalisme ................................................... 69 La Crise de l'humanité européenne et la philosophie . 74 1 ...................................................................................... 74 2 ..................................................................................... 96 3 .................................................................................... 114 Lexique ....................................................................... 116 À propos de cette édition électronique ...................... 120 3 Avant-propos Introduire à la lecture d'un texte de Husserl, bien qu'il s'agisse ici, avec la Crise de l'humanité européenne et la philosophie, d'une conférence prononcée devant un auditoire assez ouvert, pose de très nombreux problèmes. En effet, la phénoménologie dont Husserl est le fondateur se présente comme une discipline de pensée app aremment peu susceptible d'être vulgarisée. Se donnant comme une expérience et une méditation qui trouve son lieu d'ancrage philosophique dans les Méditations Métaphysiques de Descartes, la phénoménologie est un cheminement que chaque lecteur est invité à suivre, et à plus forte raison, à répéter pour lui-même. « Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois en sa vie » se replier sur lui-même », affirme Husserl dans les Méditations Cartésiennes1. La phénoménologie requiert en effet un effort de réflexion sur soi-même. C'est ce qui fait d'elle une philosophie dont le point de départ est la subjectivité. On ne saurait pour autant la confondre avec un quelconque subjectivisme qui ramène tout ce qui est à l'être du sujet ou de la pensée. Inversement et parallèle1 Méditations Cartésiennes, Paris, Colin, 1931, trad. fr. E. Levinas et G. Pfeiffer, Éd. Vrin, 1947, § 1, p. 2 (abrégé MC dans la suite du texte et des notes). 4 ment, l'objectivisme ne valorise que la réalité de l'objet en faisant fi des données subjectives qui me permettent d'y accéder. Ces deux attitudes sont caractérisées par la négation de leur opposé : préjugeant ainsi d'une opposition entre sujet et objet, elles sont à ce titre naïvement dualistes. L'attitude phénoménologique, au contraire de ces dernières, dénonce l'opposition du sujet et de l'objet qui les sous-tend comme un préjugé et veut ainsi dépasser cette opposition, cherchant dans l'expérience l'unité d'un sens antérieur à tout dualisme stérile. 5 1. Repères biographiques et historiques Edmund Husserl (1859-1938) naît à Prosznitz en Moravie d'une famille juive libérale, et s'engage dans des études scientifiques à Berlin, puis à Vienne. Les débuts Mathématicien de formation, Husserl soutient en 1883 un doctorat sur le concept de nombre. Son premier ouvrage qui date de 1891 s'intitule éloquemment La Philosophie de l'arithmétique. Son intérêt va dès lors principalement à des questions touchant à la logique : Il publie ainsi en 1900-1901 les Recherches logiques. Malgré cette formation logico-mathématique, Husserl étudie dès 1882 le Nouveau Testament sous l'influence du tchèque Masaryk. En 1884, il se procure la Phénoménologie de l'esprit de Hegel ; durant l'hiver 1884-1885, il suit les cours du célèbre psychologue de l'époque, Franz Brentano, sur la philosophie pratique et l'empirisme de David Hume. Le 26 avril 1886 enfin, toujours sous l'influence de Masaryk, Husserl se convertit au protestantisme. 6 La découverte de l'intentionnalité Dès ces années-là, il semble que l'intérêt de Husserl s'oriente de plus en plus vers la philosophie, et en l'occurrence vers la psychologie. C'est pourquoi on est peu surpris de trouver sous sa plume dans le deuxième tome des Recherches logiques, après un premier tome consacré notamment à l'objectivité des formes logiques, des considérations qui redonnent à la subjectivité son rôle et sa place. C'est ici que se fait sentir l'influence de Brentano dont la remarque-clé jouera un si grand rôle pour l'élaboration philosophique de Husserl : la conscience est toujours conscience de quelque chose, c'est-à-dire est toujours conscience intentionnelle. Avec cette découverte, l'entrée de Husserl en philosophie est consommée. « Le mot intentionnalité ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale qu'a la conscience d'être conscience de quelque chose (...) 2. » Par cette prise de conscience, Husserl s'achemine vers la formulation d'une philosophie nouvelle. L'intentionnalité est cette opération qui porte la conscience vers son objet, lequel, dès lors, advient littéralement comme sens pour elle. La visée intentionnelle de la conscience est ce qui annule l'idée même d'une opposition du sujet et de l'objet, où ces deux pôles seraient extérieurs l'un à l'autre et existeraient comme indépendamment l'un de l'autre. 2 Op. cit., § 14, p. 28. 7 La conscience est conscience de quelque chose. Cela signifie : la conscience est ouverte sur autre chose qu'ellemême et devient elle-même en se pénétrant de cet autre. Simultanément, cette chose qui est visée (perçue) par la conscience n'acquiert une existence que sous le regard de celle-ci : l'intentionnalité est cet échange interactif continuel de la conscience et du monde, par quoi ce dernier prend sens pour la conscience, et la conscience pour le monde. Je regarde les branches d'un arbre par la fenêtre. Certes, même si je ne regardais pas ces branches, elles continueraient bien pourtant, par exemple, à ployer sous les fruits : il y a donc une objectivité des branches, qui sont bel et bien indépendamment de moi et de mon regard. Cependant, tant que je ne porte pas mon regard sur elles, les branches n'existent pas pour moi, elles ne sont qu'en elles-mêmes. Ainsi, pour le phénoménologue, le niveau d'être de l'objet « branche » en tant que réalité en soi, purement objective, c'est-à-dire sans aucune intervention d'un sujet, n'est que la dimension première et la plus pauvre de la branche. Dès que cette dernière est appréhendée par un sujet, elle apparaît sous mon regard et acquiert un niveau d'être plus complexe. Ce n'est cependant que lorsque la branche m'apparaît certes, mais telle qu'elle est en elle-même, c'est-à-dire quand les deux premiers niveaux d'être, objectif et subjectif, sont conjoints qu'elle advient comme proprement phénoménologique. En phénoménologie, l'être égale l'apparaître : seul est ce qui apparaît, et la notion d'apparition, loin de se ramener à l'apparence illusoire, équivaut à l'être même. La phénoménologie, se caractérisant comme un retour aux choses 8 elles-mêmes, se présente comme la description de toutes les choses qui m'apparaissent, non de manière simplement subjective, mais bien telles qu'elles sont en ellesmêmes : cette apparition pour moi de ce qui est tel qu'il est se nomme phénomène?, et est l'objet de la phénoménologie. C'est cet acquis fondamental de l'intentionnalité qui constitue la première pierre de l'édifice de la phénoménologie, posée notamment dans les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, sous l'expression de « corrélation intentionnelle » ou « corrélation noético-noématique ». Le témoin vigilant de son temps L'activité avant tout théorique de Husserl est toutefois dès le début solidaire d'une attention aiguë à la situation intellectuelle de ces premières décennies du XXe siècle. Dès 1910-1911, dans un opuscule intitulé La Philosophie comme science rigoureuse, il dresse un réquisitoire contre l'état de division et de décadence qui règne dans les sciences. La principale critique du phénoménologue à l'égard des savants de son temps porte sur l'aveuglement dont ils font preuve vis-à-vis de leur propre démarche, c'est-à-dire sur l'absence de réflexivité de leur attitude scientifique. Husserl adopte au contraire une attitude dont la vigilance critique est extrême : toute affirmation, tout ? Les astérisques renvoient au lexique, p. 96. 9 jugement est sans cesse soumis au crible de la critique. Rien n'est jamais accepté comme tel sans être interrogé à nouveaux frais. Ce n'est cependant qu'à partir des années vingt que l'attention du phénoménologue, qui s'était jusque-là peu portée, il est vrai, sur la situation historique et politique contemporaine, va se trouver polarisée sur la question de l'Histoire, à mesure aussi que la crise politique s'aggrave en Allemagne, et inscrit en surface la crise profonde des sciences. La Crise de l'humanité européenne et la philosophie, prononcée le 7 mai 1935 au Kulturbund de Vienne, apparaît ainsi comme un « manifeste3 ». Depuis 1928 en effet, année où Husserl a pris sa retraite de l'Université, a fortiori depuis 1929, date à partir de laquelle il a été éloigné de toute activité d'enseignement par l'arrivée de Heidegger qui lui succède à Fribourg, Husserl vit retiré. Tout en reconnaissant le talent de son ancien élève au point d'affirmer en substance que la phénoménologie, c'est luimême et Heidegger, et personne d'autre, il formule dès 1929 des inquiétudes sur la manière dont s'oriente la philosophie de ce dernier, et notamment depuis Être et temps (1927). A partir de 1933, date de la prise du pouvoir par les Nazis, Husserl se voit retirer toute activité académique, toute manifestation publique, toute liberté de presse. Le 3 Le mot est de S. Strasser dans sa préface au texte pour les Éd itions Aubier-Montaigne, 1977. 10 sens de l'Histoire se dérobe, le pouvoir de la raison est défaillant, et Husserl ne peut agir par la parole. Malgré sa situation tragique, il refuse une invitation de l'Université de Californie. Il décline en outre nombre d'exhortations à donner des conférences, dans la crainte de susciter de plus belle la haine des juifs. Il demeure coûte que coûte à Fribourg. Son travail philosophique le requiert en ce lieu. Ce n'est qu'à de très rares reprises, à Vienne ou encore à Prague, qu'après de longues hésitations, Husserl s'exprime sur ce qui lui tient le plus à coeur. Il est question de la tâche infinie de la raison et du sens de l'Histoire, contre tous les irrationalismes. C'est à ce titre que la Crise de l'humanité européenne est un manifeste, qui relève le défi du sens et de son unité dans l'expérience. Il y a en effet une unité du sens, et cette unité, qui se donne à moi dans l'expérience que je fais des phénomènes, est cela même qui rassemble et ressaisit le réel pour l'élever à sa cohésion maximale, c'est-à-dire lui donner sens contre le morcellement incohérent et la dispersion des faits bruts. C'est dans la mesure aussi où ce texte plaide pour le sens contre l'absurde qu'il est comme tel proprement phénoménologique. 11 2. La phénoménologie, une méthode en prise sur l'existence Husserl, penseur de la crise La crise des sciences européennes Cette expression « crise des sciences européennes » est la première partie du titre du dernier ouvrage de Husserl, écrit entre 1934 et 1937 et non publié de son vivant4. La Conférence de Vienne, que nous avons choisi d'étudier, en est donc la première trace publique, les Conférences de Prague prononcées en novembre 1935 prolongent à leur tour et approfondissent cette cellule originaire qui aboutira à la Krisis. Dans ce texte ultime de la Krisis, Husserl traite de la crise des sciences européennes. Nous tenterons de faire apparaître comment la crise des sciences que décrit Husserl exprime en profondeur la crise des valeurs qui déchire l'Europe dans les années trente. Loin de séparer crise des sciences et crise éthico-politique, Husserl décrit phéno4 Intitulé La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, trad. fr. et préface de G. Granel (abrégé Krisis dans la suite du texte et des notes). 12 ménologiquement, en son unité, la crise que vit l'Europe. Selon lui en effet, la crise est une, et seul un retour réflexif sur l'état des sciences peut permettre d'élucider le sens de la crise qui s'est manifestée jusqu'au niveau politique. Quel est le sens de cette « crise des sciences » ? Au début de la Krisis, Husserl commence par suspecter la pertinence d'une telle expression : « Est-il sérieux de parler purement et simplement d'une crise de nos sciences ? Cette expression, qu'on entend aujourd'hui partout, n'estelle pas outrancière ? Car la crise d'une science, cela ne signifie rien de moins que le fait que sa scientificité authentique - ou encore la façon même dont elle a défini ses tâches et élaboré en conséquence sa méthodologie - est devenue douteuse (...). Comment pourrait-on parler d'une crise des sciences positives ? Car cela comprendrait une crise de la mathématique pure, une crise des sciences exactes de la nature, que nous ne pouvons cesser d'admirer comme étant les modèles d'une scientificité rigoureuse et au plus haut point féconde5. » Et Husserl de louer l'idéal d'exactitude des sciences, qu'il s'agisse de la physique classique ou de la très récente physique des quanta à laquelle il fait d'ailleurs allusion, idéal qui est leur apanage et leur fécondité propres. L'idée d'une crise des sciences ne concerne par conséquent ni leur méthodologie bien établie, ni leur réussite constante. 5 Op. cit., pp. 7-8. 13 En quel sens peut-on alors encore parler d'une crise des sciences ? Il convient pour ce faire de distinguer deux notions différentes de la « scientificité ». Pris en un premier sens, scientificité signifie rigueur méthodologique et il n'y a pas lieu là de dépister une quelconque crise des sciences. En un second sens cependant, scientificité acquiert une signification positiviste et veut dire dès lors, réduction de la science à la seule connaissance des faits. Cette compréhension réductrice de la science domine, comme leur tendance naturelle, toutes les sciences. Elle dénote une crise profonde du statut de la scientificité en Europe, c'est-à-dire, comme nous le verrons, de l'exigence philosophique elle-même : « le positivisme décapite la philosophie », s'exclame en effet Husserl6. Ce risque positiviste que courent les sciences a une double conséquence : d'une part, l'attention du scientifique est polarisée sur l'étude du fait, qu'il s'agisse des corps matériels visibles à l'oeil nu, des microparticules ou même, dans les sciences de l'esprit, du psychisme, de la société ou de la langue. D'autre part, ce privilège accordé à la pure observation des faits entraîne un aveuglement visà-vis de l'instance subjective elle-même. En fait, l'idée majeure de Husserl - et qui est pour lui responsable de cette crise que traversent actuellement les sciences - est celle du désintérêt des scientifiques pour leur propre subjectivité à l'oeuvre dans leur démarche, c'est-à-dire du défaut de réflexivité de leur recherche. L'obscurité dans laquelle se meuvent aujourd'hui les sciences provient donc 6 Op. cit., p. 14. 14 de l'absence d'attention portée à « l'énigme de la subjectivité » qui travaille en elles : positivisme est ici synonyme pour Husserl d'objectivisme, objectivisme qui naît selon lui avec Galilée et la mathématisation de la nature. Quelle est cette révolution de la conception de la science, et donc aussi de l'esprit scientifique lui-même, qui naît avec la mathématisation de la nature ? Il importe avant tout de connaître le sens de cette mathématisation galiléenne de la nature. Les géométries platonicienne et euclidienne conservent un lien étroit avec le sensible en ce qu'elles figurent de façon géométrique les nombres compris comme des idées, et s'appliquent par là même à produire une copie sensible des idées intelligibles. Au contraire la géométrie du XVIIe siècle se constitue comme une discipline bien plus abstraite. Elle veut rompre délibérément avec le réfèrent sensible. Se nommant « géométrie analytique », elle adopte le langage abstrait de l'algèbre. Dès lors, la nature, idéalisée en formules algébriques, devient tout entière une multiplicité mathématique. Ayant rompu ses attaches avec la réalité sensible, cette nouvelle géométrie algébrisée s'élabore comme un domaine formel autonome, ayant ses règles et ses procédures propres. Mathématiser la nature, c'est donc en faire un « objet » abstrait régi par des lois universelles, et déconnecté du divers sensible et individuel. Ainsi naît ce que l'on appelle aujourd'hui la « physique mathématique ». La « nature » (phusis en grec) reçoit alors le nom de physique. Avec la mathématisation de la nature, c'est-à-dire avec le début de la physique comme discipline scientifique naît aussi un type d'esprit focalisé 15 sur son objet, la nature physique, aveugle par conséquent à lui-même en tant que sujet opérant. Husserl date cependant de la deuxième moitié du XIXe siècle le devenir positiviste explicite des sciences et vise ici sans doute les scientifiques héritiers de la philosophie positive d'Auguste Comte. Ce dernier, auteur du Cours de Philosophie positive, fonde une philosophie en rupture avec toute métaphysique. Il promeut en effet une attitude fondée exclusivement sur l'expérience et mue par une confiance sans bornes envers la science. Parmi les scientifiques qui vont reprendre à leur compte cette rupture avec la métaphysique et cet enracinement dans l'expérience, on compte aussi bien Bernard, Pasteur, Berthelot ou Hôckel en chimio-physiologie que Renan et Taine en histoire ou même Littré en philologie, que Lange, Wundt ou Fechner en psychologie expérimentale et jusqu'à Durkheim en sociologie un peu plus tard, dont le mot d'ordre est de « traiter les faits sociaux comme des choses ». Ce que critique Husserl sous le nom de positivisme correspond en fait à sa dérive possible en scientisme, c'est-à-dire à une attitude caricaturale qui réduit tout aux faits. Ceci est certainement l'image que Husserl, en homme du XXe siècle, a pu avoir du positivisme, et non ce que celui-ci a effectivement été comme philosophie propre au XIXe siècle. Or, nous dit Husserl, « de pures sciences positives font des hommes purement positifs7 », des hommes qui sont des fétichistes du fait et ne s'interrogent donc guère en 7 Op. cit., p. 10, trad. modifiée. 16 retour sur le regard qu'ils portent sur ces faits, c'est-à-dire sur l'acte ou le vécu par lequel ils accèdent aux faits. « Un fait est un fait », telle est leur vérité. Mettant tout l'accent sur le fait comme tel, sur le quoi, ils ne questionnent nullement le mode d'accès au fait, le « comment de sa visée ». Ainsi, un homme positif est un homme qui, ne réfléchissant pas ses actes vécus eux-mêmes, a tendance à faire abstraction, et de sa subjectivité, et du sens inhérent à quelque fait que ce soit. N'étant pas attentif à ceci qu'un fait n'est jamais distinct de son sens pour moi, ou que l'objet n'est pas différent du regard que je porte sur lui, un tel esprit pense la visée scientifique comme séparée des problèmes vitaux que se pose l'humanité. En ce sens, « cette science n'a rien à nous dire (...). Les questions qu'elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse, pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou l'absence de sens de toute cette existence humaine8 ». Husserl lie donc ici inévitablement crise des sciences européennes, en tant qu'elles sont réduites à leur dimension positiviste, et crise des valeurs de l'humanité : la crise « réelle » n'est en aucune manière éludée au profit d'une crise prétendument plus véritable des sciences. Il n'y a dans cette optique aucune opposition entre crise des sciences et crise des valeurs, mais il s'agit bien d'une seule et même crise, dont Husserl s'attache à décrire phénoménologiquement l'unité. 8 Op. cit., p. 10. 17 Toutefois, l'état de crise dominant aujourd'hui et lié à ce mode positif de pensée qui sépare recherche scientifique objective et quête du sens de notre vie n'a pas toujours, selon Husserl, prévalu. D'où vient donc cette « altération positiviste de l'idée de la science9 » ? Pour saisir le sens de la crise actuelle des sciences européennes, il s'avère nécessaire de retracer la genèse du processus qui la rendit possible. Au Moyen Âge, l'unité est celle de la raison et de la foi et, même si la pensée discursive est bien, comme on l'affirme communément, au service de la théologie qui culmine dans la foi comme sa vérité dernière, on ne peut cependant oublier que la foi elle-même est « en quête de l'intelligence » : c'est ce que manifeste par exemple Saint Anselme au XIIIe siècle dans son ouvrage intitulé le Proslogion, portant précisément pour sous-titre Fides quaerens intellectum, « la foi en quête de l'intelligence ? » Intelligence rationnelle et foi vive s'allient dans la recherche une du sens. Husserl témoigne clairement de sa nostalgie pour cette époque où régnait l'unité du sens. La Renaissance, époque où naît le principe de l'imitation de l'Antiquité sous la forme d'un nouveau platonisme, introduit l'idée que l'homme idéal est l'homme théorique : « L'homme antique est celui qui se forme luimême grâce à la pénétration théorique de la libre son10. » La Renaissance libère donc un espace pour la rai9 Op. cit., p. 10. 10 Op. cit., p. 12. 18 son et son exercice. Les motifs profonds de la crise que connaît aujourd'hui l'Europe sont à dépister dans cet idéal de rationalité universelle qui se manifeste explicitement au XVIIe siècle. En effet, en un sens, cet idéal d'évidence rationnelle universelle recèle une fécondité : il avère sa réussite dans les sciences positives (physique mathématique naissante, astronomie conquérante). En un autre sens cependant, il a pour résultat un ébranlement de plus en plus net de la métaphysique, dont Kant à la fin du XVIIIe siècle dressera dans la Préface à la Critique de la Raison pure un bilan sévère : alors que les mathématiques, dès Thalès, et la physique plus récemment avec Galilée, sont toutes deux entrées dans la voie sûre de la science en se constituant en disciplines rationnelles fondées sur l'expérience, la métaphysique, spéculation abstraite qui s'élève au-dessus des enseignements de l'expérience, n'a pu se constituer comme science. Elle est demeurée, comme le dit Kant, une arène où s'affrontent les thèses les plus opposées, sans qu'une vérité objective ne puisse en émerger, précisément parce que les principes que brandissent les métaphysiciens dépassent les limites de toute expérience, c'est-à-dire aussi le pouvoir de la raison humaine. C'est pourquoi, Kant limite la connaissance à ce qui est issu de l'expérience, aux phénomènes* et rejette les idées métaphysiques du monde, de l'âme et de Dieu (les choses en soi) dans l'inconnaissable. En fait, le devenir positiviste de la science n'est pas à la hauteur de sa visée universelle, visée proprement métaphysique qui a pour rôle d'enraciner les diverses sciences positives spécialisées dans une unité supérieure qui soit leur fondement universel. La philosophie, dans sa visée métaphy19 sique, a donc selon Husserl un rôle de re-fondation radicale des sciences, renouant ainsi avec l'idée aristotélicienne de la philosophie comme « science de l'Être en tant qu'être, pris universellement et non dans l'une de ses parties » (Métaphysique, K, 3), idéal de la philosophie première comme fondement unitaire et radical des sciences. « Le concept positiviste de la science, écrit Husserl, est à notre époque par conséquent, historiquement considéré, un concept résiduel. Il a laissé tomber les questions que l'on avait incluses dans le concept de métaphysique », question du sens de l'Histoire, de la raison, question de Dieu comme « source téléologique* de toute raison dans le monde, question du sens du monde ou de l'immortalité11. » Ceci est la raison pour laquelle la « crise des sciences européennes » est en fait tout entière le symptôme d'une crise plus profonde encore, et qui est celle de la philosophie elle-même. La crise de la philosophie C'est dans l'Introduction aux Méditations cartésiennes que Husserl fait le plus clairement état de la crise que connaît au début du XXe siècle la philosophie elle-même, pour n'avoir pas suivi l'enseignement des Méditations métaphysiques de Descartes qui nous invite ici à un « retour au moi des cogitationes pures12 », à titre de fondement radical absolu. C'est à l'évidence ce désintérêt des sciences pour un fondement dans l'ego cogito en tant que 11 Op. cit., pp. 13-14. 12 MC, § 1, p. 2. 20 noyau indubitable de certitude qui a entraîné l'obscurité de leur démarche. Descartes en effet « inaugure un type nouveau de philosophie. Avec lui la philosophie change totalement d'allure et passe radicalement de l'objectivisme naïf au subjectivisme transcendantal, subjectivisme qui, grâce à des essais sans cesse renouvelés et pourtant toujours insuffisants, semble tendre à une forme nécessaire et définitive. Cette tendance constante n'aurait-elle pas un sens éternel, n'impliquerait-elle pas une tâche éminente à nous imposée par l'Histoire elle-même, et à laquelle tous nous serions appelés à collaborer ? 13 » Or, le diagnostic de Husserl est plus que sévère : la philosophie est en crise parce qu'elle a perdu toute unité, tout autant dans la manière de poser ses objectifs que dans sa méthode propre : « (...) au lieu d'une philosophie une et vivante, que possédons-nous ? Une production d'oeuvres philosophiques croissant à l'infini, mais à laquelle manque tout lien interne. Au lieu d'une lutte sérieuse entre théories divergentes, dont l'antagonisme même prouve assez la solidarité interne, la communauté de base et la foi inébranlable de leurs auteurs en une philosophie véritable, nous avons des semblants d'exposés et de critiques, un semblant de collaboration véritable et d'entraide dans le travail philosophique. Efforts réciproques, conscience des responsabilités, esprit de collabo- 13 Op. cit., § 2, pp. 3-4, trad. modifiée. L'un de ces essais en direction d'un subjectivisme transcendantal achevé correspond à la révolution opérée par Kant dans la connaissance : le sujet transcendantal devient la condition de possibilité de toute connaissance. 21 ration sérieuse en vue de résultats objectivement valables, c'est-à-dire purifiés par la critique mutuelle et capables de résister à toute critique ultérieure, - rien de tout cela n'existe. Comment une recherche et une collaboration véritables seraient-elles possibles ? N'y a-t-il pas presque autant de philosophies que de philosophes ? Il y a bien encore des Congrès philosophiques ; les philosophes s'y rencontrent, mais non les philosophies. Ce qui manque à celles-ci, c'est un « lieu » spirituel commun où elles puissent se toucher et se féconder mutuellement14. » La philosophie est en proie à une dissémination de son sens : les motifs en sont l'absence d'une communauté soudée des philosophes et l'inexistence d'une recherche mue par le désir un de la vérité. Le déficit d'une telle impulsion philosophique se traduit par une multiplication indéfinie des écrits et l'emprunt à une rhétorique qui transforme la philosophie en une littérature impressionniste, au lieu de lui conférer cette radicalité que réclament la rigueur et la responsabilité du philosophe vraiment philosophe. Cette lucidité que déploie Husserl à l'égard de son époque, dont Descartes déjà au XVIIe siècle témoignait, offre une analyse pour le moins éloquente de l'état de la philosophie, qui pourrait être appliquée telle quelle à l'époque contemporaine : le post-modernisme est la manifestation la plus criante de cette « dissémination » du sens. Le constat que dresse Husserl au début du XXe siècle a donc aussi une vertu transhistorique. Ce qui se fait jour 14 Op. cit., § 2, p. 4. 22 en effet, par-delà la crise de la philosophie en tant que discipline historique inscrite dans une époque donnée, c'est l'évidence d'une perte du sens lui-même. L'état de division dans lequel se trouve la philosophie nous invite par conséquent à réfléchir sur le risque ultime auquel il conduit, à savoir sur l'éclatement du sens lui-même. Une crise du sens15 ? En 1935, Husserl ne peut que se désespérer de la défaillance du sens. Il s'agit pourtant de ne pas confondre trop vite sens et valeur, comme si l'absence de sens provenait uniquement d'une lacune d'ordre éthique. Certes, la crise du sens se manifeste bien par une crise des valeurs, crise éthico-politique à laquelle Husserl, ainsi qu'on l'a montré, n'est en aucun cas indifférent. Cependant, sa tâche de phénoménologue consiste à reconduire inlassablement la crise éthique à une crise plus radicale qui est celle de la raison elle-même16. En ce sens, l'éthique ne saurait valoir comme philosophie première. Fidèle à son exigence méthodique, le phénoménologue est mû bien plutôt par sa raison, faculté critique et interrogative. La crise du sens est dès lors au fond une crise de la raison et, 15 Expression utilisée par J. Patocka (1907-1977), phénoménologue tchèque ayant beaucoup médité les écrits de Husserl, dans les titres mêmes des ouvrages suivants : La Crise du sens, tome 1 : « Comte, Masaryk, Husserl », Bruxelles, Ousia, 1985, préface de H. Declève ; tome 2 : « Masaryk et l'action », Bruxelles, Ousia, 1986, postface de H. Declève. 16 Voir plus loin p. 47, « Raison et rationalisme ». 23 en un certain sens, Husserl s'avère assez proche du Kant de la Critique de la Raison pratique : tous deux insistent sur le pouvoir de la Raison en tant que faculté législatrice du contingent. La Raison donne sa loi au donné sensible matériel qui est par définition sans loi, et instaure ainsi un ordre du sens. Chacun à sa manière, Kant et Husserl donnent sens aux faits, soit que se trouve donné dans la nature un ordre de la finalité comme conformité du fortuit à des lois, ordre final qui débouche sur une théologie (Kant), soit que la raison imprime elle-même à la nature, de manière intentionnelle, sa finalité (Husserl) 17. C'est cet ordre du sens qui est, dans les années trente, battu en brèche, et que Husserl s'attache à restaurer, du moins par la parole, contre toute mystique irrationnelle. La crise politique et éthique, qui correspond à la montée des totalitarismes, apparaît bien comme la manifestation en surface d'une crise plus profonde de la raison, dont l'état d'aveuglement des sciences et de la philosophie plus encore, sont les révélateurs aigus. Loin d'« éluder la crise réelle », Husserl, par son sens de la responsabilité philosophique, la ressaisit jusqu'à sa racine dans son unité. 17 Voir plus loin p. 48, « Une conception téléologique de l'histoire ». 24 « La philosophie comme science rigoureuse » L'idée originelle de la philosophie À l'appendice XXVIII au paragraphe 73 de la Krisis, datant de l'été 1935, on trouve cette phrase devenue célèbre : « La philosophie comme science, comme science sérieuse, rigoureuse, et même apodictiquement rigoureuse : ce rêve est fini [der Traum ist ausgeträumt] 18 » Husserl ne reprend en aucune manière, ainsi que le note F. Dastur19, cette déclaration à son propre compte : il s'agit clairement d'un jugement porté sur l'époque, comme la suite du texte l'explicite. Les « temps sont révolus » où « un lien entre science et religion, capable, comme le revendiquait la philosophie médiévale, de mettre en harmonie la foi religieuse et la philosophie » était encore possible. « Telle est la conviction dominante. Un flot puissant, et qui s'enfle toujours, submerge l'humanité européenne : c'est aussi bien celui de l'incroyance religieuse que celui d'une philosophie qui renie la scientificité20 » Ce constat pessimiste du danger que court la philosophie de se perdre comme « science rigoureuse », c'est-àdire comme philosophie véritable, est pour Husserl l'occasion de redire haut et clair ce qu'est pour lui l'idée 18 Krisis, p. 563. 19 Françoise Dastur, « Réduction et intersubjectivité », Husserl, collectif sous la direction de E. Escoubas et de M. Richir, Grenoble, Millon, Krisis, 1989, p. 43. 20 Krisis, p. 564. 25 originelle de la philosophie. Il convient en effet de renouer avec le sens un de la philosophie qui s'est exprimé aux époques passées où la rigueur scientifique et la responsabilité du philosophe s'imposaient comme le sens même de la philosophie. Dès 1911, dans l'opuscule intitulé La Philosophie comme science rigoureuse, Husserl donne à la philosophie ce sens et cette tâche ultimes de re-fondation radicale des sciences elles-mêmes. Il ne s'attache donc pas là aux objets spécifiques à chaque science, mais au sens que revêt la notion de scientificité elle-même en tant que la philosophie en est radicalement dépositaire. Cette dernière s'instaure ainsi comme la source originaire fondatrice de toute science particulière donnée qui n'est que subordonnée, au regard de la philosophie ; en effet, chaque science couvre un domaine, une « région » de ce qui est : son objet est donc « régional », alors que la philosophie n'a pas d'objet en ce sens, mais joue bien plutôt le rôle d'un fondement général des sciences. Cette idée de la philosophie sera constante chez Husserl de 1911 aux années 1930. Ce qui a cependant changé par rapport aux années 1910, c'est la nécessité pour la philosophie de prendre en compte la dimension de l'histoire : « Il n'y a aucun doute, nous devons nous enfoncer dans des considérations historiques, si nous devons pouvoir nous comprendre nous-mêmes en tant que philosophes, et comprendre ce qui doit sortir de nous comme philosophie21 » Le philosophe nécessairement « emprunte à l'histoire ». Quelle est donc l'idée ori21 Krisis, p. 565. 26 ginelle de la philosophie ? Cette idée, Husserl l'indique dans un texte de 193022 : « Je restitue l'idée de la philosophie la plus originelle, celle qui, depuis sa première expression cohérente donnée par Platon, se trouve à la base de notre philosophie et de notre science européennes et reste pour elles l'indication d'une tâche impérissable. « Philosophie », selon cette idée, signifie pour moi « science universelle » et, au sens radical du mot, « science rigoureuse »23 » La philosophie est science rigoureuse, science qui trouve en elle-même sa justification dernière et absolument fondatrice. Corrélativement, le philosophe est responsable jusqu'au bout de toute assertion qui doit dès lors être complètement fondée. Le mot d'ordre de la philosophie revient ainsi à ne rien présupposer, à ne rien admettre comme allant de soi. L'attitude du philosophe : ne rien présupposer Ne rien présupposer équivaut à soumettre à l'examen n'importe quelle connaissance, de telle sorte qu'aucune n'ait validité sans être passée par le crible vigilant de la justification. Fonder toute affirmation portée sur les choses revient par là même aussi à refuser d'entretenir avec ces dernières 22 « P...
«
2
Table des matières
Avant -propos ................................ ................................ .
4
1.
Repères biographiques et historiques ....................... 6
Les débuts ................................ ................................ ........ 6
La découverte de l’intentionnalité ................................ ... 7
Le témoin vigilant de son temps ................................ ...... 9
2.
La phénoménologie, une méthode en prise sur
l’existence ................................ ................................ ..... 12
Husserl, penseur de la crise ................................ ........... 12
La crise des sciences européennes ........................ 12
La crise de la philosophie ................................ .... 20
Un e crise du sens ? ................................ .............. 23
« La philosophie comme science rigoureuse » .............. 25
L’idée originelle de la philosophie ....................... 25
L’attitude du philosophe : ne rien présupposer ..
27
« Le principe des principes » : l’intuition originaire
-La réduction eidétique ................................ ............. 30
La réduction, opération méthodique de la
phénoménologie ................................ ............................ 34
L’« époché » ................................ ........................ 34
La réduction* transcendantale et la constitu tion*
................................ ................................ ................... 37.
»
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