SUJET 1 SUJET NATIONAL, JUIN 2012, TOUTES SÉRIES AUTRES QUE T MD , COMMENTAIRE DE TEXTE Qu'est-ce qu'une bonne loi ? Par bonne loi, je n'entends pas une loi juste, car aucune loi ne peut être injuste. La loi est faite par le pouvoir souverain, et tout ce qui est fait par ce pouvoir est sûr, et approuvé par tout un chacun parmi le peuple. Et ce que tout homme veut, nul ne saurait le dire injuste. Il en est des lois de la communauté politique comme des lois du jeu : ce sur quoi les joueurs se sont mis d'accord ne saurait être une injustice pour aucun d'eux. Une bonne loi est celle qui est à la fois nécessaire au bien du peuple et facile à comprendre. En effet, le rôle des lois, qui ne sont que des règles revêtues d'une autorité, n'est pas d'empêcher toute action volontaire, mais de diriger et de contenir les mouvements des gens, de manière qu'ils ne se nuisent pas à eux-mêmes par l'impétuosité de leurs désirs, leur empressement ou leur aveuglement ; comme on dresse des haies, non pas pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir sur le chemin. C'est pourquoi une loi qui n'est pas nécessaire, c'est-à-dire qui ne satisfait pas à ce à quoi vise une loi, n'est pas bonne. Hobbes. Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble. 1. Formulez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie. 2. Expliquez : a) « Il en est des lois de la communauté politique comme des lois du jeu ». b) « Une bonne loi est celle qui est à la fois nécessaire au bien du peuple et facile à comprendre. » c) « comme on dresse des haies, non pas pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir sur le chemin. » 3. Le rôle des lois est-il seulement d'empêcher les hommes de se nuire à eux-mêmes ? 24 Sujet 1 CORRIGÉ 1. Dans ce texte, il s'agit pour Hobbes de déterminer ce que doit être une loi pour être une bonne loi. L'idée a pour elle la simplicité de l'évidence : une bonne loi, c'est une loi qui satisfait aux exigences de ce qu'une loi doit être, c'est-à-dire qui en remplit la finalité. De même que la manière la plus simple de définir un marteau, c'est encore de dire qu'il s'agit d'un outil destiné à enfoncer des clous, de même ici Hobbes entend définir la loi par le but qui est le sien ; or de ce point de vue, il est clair que la question n'est pas de savoir ce qu'est une loi juste. Sans doute faut-il expliquer ce point : si la question de la justice des lois ne se pose pas, c'est tout simplement parce qu'il ne saurait y avoir de loi injuste : une loi n'est finalement qu'une « règle revêtue d'une autorité », règle édictée par le souverain (entendons par là : le détenteur du pouvoir législatif ) à laquelle les sujets acceptent de se soumettre. La loi ne vaut que parce que tous en reconnaissent l'autorité : elle ne tire sa force que de la soumission de chacun. C'est pourquoi Hobbes peut comparer l'ensemble des dispositions légales en vigueur dans une communauté politique donnée, aux règles d'un jeu quelconque : jouer à la belotte, c'est en accepter les règles ; on peut fort bien jouer à autre chose, mais si l'on se décide pour ce jeu-là, il serait absurde après coup d'en décréter injustes les règles. Arbitraires, sans doute le sont-elles : elles auraient pu être autres (ce pourquoi d'ailleurs il existe plus d'un jeu !) ; mais cela ne les rend pas absurdes pour autant - le tout étant de se mettre d'accord. Une fois la décision prise, chacun doit s'y soumettre ; en sorte qu'un joueur venant après coup crier à l'injustice serait un sot, ou un inconséquent. Toute loi est donc juste par cela seul qu'elle est loi : demander ce qu'est une loi juste, revient alors à se demander ce qu'est une loi ; dire qu'une loi doit être juste, c'est affirmer qu'une loi doit être une loi, c'est-à-dire formuler une tautologie vide de sens. La question n'est donc pas celle de la justice des lois : cette question n'en est pas une, en ceci qu'elle trouve d'emblée sa réponse en elle-même. La seule véritable interrogation est donc la suivante : qu'est-ce qu'une bonne loi ? Une bonne loi, ce n'est pas celle qui fait à tous coups preuve de bonté, et dont l'apparente générosité est en réalité une incitation au délit : une loi est bonne, quand elle accomplit sa fonction, c'est-à-dire d'abord quand elle est « nécessaire au bien du peuple », en d'autres termes quand elle défend l'intérêt général, et quand elle est « facile à comprendre », c'est-à-dire quand chacun peut saisir que la défense de l'intérêt général est sa véritable finalité. 25 La liberté En effet, « le rôle des lois », ce n'est pas de contraindre les citoyens et « d'empêcher toute action volontaire », en faisant de nous des marionnettes au service du souverain : les lois ont pour but de nous protéger et des autres, et de « l'impétuosité » de nos propres désirs. Loin partant de contraindre la volonté, elles l'épaulent et la soutiennent : les lois sont là pour suppléer une volonté trop faible pour pouvoir toujours contrôler nos appétits. Les haies ne sont pas faites pour empêcher le voyageur de circuler, mais pour faciliter son voyage en l'empêchant de se perdre en chemin ; de même une loi sera bonne, quand elle sera « nécessaire », entendons par là qu'elle sera bonne quand elle défendra l'intérêt général contre « l'impétuosité » de nos désirs. Bien souvent en effet, ces derniers nous aveuglent ; et tout empressés qu'ils sont à les satisfaire, les gens sans le savoir « se nuisent à eux-mêmes ». Ce n'est donc pas simplement de la violence toujours possible d'autrui que la loi me protège : elle défend surtout mes propres intérêts contre moi-même, comme les haies guident le voyageur pour l'amener à bon port, ou comme les règles nous permettent de jouer en donnant un cadre au jeu. 2. a) Que serait un jeu, dont je pourrais modifier en permanence les règles ? Les règles font l'enjeu du jeu : si je m'en excepte, si je triche donc, le jeu perd de fait tout son intérêt. Que je fasse seul une réussite, en modifiant les règles au fur et à mesure m'assurera peut-être une victoire facile ; mais cette dernière me fatiguera, avant que de me distraire. Lorsqu'il s'agit d'un jeu à plusieurs, les règles deviennent encore plus nécessaires : lorsqu'on joue avec d'autres, chacun entend gagner, en sorte que sans entente préalable sur ce qu'il est permis ou non de faire, le jeu cessera de nous divertir pour verser dans la querelle. Il nous faut donc nous mettre d'accord par avance : l'important n'est pas que la règle soit arbitraire (elle l'est toujours par définition) ; l'important est qu'il y en ait une, qui coupe court à toute contestation, et mette fin par avance aux possibles disputes. Les règles d'un jeu fixent donc les actions qui seront autorisées à chacun, elles vaudront pour tous d'égale façon et elles ne tireront leur autorité que de la soumission des joueurs. Imaginons qu'une société quelconque se décide pour tel ou tel jeu de cartes ; que soudain les règles n'agréent plus aux joueurs : ils changeront alors de divertissement - mais le temps qu'ils jouent, ils devront se soumettre. Changer les règles de la belotte, ce n'est plus jouer à la belotte, mais à un autre jeu ; et ce jeu fût-il autre, il aura encore des règles, qui comme les précédentes ne tiendront qu'aussi longtemps que la volonté des joueurs les fera tenir. Or, selon Hobbes, il en va exactement de même pour les lois : les lois ne sont que des règles édictées par le souverain, auxquelles une communauté politique donnée se soumet parce qu'elle accepte de s'y soumettre. Il n'y a, en fait, de soumission que volontaire : il n'y a pas plus de sens à parler de lois injustes, que de prétendre que le tarot est un jeu plus équitable que la belotte, lors même que les joueurs ont décidé de jouer à la seconde. Jouer à un jeu, c'est en accepter les règles ; de même, être membre 26 Sujet 1 d'une communauté politique, c'est en approuver les lois, qui sauvent tout le monde du caprice, de la violence et de la soif de domination de chacun. b) Une loi est bonne, c'est-à-dire conforme à sa finalité, quand elle est « nécessaire au bien du peuple » : une loi superflue, une règle dont on pourrait se passer sans que personne ne s'en porte plus mal, une telle loi est non seulement inutile, mais elle est mauvaise. Il suffit d'une loi ne servant à rien pour faire croire à terme aux sujets que toutes sont inutiles ; il suffit d'une loi qu'on ne fasse pas respecter, pour que les hommes se dispensent finalement d'en respecter aucune. Une loi ne sera respectée, que si elle est nécessaire à la défense de l'intérêt général, c'est-à-dire au « bien du peuple » : entendons par là que le peuple ne se soumettra aux lois, que s'il sait qu'elles sont à son propre service, et non au seul service du souverain. Imaginons un souverain édictant des dispositions légales par trop contraires au bien public, et trop visiblement favorables à son seul intérêt : c'est là pour lui le plus sûr moyen d'encourager la révolte, et de se voir déposséder d'un pouvoir dont il voulait abuser. On y revient : les lois ont ceci de commun avec les règles d'un jeu que les sujets ne s'y soumettent que parce qu'ils le veulent bien ; et ils ne le veulent, qu'à la condition que ces lois servent leur intérêt commun. Mais précisément : une loi qui défendrait en effet l'intérêt général, mais d'une manière trop subtile pour être comprise de tous, une telle loi ne serait pas bonne : si l'on veut obtenir l'obéissance, il faut que le plus simple des sujets comprenne qu'il est de son intérêt d'obéir ; aussi se soumettra-t-il, si du moins il est d'assez bonne volonté. c) Il existe des haies en bordure des chemins : celles-là sont destinées autant à garantir la propriété privée des riverains, qu'à aider le voyageur à ne pas s'égarer en route. Les haies lui disent là où il peut et là où il ne peut pas aller : en protégeant les riverains de la curiosité du promeneur, elles évitent également à ce dernier de s'aventurer en des lieux qui compromettraient sa sécurité même, et où qui plus est il n'a rien à faire. Et telle est bien la thèse de Hobbes : la loi ne sert pas d'abord à protéger chacun de la rapacité de tous les autres, mais à empêcher chacun de se nuire à soi-même. Je n'ai rien à faire hors de la route ; et pourtant, la curiosité, l'envie de voir ce que l'autre possède, la jalousie même, peuvent me pousser à quitter le chemin tout tracé. Plutôt que de laisser chacun éprouver la tentation, plutôt que d'exposer chacun aux faiblesses de sa propre volonté, mettons des haies : en soustrayant les biens d'autrui à la vue, on les soustrait à la convoitise. Plutôt que d'attendre que le problème se pose, faisons en sorte qu'il ne se pose point : loin d'entraver ma liberté de mouvement, de telles dispositions ne feront que me protéger contre moi-même. On l'aura compris : les lois ne me contraignent que pour autant qu'elles m'empêchent d'aller à l'encontre de mes propres intérêts ; il faut donc entendre que livré à moimême, j'ai tout naturellement tendance à m'égarer et à me perdre, en d'autres termes à faire ce que la simple considération de mon bien personnel devrait pourtant me 27 La liberté dissuader de vouloir. Il est ainsi quelque chose qui, en moi comme en tous, parle plus fort que la raison, plus fort que le calcul des avantages et des risques : c'est le désir. « L'impétuosité » de nos désirs est telle que notre volonté peut s'en trouver submergée : nous livrant à l'urgence de leur satisfaction, ces derniers nous rendent aveugles autant qu'empressés. Le propre du désir en effet, c'est de toujours présenter sa satisfaction comme la chose de toutes la plus urgente, et de toutes la plus plaisante - tout désir maximise toujours la satisfaction qu'il promet, à mesure qu'il diminue les risques que cette satisfaction même nous fait courir. Ainsi, il est toujours tentant de s'emparer de la possession d'autrui, par ruse ou par force ; mais celui qui succombe à cette tentation ne voit pas le risque qu'il se fait courir à lui-même : si je dérobe le bien d'autrui, j'encourage le non-respect de la propriété en soi, et donc aussi de la mienne propre ; céder à telle impulsion, c'est rompre le contrat qui m'unit aux autres, et ainsi risquer le retour à l'état de nature et à la « guerre de tous contre tous ». Le désir nous aveugle, il nous presse, nous oppresse et nous rend empressés : la loi vient mettre un terme alors à la tyrannie qu'il exerce sur nous, en venant suppléer les forces d'une volonté défaillante - puisque le désir est trop tentant pour que ma volonté soit assurée de lui résister toujours, la loi m'obligera à ne le pas satisfaire, fût-ce contre mon gré, lorsqu'une telle satisfaction serait par trop contraire à mon propre intérêt. 3. Lorsqu'un nourrisson porte par curiosité une pièce à sa bouche, faut-il le laisser faire, sous prétexte qu'il lui faut bien s'instruire par lui-même ? Quand un jeune enfant ambitionne de mettre ses doigts dans une prise électrique, devons-nous ne pas nous en émouvoir davantage, en affirmant qu'après tout l'expérience lui servira de leçon ? La réponse, à l'évidence, est négative : il est un âge où l'homme ne sait pas encore que tel ou tel acte est contraire à ses intérêts les plus élémentaires, au premier chef desquels sa propre survie. Il est donc normal, louable, équitable et juste que les parents viennent limiter les désirs d'un enfant, parce que celui-ci est en position de faire un mauvais usage de ses propres forces et ainsi de se nuire à soi-même. La question cependant est autrement plus délicate, lorsqu'il s'agit d'adultes instruits et responsables : à admettre même que tous nous ayons tendance à agir parfois à l'encontre de nos intérêts bien compris, est-ce assez pour assigner aux lois le rôle de nous en empêcher ? Que les lois m'interdisent d'attenter aux biens ou à la vie d'autrui, cela ne fait pas problème : effectivement, la loi a pour fonction de mettre un terme au droit du plus fort, seul existant à l'état de nature ; est-ce pour autant qu'il faut m'empêcher d'agir à l'encontre de mes propres intérêts, si c'est à moi seul que je nuis ? Ainsi, faut-il admettre comme équivalentes la loi m'interdisant de conduire une automobile en état d'ivresse, parce que je mets en danger la vie d'autrui, et celle qui m'interdit de rouler sans mettre ma ceinture de sécurité, lors même que ce faisant je ne mets que ma propre existence en danger ? Certes, agir de la sorte, c'est faire preuve d'aveuglement et pour tout dire de bêtise ; pour autant, revient-il à la loi 28 Sujet 1 d'interdire la stupidité ? On aura compris le sens de la thèse hobbésienne : la loi est là pour nous protéger de nos propres désirs, lesquels nous feraient courir à notre propre perte, n'étaient les règles et leur autorité. Tout désir, en effet, est ouvert à la spirale de l'illimité : pour le désir, comme le dit Heidegger, « tout assez est un jamais assez ». Ai-je obtenu ce que je désirais, que je me mets sur le champ à désirer autre chose, sans fin ni trêve, en sorte, pour reprendre une image platonicienne, que nos appétits semblent bien devoir être comparés à un tonneau percé qui se vide à mesure qu'on le remplit. Or selon Hobbes, si le désir peut se porter indifféremment sur n'importe quel objet, c'est en fait parce que l'objet lui est indifférent : tout désir est en son fond désir dError: Illegal entry in bfrange block in ToUnicode CMap Error: Illegal entry in bfrange block in ToUnicode CMap e pouvoir. Je ne désire pas un objet : je désire ce qu'autrui désire, parce que je désire le priver de l'objet de sa satisfaction. J'ai ce que tu voulais, je vaux donc mieux que toi : la seule chose que je désire, c'est contraindre l'autre à avouer son infériorité, c'est-à-dire à me rendre « honneur ». Mais précisément : il est clair que ce désir d'honneur peut aller à l'encontre de nos intérêts bien compris, et d'abord en initiant une guerre de tous contre tous qui viendra à terme menacer la survie de chacun. Le rôle de la loi, ce serait donc, par le passage à l'état civil, de protéger chacun de la violence des autres en le protégeant en fait contre la violence de son propre désir : ce qu'une loi bonne interdit, elle ne l'interdit jamais que pour notre propre bien, et si nous l'éprouvons comme une contrainte, c'est parce que nos appétits nous aveuglent au point de ne plus saisir notre intérêt véritable. Seulement, protéger ainsi le citoyen de lui-même, n'est-ce pas de facto le maintenir dans l'enfance ? Il n'est pas de tyran assez sot, pour prétendre confisquer la souveraineté populaire au nom de son seul intérêt : tous ont toujours justifié leur dictature au nom du bien commun, qu'un peuple d'enfants serait incapable de défendre par lui-même. Les « fauteurs de despotisme », comme les nommait Rousseau, se justifient toujours en invoquant une nature humaine incapable de se préserver de ses propres abîmes - mais si vous voulez que le peuple se comporte en adulte, affirme Rousseau, commencez par le traiter comme tel ; si vous voulez qu'il se rende digne de la liberté, commencez d'abord par la lui donner. Un peuple est ce que ses lois en font : que les lois le maintiennent dans l'enfance, et c'est en enfant qu'il se comportera. Donnez au peuple sa souveraineté, accordez-lui le pouvoir de décider par lui-même des lois sous lesquelles il vivra : alors il se rendra digne de sa propre responsabilité face à lui-même. Certes, demeurera toujours vivace, nous dit Rousseau, la tentation de jouir des droits du citoyen (celui de décider des lois) sans s'obliger aux devoirs du sujet (celui d'obéir aux lois qu'on aura soi-même votées). Celui qui se soustrait à la loi issue de la délibération commune refuse de s'y plier, lorsqu'elle contredit trop ses intérêts particuliers ; il oublie que ce faisant, c'est avec lui-même qu'il entre en contradiction : ne voulant pas se soumettre à une 29 La liberté loi dont il est pourtant l'auteur, au même titre que tous les autres, il amène sa propre volonté à se contredire. En celui-là, le désir parle effectivement plus fort que la raison : c'est avec justice alors qu'on le sanctionne, afin de le contraindre à être libre. Ainsi donc, la loi n'a pas pour fonction de nous empêcher de nuire à nos intérêts bien compris : elle a pour rôle de nous faire jouir de la seule liberté véritable. Être libre, en effet, c'est obéir à la loi « qu'on s'est prescrite », comme l'affirme le Contrat social ; aussi la loi ne punit-t-elle que celui qui, par sa conduite, s'est rendu indigne de sa propre liberté. 30 SUJET 2 INDE, AVRIL 2012, TOUTES SÉRIES AUTRES QUE T MD , COMMENTAIRE DE TEXTE Il est certain que la fin d'une loi n'est pas d'abolir ou de restreindre la liberté mais de la préserver et de l'augmenter. Ainsi, partout où vivent des êtres créés capables de lois, là où il n'y a pas de lois il n'y a pas non plus de liberté. Car la liberté consiste à n'être pas exposé à la contrainte et à la violence des autres ; ce qui ne peut se trouver là où il n'y a pas de loi. La liberté n'est toutefois pas, comme on le prétend, le loisir pour tout homme de faire ce qui lui plaît - qui, en effet, serait libre là où n'importe quel autre, d'humeur méchante ½ , pourrait le soumettre ? - mais le loisir de conduire et de disposer comme il l'entend de sa personne, de ses biens, et de tout ce qui lui appartient, suivant les lois sous lesquelles il vit ; et par là, de n'être pas sujet à la volonté arbitraire d'un autre mais de suivre librement la sienne propre. Locke. Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble. 1. Dégagez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie. 2. a) Expliquez : « la liberté consiste à n'être pas exposé à la contrainte et à la violence des autres ». b) Pourquoi la liberté ne consiste-t-elle pas pour chacun à « faire ce qui lui plaît » ? c) Expliquez : la liberté est « le loisir de conduire et de disposer comme il l'entend de sa personne, de ses biens, et de tout ce qui lui appartient ». 3. Les lois ont-elles pour but de préserver et d'augmenter la liberté ? ½º ³ ÙÑ ÙÖ Ñ ÒØ × Ø ³ÙÒ ÓÑÑ Ø ÑÔ Ö Ñ ÒØ Ú ÓÐ Òغ 31 La liberté CORRIGÉ 1. Dans ce texte, Locke entend montrer que le but des lois n'est pas de restreindre la liberté, mais au contraire de la préserver et de l'augmenter. Pour que le sens de cette thèse puisse être correctement compris, il lui faudra définir clairement ce que sont les lois, et en quel sens ici il parle de liberté. Le premier mouvement de notre texte commence donc par définir ce qu'est une loi. De même que la façon la plus simple de définir un marteau, c'est de dire qu'il s'agit d'un outil qui sert à enfoncer des clous, de même, la définition la plus immédiatement évidente de la loi consistera à élucider sa finalité : si nous savons à quoi servent les lois, nous saurons ce qu'elles sont et comment elles doivent être. Naïvement, nous aurions tous tendance à croire que la loi est là pour empêcher certains comportements, c'est-à-dire pour « restreindre » notre liberté d'action ; il n'en est rien. Les lois sont au service de notre intérêt bien compris, puisqu'elles servent plutôt à garantir notre liberté, à la « préserver », et même à « l'augmenter » : telle est leur finalité véritable. Pourtant, comment prétendre que les lois augmentent ma liberté, alors même qu'elles m'interdisent pourtant de faire ce que je veux, que donc elles limitent ma liberté d'action et ne semblent pouvoir être définies que comme des contraintes ? La contradiction n'est en fait qu'apparente : si la loi m'empêche de faire tout ce que je veux, elle empêche aussi autrui de faire tout ce qu'il veut, et donc également tout ce qu'il veut de ma personne, ou de mes biens. Loin d'être autant de contraintes, les lois nous libèrent donc de la contrainte qui pourrait être exercée par les autres : je suis véritablement libre, quand autrui ne peut plus faire de moi ce qu'il veut et me « soumettre » sans recours, pourvu qu'il soit plus fort que moi. Sans loi aucune, chacun ne connaît d'autre limitation à ses désirs que sa propre puissance : le plus puissant peut faire des autres tout ce qu'il veut, tant du moins qu'il est plus puissant qu'eux. Nommera-t-on liberté cette tyrannie de la force ? Certes non : la liberté n'est pas pour chacun « le loisir de faire ce qui lui plaît », dans les limites de son pouvoir ; la liberté, c'est bien plutôt pour chacun « le loisir de disposer comme il l'entend de sa personne et de ses biens », sans craindre en permanence d'être attaqué, tué, volé ou réduit en esclavage par plus puissant que soi. C'est donc grâce à la protection de la loi que la liberté réelle est garantie à chacun : en limitant nos désirs, elle nous protège aussi des désirs des autres, et par là assure le bonheur de tous. Dans les limites prescrites par la loi, nul n'est plus soumis à « la volonté arbitraire » et au caprice d'un autre, et n'obéit plus qu'à sa propre volonté ; or c'est cela, la liberté véritable. 32 Sujet 2 2. a) Être libre, cela ne consiste pas à ne faire que ce qui me plaît ou à faire tout ce qui me plaît : être libre, c'est « n'être pas exposé à la contrainte et à la violence des autres ». À l'état de nature en effet, la seule loi qui règne, c'est celle du plus fort : mon droit de faire d'autrui ce que je veux, pourvu que je sois plus fort que lui, se double du droit de n'importe qui de faire ce qu'il veut de ma personne et de mes biens, s'il est plus puissant que moi. L'institution des lois ne fait donc pas que limiter notre liberté naturelle (celle de ne faire que ce que l'on désire), elle nous protège aussi des désirs des autres, elle vient garantir notre liberté en la limitant. Or, une liberté qui n'est garantie par rien, est rien moins que réelle : qu'est-ce en effet que cette prétendue liberté naturelle, qui peut en un claquement de doigts se convertir en esclavage, si j'ai la malchance de tomber sur un être « d'humeur méchante », qui pour mon malheur s'avère plus fort que je ne le suis ? Sans lois, chacun s'expose à la violence possible de tous les autres, en sorte que personne n'est assuré de conserver fût-ce jusqu'au lendemain la jouissance de ses biens, voire même sa propre existence. Lors du passage à l'état civil, la loi instituée met un terme au règne de la violence : désormais, il ne suffira plus d'être le plus fort pour avoir tous les droits. b) Ce texte invite à remettre en question la conception de la liberté qui est toujours d'abord la nôtre : chacun d'entre nous en effet, est toujours convaincu qu'être libre, c'est faire ce qu'il veut, c'est-à-dire n'agir que selon ses désirs, selon son bon plaisir, bref, « faire ce qui lui plaît ». En d'autres termes, nous sommes persuadés que nous sommes libres quand notre action ne connaît d'autre limite que celle de notre désir : faire tout ce que je veux, et uniquement ce que je veux, telle serait la liberté idéale et absolue. Or, une telle position est indéfendable : quand je crois que la liberté, c'est l'absence de limites imposées aux désirs, j'oublie que cette limite existe toujours déjà, et c'est celle de ma force. Si nous poussons jusqu'à ses ultimes conséquences notre définition courante de la liberté, voilà alors ce qu'il faudrait dire : je suis libre, quand j'accomplis tous mes désirs, du moins autant que j'ai la force de le faire ; en d'autres termes, je suis libre quand je suis assez puissant pour imposer mes désirs aux autres et au monde, sans que nul ne puisse protester, parce que je suis plus fort que chacun. Cet idéal est celui du tyran ; mais qu'en adviendrait-il s'il était partagé par tous ? S'il n'y avait aucune loi pour limiter nos désirs, alors je serais absolument libre, mais à la condition d'être le plus fort : que d'aventure je rencontre plus puissant, plus rusé ou simplement plus méchant que moi, et alors il aura autant de droits sur moi que je n'en ai pris sur les autres, à savoir tous. Libre à lui de me prendre mes biens, de me réduire en esclavage, de me tuer si cela lui chante : s'il est le plus fort, et s'il n'y a aucune loi pour limiter ses désirs, qui donc viendra l'en empêcher ? Or, nul n'est assez fort pour pouvoir espérer l'être toujours : aujourd'hui je suis le plus puissant et je soumets tous les autres à ma volonté, à mes caprices, à mon arbitraire ; mais demain ? Et dans trente ans, quand je me serai fait vieux ? Qu'est-ce donc que cette prétendue liberté, 33 La liberté qui change au gré des rapports de force ? Rien moins que la liberté réelle : « faire ce qui me plaît » n'est pas le sens de la liberté véritable, car cela suppose la possibilité que chacun fasse de moi ce qui lui plaît, s'il peut triompher de moi. c) Tel est donc le vrai sens de la liberté : la possibilité ou le « loisir », pour chacun, « de conduire et de disposer comme il l'entend de sa personne, de ses biens et de tout ce qui lui appartient », du moins dans les limites prescrites par la loi, en d'autres termes « suivant les lois sous lesquelles il vit ». Mais alors, quel est le rapport entre la loi et la liberté ? D'abord, la loi me protège des désirs d'autrui et de la violence qu'il peut être prompt à déployer pour les satisfaire ; ensuite, elle me protège de mes propres désirs, en m'interdisant de les poursuivre, s'ils peuvent être dommageables pour autrui. Je suis libre, autrement dit, quand je décide seul de ce que je vais faire de ma vie et de mes biens, tant du moins que l'usage que je fais de cette liberté ne me porte pas préjudice à long terme, ni ne porte préjudice à la personne ou aux biens d'autrui. D'une part donc, la loi protège ma personne et l'ensemble de ma propriété de la convoitise des autres, en mettant une limite à leurs appétits ; d'autre part, elle me libère de la tyrannie de mes propres désirs, en m'interdisant de satisfaire ceux qui me seraient en fait préjudiciables. Par exemple, si la loi m'interdit de consentir à ce qu'autrui me coupe une jambe en échange d'une forte somme d'argent, c'est parce qu'elle défend ma liberté (et mon intérêt véritable) contre tous, y compris contre mes propres désirs, y compris donc contre moi-même. Non seulement la liberté de ne faire « que ce qui me plaît » est une illusion qui vient nier la vraie liberté, car je ne peux m'accorder alors tous les droits sans m'exposer à ce qu'autrui fasse de même ; mais cette prétendue liberté suppose que mon désir immédiat soit le meilleur guide à suivre, lorsqu'il s'agit de défendre mes propres intérêts. Or, cela est plus que douteux : plus souvent qu'à leur tour les appétits sont de mauvais conseil, et m'entraînent dans une direction vers laquelle je ne voudrais en fait pas aller, pour peu que j'y réfléchisse. La loi, en d'autres termes, me protège de la violence d'autrui comme de la violence de mes désirs : elle ne se substitue pas à ma volonté, elle vient l'épauler et suppléer à sa faiblesse. 3. Suis-je libre, quand je ne fais que ce que je veux ? Ou ne faut-il pas bien plutôt affirmer qu'il n'y a de liberté véritable que dans et par la loi ? Telle est du moins la thèse de Locke : il n'y a pas de liberté sans lois pour la « préserver » et « l'augmenter ». D'une part, en effet, les lois viennent préserver notre liberté : à l'état de nature, chacun vivait en permanence sous la menace de l'autre, de ses humeurs, de ses caprices et de ses désirs ; chacun ne jouissant que d'une liberté fondée sur des rapports de force, et partant aussi peu assurée que ces rapports eux-mêmes, tous redoutaient de fait la rencontre d'autrui, en sorte que la solution la plus raisonnable était de débuter le conflit plutôt que de se le voir imposer. C'est en ce sens que, selon Hobbes, l'état de nature était le règne de la « guerre de tous contre tous » : chacun s'attendant à être 34 Sujet 2 attaqué par les autres, avait naturellement tendance à prendre les devants, en sorte que la violence y était à tous coups générale. Mettant un terme au droit du plus fort, l'institution de la loi nous a libéré des risques de la sujétion et de la soumission à la « volonté arbitraire » de tous les autres. D'autre part, la loi selon Locke vient également « augmenter » notre liberté. Entendons par là qu'elle ne se contente pas de garantir la liberté dont nous jouissions déjà à l'état de nature : elle l'augmente, au lien de la limiter comme nous avons tous tendance à le croire. À l'état de nature en effet, ma liberté n'est limitée que par ma force ; elle s'étend aussi loin que mon pouvoir, en sorte qu'il n'est rien que je puisse, et que je ne doive pas faire. Lors du passage à l'état civil, la loi m'interdit de faire ce que je pourrais pourtant faire : il ne suffit plus d'être plus fort qu'un autre, pour avoir sur lui tous les droits. Mais en limitant ainsi mon pouvoir par mon devoir, la loi en fait augmente ma liberté, et cette augmentation a d'abord le sens d'une libération : nos désirs nous poussent à les satisfaire à tout prix, ils exercent sur notre volonté une telle tyrannie, que nous aurions tôt fait d'en être les esclaves. Or le rôle de la loi, c'est aussi de me préserver de mes propres appétits, que je suis pourtant enclins à suivre, même lorsque je sais qu'ils me sont nuisibles : la loi vient aider ma volonté à dépasser ses propres faiblesses, elle augmente ma liberté face à moi-même. Mais alors, Locke ne nous fait-il pas courir le risque d'une dictature bienveillante ? Appartient-il réellement à la loi de défendre ma liberté, même contre moi-même ? Comme l'affirmait Rousseau, « l'impulsion du seul appétit est esclavage ». Nous ne décidons pas de nos désirs, nous ne sommes donc pas libres quand nous nous contentons de faire ce qu'ils commandent : celui qui n'agit que selon son bon plaisir est en fait l'esclave de ce plaisir même. Cela est entendu, mais à quelles conditions « l'obéissance à la loi » est-elle liberté ? Selon Locke, la loi a pour but de défendre la liberté véritable contre tous, moi-même comme les autres. En d'autres termes, une liberté qui n'aurait pas la sécurité comme garantie ne vaudrait rien, puisque chacun pourrait en un instant la perdre, pourvu qu'il tombe sur plus fort que lui. Seulement, affirme Rousseau, la sécurité de chacun ne suffit pas à faire la liberté de tous : pour que je sois libre en obéissant aux lois, il faut qu'en m'y soumettant, je ne me soumette en fait qu'à moi-même ; la seule véritable solution, pour que la loi soit la condition de la liberté, c'est que le peuple qui s'y soumet soit aussi le souverain qui en décide. L'obéissance à la loi est liberté, dit donc Rousseau, quand cette loi, on se l'est « soi-même prescrite » : suivre la loi alors, ce n'est pas autre chose que suivre sa propre volonté ; et n'obéir qu'à soi-même en obéissant à la loi, voilà le sens de la liberté véritable. 35 SUJET 3 POLYNÉSIE, SEPTEMBRE 2011, TOUTES SÉRIES AUTRES QUE T MD , COMMENTAIRE DE TEXTE Il arrive fréquemment qu'une disposition légale utile à observer pour le salut public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement nuisible. Car le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers, rédige la loi en fonction de ce qui se présente le plus souvent, en ayant en vue l'utilité commune. C'est pourquoi, s'il surgit un cas où l'observation de telle loi soit préjudiciable au salut commun, celle-ci ne doit plus être observée. Ainsi, à supposer que dans une ville assiégée on promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c'est évidemment utile au salut commun en règle générale ; mais s'il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont dépend la survie de la cité, il serait très préjudiciable à cette ville de ne pas ouvrir ses portes. C'est pourquoi, en ce cas, il faudrait ouvrir les portes, contre les termes de la loi, afin de sauvegarder l'intérêt général que le législateur avait en vue. Thomas d'Aquin. Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble. 1. Formulez la thèse de ce texte et montrez quelles sont les étapes de son argumentation. 2. a) En vous appuyant sur un exemple différent de celui du texte, expliquez : « une disposition légale utile à observer pour le salut public [devient] en certains cas, extrêmement nuisible ». b) En analysant l'exemple proposé dans le texte, montrez comment on peut aller « contre les termes de la loi » sans aller contre la volonté du législateur. 3. Peut-il être conforme à l'intérêt général de ne pas appliquer la loi ? 36 Sujet 3 CORRIGÉ 1. Dans ce texte, Thomas d'Aquin entend démontrer que la loi vise toujours le bien commun ; mais étant une « règle générale », elle ne saurait prévoir tous les cas particuliers. Or dans certaines circonstances, l'application aveugle de la loi irait à l'encontre de l'intérêt général, auquel la loi doit pourtant toujours demeurer subordonnée. Il faut donc parfois renoncer à appliquer la loi, « afin de sauvegarder l'intérêt général que le législateur avait en vue ». Pour parvenir à cette conclusion, Thomas d'Aquin se fonde sur l'idée que le rôle de la loi, c'est de défendre l'intérêt commun des citoyens, c'est-à-dire le bien général : une loi qui ne défendrait que les intérêts de tel ou tel ne pourrait obtenir la soumission des autres que par la contrainte, et n'aurait alors pas valeur de loi. Dans un état de droit en effet, il faut que la loi s'applique à tous et au profit de tous, en sorte que chacun s'y soumette volontairement. Mais prenant seulement en considération le bien général, la loi devient elle-même une règle générale, où le législateur ne peut « envisager tous les cas particuliers ». En effet, le texte de la loi ordonne ce qu'il faut faire le plus souvent, dans des circonstances normales ; mais il arrive que les circonstances soient exceptionnelles, qu'elles diffèrent du cours normal des choses. En ces cas particuliers alors, l'application de la loi qui vaut pour les cas généraux serait préjudiciable au bien commun lui-même : au nom de l'intérêt général, la loi doit donc cesser provisoirement d'être appliquée, parce que les circonstances ne sont justement pas celles qu'avait prévues le législateur. Ainsi, dit Thomas d'Aquin, promulguer que les portes de la ville doivent toujours demeurer closes en cas d'attaque ennemie ou de siège, c'est à l'évidence une disposition utile, destinée à garantir la sécurité et les biens de tous. Mais si ces ennemis poursuivent un homme « dont dépend la survie de la cité » (par exemple un messager dépêché auprès des alliés de la ville et qui ramène le plan d'une attaque commune visant à faire lever le siège), alors il serait absurde, au nom de la loi, de laisser les portes closes. Une telle circonstance n'a pas été prévue par cette loi ; en d'autres termes, il existe des cas particuliers où l'application de la loi générale viendrait compromettre le bien commun qu'elle est pourtant censée défendre. La loi n'est pas une fin en soi : ce qui compte, c'est l'intérêt général. Si donc la défense de l'intérêt général exige dans certains cas de ne plus appliquer la loi, alors il faut le faire, parce que c'est « l'intérêt général que le législateur avait en vue » au moment même où il avait promulgué la loi, loi qui n'est elle-même qu'un moyen en vue de cette fin. 37 La liberté 2. a) « La loi vise l'intérêt commun des hommes », affirme Thomas d'Aquin. C'est en effet une maxime fondamentale du droit : la loi ne fait pas acception de personne, c'est-à-dire elle ne mentionne aucun individu. La loi s'applique d'égale façon à tous, ou n'a plus de loi que le nom, sans en avoir réellement la force ni la valeur. La loi n'est loi, autrement dit, que lorsqu'elle défend le bien commun à tous les citoyens. Ainsi, dans le cas d'une ville assiégée, la loi peut obliger les habitants au couvre-feu, des lumières brillant dans la nuit constituant pour l'ennemi des cibles faciles ; elle peut les contraindre à descendre dans les caves lorsque sonne l'alerte, pour les protéger des bombardements susceptibles de faire s'écrouler les maisons ; elle peut leur demander de s'embrigader dans une milice visant à éteindre les débuts d'incendie, les astreindre à des tours de garde sur les remparts, etc. La difficulté, c'est que tout est ici affaire de cas particuliers et de circonstances singulières, que la loi ne saurait tous prévoir, parce que leur combinaison est infinie. Par exemple, si un incendie se déclare au moment même où l'ennemi est en train d'enfoncer les portes de la ville, les citoyens qui la gardent devront-ils abandonner leur poste pour éteindre les flammes, ou ceux qui essayent de préserver la ville du feu doivent-ils au contraire laisser tomber ce combat somme toute secondaire, pour venir renforcer la défense des portes ? Et si le feu se propage, en menaçant de brûler tous les habitants, faut-il laisser les portes closes, au risque de tous les faire périr, ou les ouvrir pour leur permettre de s'échapper, quitte à laisser la ville tomber aux mains de l'ennemi ? Si un espion revient avec les plans d'attaque de l'armée adverse, ne faut-il pas lui ouvrir la porte, plutôt que de laisser les adversaires le capturer ? On le voit, l'intérêt général est bien difficile à définir et le bien commun, délicat à déterminer, parce que tout est affaire d'évaluation et de circonstances : c'est pourquoi « une disposition légale utile à observer pour le salut public » peut devenir, dans certains cas par définition imprévisibles, « extrêmement nuisible ». b) Vaut-il mieux subir un siège qui fera de nombreux morts ou se rendre ? Qui dira à celui dont la maison brûle, qu'au nom de l'intérêt général qui commande de d'abord garder les portes, on la laissera brûler ? Qui en décide ? Celui qui en des circonstances normales, définit le bien commun et décrète les lois qui sont à même de le défendre, c'est le législateur ; mais la difficulté, c'est qu'il n'y a en fait jamais de circonstances normales : toutes les circonstances sont particulières, en sorte que la loi, comme discours abstrait, ne s'applique jamais parfaitement à la réalité qu'elle est pourtant censée régir. Ce qui vaut en temps de guerre ne vaut pas en temps de paix ; ce qui vaut en période d'abondance ne vaut pas en temps de famine, ce qui vaut en période de pluies ne vaut pas en période de sécheresse, etc. Si donc la loi, au nom du bien commun, doit nécessairement faire abstraction des cas particuliers, alors il s'ensuit qu'elle ne s'applique jamais adéquatement à la situation présente, toujours singulière. Ainsi donc, une application stupide et mécanique de la loi, une application qui ne tiendrait 38 Sujet 3 aucun compte des circonstances particulières, ruinerait ce qu'elle pense défendre : l'important, ce n'est pas ce que la loi commande, mais ce qu'elle sert. La loi n'est qu'un moyen et non le but : sa finalité demeure la défense de l'intérêt général, elle lui est en toutes circonstances subordonnée, en sorte qu'il est légitime de défendre l'esprit de la loi avant sa lettre, la volonté du législateur avant son expression dans un texte législatif. Dans certains cas, en d'autres termes, l'obéissance aveugle à la loi et à ce qu'elle autorise (au légal, donc) est de fait illégitime : elle lâche la proie pour l'ombre, en s'attachant au moyen au détriment du but. 3. Comme le rappelait Aristote, le domaine propre de l'action humaine, c'est le contingent (ce qui peut ne pas être) et non le nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être). Davantage même : si le contingent, c'est ce qui peut être autre (être d'une autre nature), le domaine des affaires humaines, quant à lui, est celui de ce qui peut être autrement (être d'une autre façon). Expliquons ce point. La pierre que je lâche tombera nécessairement ; le fait qu'il y ait, ou pas, demain une bataille navale est quant à lui contingent ; et ce qui fait qu'il y en aura une, ou pas, résulte d'une délibération politique. Si le domaine de l'action humaine, c'est celui du contingent et même de la délibération, cela implique je ne connais pas d'avance avec certitude les conséquences de mon action : il peut arriver que les meilleures intentions du monde conduisent à des catastrophes, parce que les circonstances leur auront été contraires. Ainsi donc, le législateur a délibéré pour déterminer la loi au mieux de l'intérêt général ; mais s'il a dû tenir compte des circonstances, il n'a pu toutes les prévoir, en sorte que les événements peuvent se dérouler tout autrement que prévu. Mais alors, peut-il être conforme à l'intérêt général de ne pas appliquer la loi ? Ne pas tenir compte des circonstances, n'est-ce pas mécomprendre la nature de la loi elle-même, autant que la nature de ce qu'Aristote nommait justement les « affaires humaines » ? Il n'y a de loi que parce qu'il faut délibérer de ce qu'il faut faire : la loi détermine la façon de défendre le bien commun, s'il faut la soumettre à délibération, c'est précisément parce qu'il y a plusieurs moyens de le défendre. La délibération a pris en compte les circonstances ; mais qu'adviendrait-il, si ces circonstances elles-mêmes n'étaient plus les mêmes ? Serait-il juste, alors, d'appliquer aveuglément une loi prévue pour de tout autres cas de figures ? Ne faut-il pas dire, au contraire, que toutes les circonstances sont particulières, que donc le juge doit interpréter les lois pour les appliquer au cas singulier, et que ne pas le faire en viendrait à nier l'esprit des lois en croyant en faire respecter la lettre ? Comme le disait Cicéron, summum jus, summa injuria, « le sommet de la justice c'est le sommet de l'injustice ». Celui qui applique toute la rigueur de la loi sans se préoccuper des circonstances leur fait injure au sens propre, c'est-à-dire se rend injuste à force 39 La liberté de se montrer inflexible. La loi, en ceci qu'elle se préoccupe de l'intérêt général, est une règle qui ne saurait prévoir la singularité de chaque cas ; c'est pourquoi, affirme Aristote, le juge, tout comme le médecin, est d'abord un interprète. Le médecin interprète des symptômes particuliers (ceux de ce malade-ci) pour déterminer une maladie en général (c'est la varicelle ou la grippe) ; le juge interprète la loi pour l'appliquer au cas singulier qu'il a à juger. S'il ne fallait pas tempérer la loi par la prise en compte des circonstances, alors la justice n'aurait précisément plus besoin d'un juge : une application aveugle des textes législatifs suffirait. Mais comme le remarquait Socrate, être juste, c'est justement tenir compte des circonstances : si un ami m'a un jour confié ses armes, je devrai les lui rendre lorsqu'il viendra me les demander. Mais s'il me les demande un jour où il est pris de folie, où donc il est dangereux pour autrui comme pour lui-même, il me faudra refuser de les lui redonner, même s'il me les demande, sous peine d'être injuste, voire criminel. C'est pourquoi la loi prévoit de prendre en compte les circonstances (atténuantes ou aggravantes, selon le cas) lorsqu'il s'agit de déterminer la responsabilité d'un prévenu, et de décider de la peine qu'il encourt : la loi est là pour défendre l'intérêt général, et non pour s'y substituer. Allons plus loin : si toutes les circonstances sont particulières, si donc il faut à chaque fois interpréter la loi pour la faire correspondre au cas précis et singulier, il est cependant des circonstances qui ne sont pas seulement particulières, mais bien exceptionnelles : ainsi, l'article 16 de notre Constitution déclare que « Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacées d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil Constitutionnel. » En d'autres termes, lors de circonstances exceptionnelles où c'est la survie même de la Nation qui est engagée, le président de la République peut, avec l'accord des assemblées, se voir remettre temporairement le pouvoir législatif : quand l'ennemi fait route vers la capitale, il n'est plus temps de demander son avis au Parlement ; l'urgence de la situation réclame des décisions rapides, qui rendent impossible le débat parlementaire. Il y a donc des circonstances exceptionnelles qui appellent des mesures d'exceptions, mesures où l'application des lois « normales » est suspendue (par exemple : donner à l'armée les pleins pouvoirs pour faire régner l'ordre public). La défense de l'intérêt général (ici la souveraineté de la Nation et son indépendance) prime sur quelque loi que ce soit, soit. Mais grand est alors le danger, que chacun évoque l'exceptionnalité des circonstances pour se soustraire à la rigueur de la loi : dire que la loi n'est qu'un moyen, que son application dépend des circonstances, n'est-ce pas la vider de tout contenu et de toute force ? 40 Sujet 3 La réponse doit demeurer négative : il faut que force reste à la loi, c'est-à-dire qu'il faut que la loi prévoie par avance les circonstances dans lesquelles elle pourra être suspendue. En d'autres termes, il revient à la loi elle-même de définir ce qu'on nomme l'exception : certes, il y a des circonstances où il faut que les lois ne s'appliquent plus, mais ces circonstances doivent être prévues par la loi ; en sorte que c'est la loi elle-même qui dit quand elle devra cesser d'être appliquée. De même en droit pénal, s'il serait injuste et contraire à l'intérêt général de ne tenir aucun compte des circonstances, qu'elles soient atténuantes ou aggravantes, il faut que la loi définisse par avance ce qui pourra être retenu au titre d'atténuation ou d'aggravation, et dans quelle mesure la peine en sera atténuée ou aggravée. Vouloir que la loi s'applique sans tenir compte des cas particuliers est une injustice ; vouloir qu'elle ne cesse pas de s'appliquer lors de circonstances exceptionnelles est une folie ; mais ne pas déterminer d'avance dans quelles mesures les circonstances (atténuantes ou aggravantes) viendront tempérer le jugement et la peine ; ne pas prévoir précisément les conditions exceptionnelles dans lesquelles la loi est suspendue dans son application, c'est vouloir le règne de l'arbitraire, de l'infondé et de l'absurde - en d'autres termes, il est conforme à l'intérêt général de ne pas appliquer la loi dans les seules circonstances prévues par la loi elle-même. 41 SUJET 4 POLYNÉSIE, SEPTEMBRE 2011, TOUTES SÉRIES AUTRES QUE T MD , DISSERTATION Être libre, est-ce faire ce que l'on veut ? CORRIGÉ Introduction Lorsque je me soumets à la volonté d'autrui, à des ordres, à des règles ou à des lois, je vis toujours cette soumission comme une contrainte venant limiter ma liberté : je ne fais pas alors ce que je veux, mais ce qu'on veut que je fasse, et partant je ne suis plus libre. Si la liberté, c'est pouvoir faire tout ce dont j'ai envie, alors je ne suis libre que quand je peux faire tout ce que je peux faire, et c'est pourquoi l'obéissance à autre chose qu'à notre propre volonté nous apparaît toujours comme une entrave : l'essence des lois et des règles, c'est justement de m'interdire de faire ce que j'ai pourtant la possibilité de faire (il n'y a pas de lois pour m'interdire de m'envoler en battant des bras en l'air !). Obéir, c'est donc accepter, de gré ou de force, de voir nos possibilités restreintes ou limitées par autre chose que nous-mêmes, et partant faire sonner le glas de notre liberté. Pourtant, peut-on dire qu'est libre celui qui n'en fait qu'à sa tête, et qui en toutes circonstances se laisse guider par son seul désir du moment, fût-ce au mépris de son propre intérêt ? Si la soumission à une autorité extérieure semble bien venir contredire la liberté en nous, la soumission aux passions et aux appétits n'est-elle pas tout autant un esclavage ? Car enfin, celui qui croit « faire ce qu'il veut », celui qui veut n'obéir à rien, ne se soumet-il pas en fait à la tyrannie du désir lui-même, et, affaiblissant ainsi sa volonté, ne finit-il pas par devenir incapable de lui résister ? La question, en d'autres termes, est bien celle de l'instance du commandement : qui écoute celui qui prétend n'écouter que lui-même ? « Je fais ce que je veux ! » : fort bien ; mais est-ce moi, qui veux ce que je veux ? Suis-je libre, autrement dit, de décider de mes envies, de mes appétits, de mes désirs ? Est-ce moi qui les choisis, ou ne faut-il pas bien plutôt dire 42 Sujet 4 qu'ils s'imposent à moi au point parfois de me mener là où je ne voudrais pas aller, et même là où je n'irais pas si ma volonté était moins affaiblie, si j'étais davantage maître de moi-même ? I. Contrainte extérieure et contrainte intérieure 1. La contrainte comme absence de liberté Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas, écrivait le poète latin Juvénal : « parce que je le veux, parce que je l'ordonne, que ma volonté me tienne lieu de raison ». Telle pourrait bien être la devise des tyrans, qui donnent à leurs caprices force de loi, et qui pour toute justification se bornent à ajouter que tel est leur bon plaisir. « Parce que tel est mon bon plaisir », voilà en effet la formule par laquelle Louis XIV terminait ses édits : ce que je veux, vous le ferez par cela même que je le veux, et sans que vous ayez à vous interroger davantage sur la légitimité du commandement que je vous fais. Dans ces conditions, il est bien évident que ne saurait être libre, celui qui se soumet ainsi à ce qu'on a nommé l'arbitraire du prince : il se soumet parce qu'il n'a d'autre choix que de se soumettre, c'est-à-dire qu'il est contraint d'obéir à un impératif qui ne s'impose que par le seul moyen dont peut s'imposer un ordre privé de toute légitimation, à savoir la force. Comme le remarquait Rousseau en effet, par quelque bout qu'on le prenne, un tel commandement repose toujours en dernière instance sur le seul droit du plus fort : celui qui ordonne à autrui de faire ses quatre volontés le prive de la liberté en le contraignant à la soumission. Le constat n'est guère discutable : une chose est certaine, je ne suis pas libre, quand je fais ce que le tyran veut que je fasse, et quand la peur me pousse à accepter que ses volontés soient faites, aux dépends des miennes. Le tyran m'impose ses désirs sous la contrainte ; mais qu'est-ce que la contrainte, sinon le constat d'une disproportion de force ? Or la force ne saurait fonder le droit, et n'engendre aucune obligation. Quand un bandit réclame ma bourse sous la menace, la prudence recommandera de la lui donner, parce que mieux vaut perdre son argent que sa vie. Mais s'il venait à laisser choir son pistolet, si je parvenais à m'en emparer, consentirais-je toujours à lui céder mon bien ? La contrainte ne dure ce que dure la force, et disparaît avec celle-ci : le tyran qui impose son bon vouloir ne peut compter sur la soumission volontaire de ses sujets. Nul n'abandonne volontairement la liberté : on ne l'aliène que sous la contrainte, de force et non de gré. Obéir à un autre que soi, c'est toujours être contraint par une disproportion de puissance, et partant ne plus être libre : quand celui qui ordonne ne suit que son caprice, son désir du moment ou son seul intérêt, il ne pourra obtenir la soumission des autres qu'en les privant d'abord de leur liberté, en sorte qu'il s'agit là d'une obéissance ne faisant aucune obligation, c'est-à-dire d'une obéissance à laquelle celui qui obéit ne consent pas, parce qu'il ne reconnaît pas la légitimité du commandement qui lui est fait, quand bien même il serait contraint par force de s'y soumettre. 43 La liberté 2. La tyrannie du désir Devrons-nous alors affirmer qu'être libre, c'est n'écouter que soi ? Si celui qui se soumet au tyran en est réduit à la servilité, faut-il en conclure que nous n'avons d'autre choix que la tyrannie, ou l'esclavage ? Telle était du moins l'opinion de Calliclès dans le Gorgias de Platon : le monde se divise entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, et si j'ai en moi le talent nécessaire, mieux vaut se trouver du bon côté de la ligne. Celui qui refusera d'asservir les autres sera lui-même asservi par eux : le tyran est le seul idéal possible, pour qui veut être libre de ses actes. Pour Calliclès donc, n'est effectivement libre que celui qui peut faire tout ce qu'il veut, et d'abord ce qu'il veut des autres : la seule liberté réelle, c'est celle de n'en faire qu'à ma tête et de ne suivre que mon bon plaisir. Le tyran est libre, parce qu'il est libre d'accomplir le moindre de ses désirs ; mais Calliclès n'oublie-t-il pas que le tyran, pas plus qu'aucun homme, n'est pas le maître de ses appétits, que ses désirs s'imposent à lui sans qu'il en décide ? Un tyran peut certes forcer ses sujets à manger des épinards, même s'ils les détestent : mais fût-il armé de toute sa force, il ne pourra jamais contraindre le plus faible d'entre eux à les trouver bons. Un tyran peut bien décider qu'il est libre, parce que nul ne lui impose sa propre nourriture : lui ne mangera jamais d'épinards s'il les abhorre, et des petits pois tant qu'il en souhaite s'il en raffole ; mais le tyran le plus sanguinaire ne pourra de lui-même décider d'en aimer le goût si d'aventure ce dernier le révulse. Nul, pas même moi, n'a d'emprise sur mes appétits : mes désirs ne sont pas le fruit d'un choix volontaire - s'il suffisait de le vouloir pour aimer quelqu'un comme au premier jour, il n'y aurait pas de divorces. Comme le dit encore Rousseau, « l'impulsion du seul appétit est esclavage » : celui qui, au nom de sa liberté, prétend n'écouter que son désir, s'avère finalement l'esclave de ce désir même. Davantage : plus je cède à mes désirs, plus j'affaiblis ma volonté, et plus je m'avère incapable d'aller ailleurs qu'à l'endroit où ils me portent. Telle est toute la leçon du Gorgias de Platon : Calliclès n'aspire à la tyrannie que parce qu'il est lui-même tyrannisé par le désir, lequel est semblable à un tonneau percé, qui se vide à mesure qu'on le remplit : celui qui cherche à le satisfaire se condamne à une tâche infinie, puisque de fait tout désir satisfait est remplacé par un autre, plus impérieux encore. La satisfaction est comme l'horizon, qui recule à mesure que j'avance ; et courir derrière ce qui sans cesse se dérobe, sans plus choisir la direction où je vais, ce n'est pas précisément cela, la liberté. 3. La double figure du tyran Certes alors, on n'est pas libre d'obéir au tyran ; mais le tyran n'est pas toujours (et même pas d'abord) extérieur à nous : la première des tyrannies est celle de nos désirs. Croyant n'obéir qu'à soi, Calliclès ne fait que se soumettre à ce qui en lui n'est pas lui, à savoir ces désirs dont il ne décide pas et dont il n'est pas le principe. Intérieur ou extérieur alors, en moi ou autre que moi, la place du maître n'a guère d'importance : 44 Sujet 4 chacun peut être à lui-même son propre tyran, et il y a une obéissance servile aux appétits qui m'ôte la liberté plus sûrement encore que le plus puissant des despotes ne le pourra jamais faire. On peut ici songer au rapport qui unit l'esclave et son maître chez Hegel : le maître commande et l'esclave obéit, c'est-à-dire que l'esclave n'est qu'un instrument destiné à réaliser les désirs du maître. Mais comme ses désirs ne lui coûtent aucun effort, le maître prend l'habitude d'y céder : il devient de plus en plus assujetti à ses propres appétits, et aux serviteurs qui les satisfont ; il finit, autrement dit, par être l'esclave de son esclave, à force d'avoir été l'esclave de son désir. L'esclave, au contraire, a appris dans la douleur à ne pas faire ce que ses désirs commandaient (il est vrai qu'il n'avait guère le choix : il fallait se soumettre au maître, ou mourir). Ce faisant, il a appris à dominer ses appétits, à s'en rendre maître : au terme du processus dialectique, le maître est devenu l'esclave et l'esclave son propre maître. Mais alors, la question se déplace : il ne s'agit plus de savoir s'il faut n'écouter que soi pour être libre, mais ce qu'il faut écouter en soi pour accéder enfin à la liberté véritable. II. La liberté comme autonomie de la volonté 1. Mobiles pathologiques et mobiles rationnels Dans la Critique de la raison pratique, Kant distingue deux genres de mobiles susceptibles de déterminer la volonté : des mobiles issus de la sensibilité et des inclinations, ou mobiles pathologiques, et des mobiles issus de la seule raison. Lorsque ma volonté accepte de se laisser déterminer par les inclinations sensibles (c'est-à-dire les désirs), elle se soumet en fait à ce qui est d'un autre ordre qu'elle et dont elle ne décide pas : le mobile sensible est pathologique, précisément, parce qu'il est subi (c'est tout le sens du pathos en grec), et qu'il s'impose à ma volonté qui quant à elle demeure passive. Dans le cas des mobiles rationnels en revanche, le cas est tout autre : faisant tout et uniquement ce que la raison ordonne, la volonté apprend à se libérer de la tyrannie des inclinations et accède ainsi à l'autonomie, au sens où elle est elle-même l'origine de la loi à laquelle elle se soumet. Or, ce que m'ordonne la raison (de façon impérative et inconditionnée), c'est de faire mon devoir moral, c'est-à-dire d'agir de telle façon que la maxime de mon action (l'intention qui est la mienne au moment d'agir) puisse être immédiatement érigée en loi universelle de la nature. Si ce que je veux peut être voulu par tous universellement, sans plus d'exception que n'en comporte une loi naturelle (la loi de la gravitation par exemple), alors, et alors seulement, mon acte est moral. Comprenons : ce à quoi il faut obéir en nous-mêmes, ce n'est pas le désir, mais la raison et ce « fait de raison » que tout homme porte par-devers lui, la loi morale. Quand j'obéis à la loi morale, quand je fais mon devoir, j'accède à la seule liberté véritable, celle d'un individu qui n'accepte plus d'être le jouet de ses inclinations. Le désir est en moi ce qui est autre que moi ; la conscience morale et sa voix qui m'appelle à faire mon devoir sont ce qui en moi est plus moi que moi-même, c'est-à-dire ce qui, en moi, m'invite enfin à me montrer digne de moi. 45 La liberté 2. La loi comme expression de la volonté générale Mais alors, comment envisager sur le plan politique, et non plus seulement moral, une obéissance qui ne soit pas une servitude ? La solution est en fait identique : de même que ma volonté est libre quand elle ne se soumet pas à ce qui est d'un autre ordre qu'elle (les désirs), de même l'individu est libre quand la loi à laquelle il se soumet n'est pas l'expression d'une volonté autre que la sienne. On en revient alors à ce qu'affirmait encore Rousseau : si l'impulsion du seul appétit est esclavage, « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». Pour que le sujet qui se soumet à la loi demeure libre tout en s'y soumettant, il faut et il suffit qu'il soit également souverain, c'est-à-dire que le peuple qui obéit aux lois soit également l'instance qui en décide (l'instance du pouvoir législatif ). Ainsi, en se soumettant aux lois qui sont l'expression de la volonté générale, chacun ne se soumettra en fait qu'à lui-même et demeurera alors parfaitement libre. Davantage même : si chacun se soumet à la loi qu'il aura également votée, comme la loi alors s'impose à tous sans exception, nul n'a intérêt à la rendre injuste (contrairement au tyran qui ne se soumet pas aux lois qu'il ordonne). Le meilleur moyen d'avoir des lois justes, qui prennent en compte l'intérêt général et non l'intérêt particulier de tel ou tel, c'est encore de les faiError: Illegal entry in bfrange block in ToUnicode CMap Error: Illegal entry in bfrange block in ToUnicode CMap re voter par tous d'égale façon. Mais alors, si en ce cas les lois défendent l'intérêt de tous et sont également voulues par tous, l'obéissance qu'elles réclament devient volontaire et non forcée : chacun se soumet librement, c'est-à-dire accepte de se soumettre, et telle est toute la différence qui sépare l'obligation de la contrainte. La contrainte ne s'exerce que par force, l'obligation quant à elle est volontaire : le sujet obéit parce qu'il veut bien obéir, et il le veut bien parce qu'il reconnaît la légitimité du commandement que la loi lui fait. Il l'a votée ; il a participé à la délibération : s'excepter de ce que la loi ordonne, c'est entrer en contradiction avec lui-même, c'est renoncer à la liberté en croyant la défendre. 3. Liberté et responsabilité Cependant, grande toujours est la tentation de s'excepter de ce que la loi ordonne, au nom de nos intérêts particuliers : celui-là qui se réclame de la liberté comme pouvoir de faire « ce qu'il veut » pour s'excepter de l'obéissance exigée de tous, celui-là donc renonce en fait à la liberté véritable, parce que ses désirs ont sur lui beaucoup trop d'empire. En contredisant la loi, c'est sa propre volonté qu'il contredit : n'est libre que celui qui s'est libéré de la pression exercée en lui par ses intérêts particuliers, et qui consent à l'intérêt général défendu par la loi. Le péril finalement est toujours le même : la loi qui nous libère est sans cesse menacée par la tyrannie des désirs particuliers, au point que ces derniers peuvent, dans les états démocratiques, prendre la forme de celle-là. Tel est le danger pointé par Arendt, à la suite de Tocqueville : celle d'une dictature de la majorité, où l'intérêt général devient, sans qu'on s'en rende compte, l'intérêt particulier des plus nombreux - et on retrouve ici ce que disait Heidegger 46 Sujet 4 de la « dictature du on », où chacun agissant comme tous les autres, faisant ce qu'on fait, pensant ce qu'on pense, se décharge en fait à chaque fois du poids de sa propre existence, c'est-à-dire de sa responsabilité face à lui-même. Conclusion Être libre, c'est bien ne faire que ce que je veux, étant entendu que les désirs ne sont pas de l'ordre du soi. Sera libre alors celui qui saura résister à la force de ses appétits et voudra ce que commande la droite raison, à savoir une action conforme au devoir moral ; sera libre celui qui, par fidélité envers lui-même, acceptera de se soumettre à la loi qu'il aura lui-même votée. De ce point de vue, il ne suffit pas que la loi défende les intérêts particuliers des plus nombreux pour réclamer de nous l'obéissance : l'individu est libre quand il porte la responsabilité de sa soumission, et non quand il profite de cette soumission pour se décharger du fardeau de cette responsabilité même. N'obéir qu'à soi est liberté, quand cette obéissance s'entend comme le pouvoir de répondre de soi : ce que j'ai fait, je l'ai fait librement, je suis l'auteur de mes actes comme de la loi, j'en porte donc seul l'entière responsabilité, devant autrui comme devant ma conscience. 47 SUJET 5 SUJET NATIONAL, SEPTEMBRE 2011, TOUTES SÉRIES AUTRES QUE T MD , COMMENTAIRE DE TEXTE L'égalité est le fondement d'une bonne république. Une république est heureuse lorsque les citoyens obéissent aux magistrats ½ et que les magistrats respectent les lois. Or elle ne peut s'assurer de cette obéissance et de ce respect, qu'autant que par sa constitution elle confond ¾ l'intérêt particulier avec le bien général ; et elle ne confond l'un avec l'autre, qu'à proportion qu'elle maintient une plus grande égalité entre ses membres. Je ne veux pas parler d'une égalité de fortune, car le cours des choses la détruirait d'une génération à l'autre. Je n'entends pas non plus que tous les citoyens aient la même part aux honneurs ; puisque cela serait contradictoire à l'ordre de la société, qui demande que les uns gouvernent et que les autres soient gouvernés. Mais j'entends que tous les citoyens, également protégés par les lois, soient également assurés de ce qu'ils ont chacun en propre, et qu'ils aient également la liberté d'en jouir et d'en disposer. De là il résulte qu'aucun ne pourra nuire, et qu'on ne pourra nuire à aucun. Condillac. Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble. 1. Dégagez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie. 2. a) Pourquoi faut-il que « les citoyens obéissent aux magistrats, et que les magistrats respectent les lois » pour qu'une république soit « heureuse » ? b) Pourquoi « l'intérêt particulier » et « le bien général » doivent-ils former un seul tout ? c) Condillac distingue entre trois sortes d'égalité. Lesquelles ? Pourquoi seule la dernière est-elle indispensable à une « bonne république » ? 3. L'égalité est-elle le fondement d'une bonne république ? ½º ¾º Å ×ØÖ Ø× ÓÒ ÓÒ Ö 48 ´ µ ÓÙÚ ÖÒ ÒØ׺ ´ µ Ö ÙÒ Ö ÔÓÙÖ Ò ÓÖÑ Ö ÕÙ³ÙÒ × ÙÐ ØÓÙغ Sujet 5 CORRIGÉ 1. Dans ce texte, Condillac se demande quel « fondement » il faudrait donner à une république pour garantir tout à la fois sa stabilité, et son bonheur. Une république, en effet (et il faut entendre par là un régime, et non un mode de gouvernement), est tout à la fois « bonne » et « heureuse » lorsque l'ensemble des citoyens obéit aux gouvernants, c'est-à-dire accepte de se soumettre à leur commandement ; et les citoyens ne peuvent consentir à une telle soumission que si ces gouvernants eux-mêmes « respectent les lois » qu'ils ont pour vocation d'appliquer. Car enfin, que les citoyens se dérobent à leur devoir d'obéissance, et voilà que plane le spectre de la guerre civile, où la force fait tout le droit ; et comment pourraient-ils accepter d'obéir aux magistrats, si ces derniers s'exceptent eux-mêmes du commandement qu'ils imposent aux autres ? Il faut donc que la république obtienne des seconds le respect des lois, si elle veut obtenir l'obéissance des premiers. Or, cela n'est possible que si sa « constitution » même, établie en vue du « bien général », garantit « l'intérêt particulier » de chacun : une bonne constitution, c'est une constitution qui affirme que le bien général qu'elle vise (et auquel toute loi doit se soumettre), c'est la défense des intérêts particuliers de chacun. Mais, précisément, comment le bien général commun à tous pourrait-il s'identifier à l'intérêt propre à chacun, au point de se confondre avec lui ? Mon intérêt, s'il est particulier, n'est justement pas général : ce qui va dans le sens de mes intérêts propres ne va pas nécessairement dans le sens des intérêts personnels de mon voisin - ainsi, celui qui habite en bord de mer réclamera la jouissance pleine et entière de son terrain, c'est-à-dire un droit de clôture, tandis que le promeneur demandera quant à lui un droit de passage. Les intérêts particuliers semblent toujours devoir se contredire, à un moment ou à un autre, en sorte que le fondement d'une bonne république (l'identification de l'intérêt propre à chacun et du bien commun à tous) paraît tout simplement impossible. Selon Condillac, il y a cependant une solution à ce problème : pour que le bien général et l'intérêt particulier se confondent et entrent ainsi en égalité, il faut justement que la totalité des « membres » de la république (entendons par là : aussi bien les citoyens que leurs magistrats) soient égaux entre eux. Il ne s'agit pas de dire que la république a pour tâche de parvenir pour tous à une égalité de condition ou de fortune : l'étendue de ma richesse dépend de mes capacités, des circonstances, et par voie d'héritage les différences s'en vont grandissantes ; en sorte qu'une telle égalité est impossible à atteindre, et au fond même n'est guère souhaitable. Il ne s'agit pas 49 La liberté non plus d'une égalité d'honneurs ou de charges, puisque tout ordre social suppose des gouvernants et des gouvernés, suppose en d'autres termes que certains hommes se soumettent à d'autres. L'égalité dont il s'agit ici, c'est donc l'égalité devant la loi, c'està-dire une égalité de traitement : pour que l'ordre règne, il faut que tous les membres de la république, du simple citoyen au plus haut magistrat, soient également soumis aux lois, c'est-à-dire aussi également protégés par elles. Tel est donc le principe ou fondement d'une bonne constitution : elle doit protéger la propriété de chacun, et assurer chacun « de la liberté d'en jouir et d'en disposer ». Nul alors ne pourra me priver de mon bien, sans se mettre hors la loi et subir de ce fait la sanction de la puissance publique ; en sorte que défendant l'intérêt de chacun, c'est l'intérêt de tous que la république protège, s'assurant par là du respect des magistrats et de l'obéissance des citoyens. 2. a) Pour que l'ordre règne, pour que la force à elle seule ne donne pas tous les droits, il faut qu'une communauté humaine se dote d'un régime politique. En d'autres termes, une communauté devient politique lorsqu'elle établit des lois venant concerner chacun de ses membres ; elle est une république, lorsque ces lois se donnent pour finalité la défense du bien commun (la res publica, la « chose publique »), indépendamment de la façon dont sont désignés les « magistrats », c'est-à-dire les gouvernants chargés d'appliquer les lois (et quand ces gouvernants sont désignés par le peuple tout entier, alors il s'agit d'une république démocratique, mais tel n'est pas nécessairement le cas). Il est donc normal que la république fasse régner l'ordre public : une fois la loi établie, il faut que les citoyens s'y soumettent ; ceux d'entre eux qui n'y consentiraient point et s'excepteraient de la règle commune doivent être punis, sans qu'il faille y chercher la trace de quelque injustice. Mais obtiendrait-on cette soumission par crainte ou par contrainte, qu'elle se payerait du prix du bonheur : il est bon que l'ordre règne, mais il ne règnera que si la république elle-même est heureuse ; en d'autres termes, que si les citoyens consentent volontairement à obéir aux magistrats. Or, comment pourraient-ils y consentir, si les magistrats eux-mêmes ne respectaient pas les lois qu'ils font respecter aux autres ? Ainsi donc, les citoyens n'obéiront qu'à la condition que les lois ne soient pas au service des intérêts particuliers des seuls magistrats ; et les magistrats ne respecteront les lois qu'à la condition qu'elles ne contredisent pas leurs intérêts. Pour que la république soit heureuse, les citoyens obéissants et les magistrats respectueux, il faut donc que la loi soit au service du bien commun à tous, et qu'elle ne foule pas aux pieds les intérêts de chacun. b) Les intérêts particuliers sont, par définition, propres à chacun, et semblent donc devoir nécessairement se contredire : comme le disait déjà Locke, l'intérêt du propriétaire terrien lui recommande de clôturer son terrain, tandis que celui du promeneur l'invite à réclamer le passage comme un droit. Admettons que règnent les seuls inté50 Sujet 5 rêts particuliers : c'est alors celui du plus puissant qui triomphera des autres, à moins que ce ne soit celui des plus nombreux ; quoi qu'il en soit, les uns seront victorieux, et les autres dépossédés. Il faut donc établir des lois, pour défendre le bien commun et l'intérêt général, c'est-à-dire pour arracher le droit à la force ou au nombre. Mais si l'intérêt général devait venir contredire les intérêts particuliers de chacun, personne n'aurait plus de raison de se soumettre aux lois ou d'obéir aux magistrats. Il faut donc résorber la contradiction entre l'intérêt particulier et le bien commun ; or, cette contradiction n'est qu'apparente, et telle est au fond la thèse de Condillac : le véritable intérêt de chacun, c'est de voir la loi lui garantir sa propriété, c'est-à-dire lui assurer le droit d'en jouir et d'en disposer à sa guise. Il y a donc quelque chose de commun aux intérêts particuliers : chacun entend être défendu ; et si la loi défend chacun d'égale façon, sans privilégier tel ou tel, si donc le petit propriétaire a sur ses biens exactement les mêmes droits que le grand, alors tous accepteront de se soumettre. Je puis bien accepter de n'avoir aucun droit sur les biens d'autrui, si la loi qui exige de moi un tel renoncement me garantit par là même qu'autrui n'aura aucun droit sur les miens. C'est donc quand la loi défend d'égale façon l'intérêt particulier de chacun, qu'elle sert l'intérêt général : la condition de la paix civile autant que du bonheur des membres de la république, c'est alors que l'intérêt particulier et le bien général soient confondus. c) « L'égalité est le fondement d'une bonne république » : telle est bien la thèse de ce texte. Mais de quelle égalité parle-t-on ici ? S'agit-il d'une « égalité de fortune » ? En ce cas, il faudrait que la propriété de chacun égale celle de n'importe quel autre, c'est-àdire qu'aucun ne possède plus de biens qu'autrui. Mais même à admettre qu'une telle égalité soit possible, elle n'assurerait en rien le bonheur de tous : si nous accordions à chacun des membres du corps social une part égale, l'égalité de fortune ne serait pas pour autant établie - les uns, plus habiles, plus industrieux ou tout simplement portés par des circonstances favorables, verraient leur part augmenter en taille ou en valeur ; d'autres, moins travailleurs ou moins chanceux, perdraient tout ou partie de leurs biens. Faudrait-il alors à chaque génération tout reprendre, et tout redistribuer ? Mais une telle loi irait à l'encontre des intérêts de ceux qui ont fait fructifier leur capital ; elle ôterait toute responsabilité à ceux qui ont été moins entreprenants. L'égalité de fortune est non seulement irréalisable, mais elle n'est pas souhaitable : car elle divise le corps social et dresse les citoyens les uns contre les autres, au lieu de les réunir. S'agirat-il alors de prétendre que tous les citoyens doivent avoir une part égale au pouvoir ? Non pas : toute société suppose une division entre gouvernants et gouvernés, entre détenteurs du pouvoir et citoyens sommés de se soumettre aux lois. Imaginons que tous décident des lois ou que tous participent d'égale façon à leur exécution : chacun ne songeant qu'à lui, réclamerait une loi pour son propre compte, et refuserait de se soumettre aux ordres des autres. 51 La liberté La seule égalité dont il peut être question alors, c'est l'égalité de traitement : tous les membres de la république, qu'ils soient simples citoyens ou magistrats, doivent être égaux devant la loi ; entendons par là que la loi doit défendre la propriété de chacun avec le même zèle et la même application. La loi peut bien contraindre un propriétaire à laisser un droit de passage au promeneur ; mais elle ne le peut faire, que parce qu'elle lui garantit qu'en tant que promeneur, il aura le même droit de passage sur la propriété d'autrui. En d'autres termes, la loi ne soumet pas les intérêts des uns à ceux des autres : elle défend également l'intérêt de chacun et, ce faisant, elle sert le bien commun à tous. 3. La loi ne saurait faire acception de personne : tel est un des principes fondamentaux du droit républicain. Une loi qui désignerait nommément un individu ou un groupe d'individus comme y étant soumis, à l'exception de tous les autres, serait nulle et non avenue : pour être légitime, le commandement doit s'appliquer d'égale façon à tous. C'est donc à bon droit, semble-t-il, que Condillac fait de l'égalité le fondement d'une bonne république, s'il faut par égalité entendre : égalité devant la loi. Toute la difficulté, cependant, tient à l'argument qui vient, chez lui, défendre la thèse : suffit-il que la loi défende la propriété de chacun d'égale façon, pour qu'on puisse parler réellement d'égalité ? À quelles conditions, en d'autres termes, l'égalité est-elle égalité réelle ? On peut accorder à Condillac qu'une absolue égalité de fortune se paierait du prix de la liberté : si les parts de chacun doivent être égales et si la république doit assurer l'égalité de ce partage, alors cela revient à dire que c'est elle qui possède tout, puisqu'elle peut à merci priver un citoyen de l'usage et de la jouissance de ses biens, pour rétablir une égalité qui se trouverait incidemment compromise. Si je ne puis pas faire de ma propriété ce que je veux, alors c'est qu'elle n'est pas ma propriété, et que je ne suis pas libre. En revanche, il est douteux que la république puisse se satisfaire d'assurer à chacun la jouissance paisible de ce qu'il possède, en le protégeant des appétits d'autrui autant qu'elle lui interdit de s'emparer d'un bien qui n'est pas le sien. Car enfin, l'égalité devant la loi ne pourra être réelle que si le pouvoir lui-même est également réparti, et telle est, du moins, la thèse de Rousseau. Dans le Contrat social, en effet, Rousseau fait de la république ce régime par lequel la loi est l'expression de la volonté générale, c'est-à-dire des citoyens réunis en corps : tous les citoyens doivent avoir un égal accès à la délibération publique ; chacun doit pouvoir, au même titre que n'importe quel autre, participer à l'établissement des lois. Selon Condillac, on ne saurait être à la fois sujet et souverain : c'est exact, affirme Rousseau, mais cela ne signifie pas que le citoyen ne puisse être également souverain et sujet. En tant que souverain, il élabore les lois et les vote ; en tant que sujet, il s'y soumet une fois qu'elles sont votées. Et précisément, si la loi est votée par tous (si chaque voix en vaut une autre), et si la 52 Sujet 5 loi s'applique à tous, alors, « la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres » (le Contrat social, I, 6) : si celui qui vote les lois aura également à s'y soumettre, alors effectivement, il a tout intérêt à ce que la loi soit juste. Telle est donc la thèse rousseauiste : on ne peut être assuré que la loi sera bien au service de l'intérêt général, qu'en en faisant l'objet d'une délibération commune. Il ne suffit pas alors d'assurer à chacun des droits égaux sur sa propriété : cette assurance même ne sera de fait garantie que si chacun est égal aux autres dans l'établissement de la loi elle-même. 53 SUJET 6 SUJET NATIONAL, SEPTEMBRE 2011, TOUTES SÉRIES AUTRES QUE T MD , DISSERTATION Le bonheur est-il inaccessible ? CORRIGÉ Introduction Nihil enim penitus incognitum appetitur, « on ne saurait désirer ce qu'on ne connaît point », voilà du moins ce qu'affirmait Nicolas de Cues. En d'autres termes, on ne désire jamais l'inconnu comme tel : s'il peut nous arriver de désirer la nouveauté, c'est précisément parce que nous n'avons pas encore trouvé ce que nous recherchions dans ce que nous connaissons déjà. Si je puis, par exemple, être tenté de mettre un terme à une relation amoureuse, c'est parce que je sais ce que j'attends d'une vie à deux, comme je sais ne plus l'obtenir à présent, ce pourquoi j'ai envie d'aller voir ailleurs : on ne saurait trouver ce qu'on cherche, si on ne sait pas quoi chercher. Et précisément, le bonheur apparaît d'emblée comme ce que nous cherchons pardessus tout, le but suprême ou souverain bien : si je désire quelque chose, c'est toujours parce que la satisfaction de ce désir particulier me semble, à ce moment du moins, indispensable à mon bonheur. Mais si l'on me demande maintenant ce que j'entends précisément par « bonheur », je ne saurai au juste quoi répondre : le bonheur est l'idéal d'une satisfaction parfaite, voilà tout ce que j'en puis penser - autant dire que je n'en pense pas grand-chose. C'est pourquoi Kant peut affirmer que le bonheur est un « idéal de l'imagination », et non un concept déterminé au contenu bien défini. Mais du coup, je ne sais pas exactement ce que je cherche, quand je cherche à être heureux ; et si je ne sais pas ce que je cherche, je n'ai guère de chances de le trouver - pire : il se peut qu'ignorant ce qu'est le bonheur, je le manque au moment même où il était à ma portée ; il se peut, en d'autres termes, que je puisse ne prendre conscience de mon bonheur que lorsqu'il est irrémédiablement perdu. J'étais heureux, et je ne le savais point ; c'est à présent seulement, maintenant qu'il est trop tard, que je m'en 54 Sujet 6 rends compte. Cette expérience, pour banale qu'elle soit, serait impossible si nous étions capables de reconnaître le bonheur avec la facilité que nous avons à distinguer un triangle d'un carré - nous avons un concept du carré et du triangle, mais pas de concept du bonheur, et cela suffit peut-être déjà à faire notre drame. Alors, le bonheur est-il inaccessible ? N'est-il qu'un idéal inatteignable, voire une fiction qui nous fait désespérer de ce qui nous manque, au lieu de jouir de ce que nous avons ? Si donc le bonheur devait être réputé hors de notre portée, alors il ne serait plus un bien et encore moins le bien souverain ; tout juste le fruit d'une imagination malade qui nous fait lâcher la proie pour l'ombre, passer à côté du plaisir présent au nom d'une hypothétique satisfaction future ; peut-être alors faudra-t-il réputer vain cet idéal par trop inaccessible, et trouver notre bonheur dans le contentement - à moins que ce contentement lui-même ne soit lourd d'une résignation assez suspecte. I. Le bonheur peut être défini, et il est à notre portée 1. Identification épicurienne du bonheur et du plaisir Toutes les écoles philosophiques de l'Antiquité grecque avaient pour but de nous faire atteindre l'ataraxie, ou l'absence de trouble inquiétant l'âme. Ainsi, ce que l'épicurisme et le stoïcisme ont en commun, c'est l'idée que nous pouvons déterminer ce qu'est le bonheur, et partant savoir quel chemin emprunter pour y accéder : le sage sera heureux, à condition de suivre les règles de l'école, qui lui permettront d'éviter la confusion, le trouble et le malheur. Songeons ici au tétrapharmakon d'Épicure, c'est-àdire au « quadruple remède » : les biens sont faciles à obtenir, les maux faciles à éviter, la mort n'est pas à craindre et les dieux ne sont pas à redouter. Pour les épicuriens, en effet, tout plaisir est en soi un bien, une qualité insusceptible de degrés ; en revanche, il existe plusieurs genres de désirs. Il faut, en effet, distinguer les désirs naturels et nécessaires (boire lorsqu'on a soif par exemple) des désirs naturels mais non nécessaires (s'étancher avec une boisson goûteuse plutôt qu'avec de l'eau) et surtout des désirs non naturels et non nécessaires (désirer la gloire ou la fortune par exemple). Or, seuls les désirs naturels et nécessaires sont faciles à satisfaire : les désirs naturels mais non nécessaires nous font dépendre des caprices du hasard (s'habituer au luxe est chose dangereuse, car je peux un jour être ruiné ; l'absence des plaisirs superflus auxquels je me serai habitué sera alors source de douleur) ; quant aux désirs non naturels et non nécessaires, ils sont inextinguibles (on n'a jamais assez de fortune ou de célébrité, lorsque qu'on se met à les désirer). Le sage sera alors celui qui se contentera de peu ; celui-là seul connaîtra un bonheur durable et donc réel, puisqu'un plaisir fugace ne fait pas à lui seul une vie heureuse. Selon Épicure donc, le bonheur est non seulement à notre portée, mais il est facile d'accès : sera heureux, celui qui aura su discipliner ses désirs ; celui-là connaîtra le contentement véritable, en se tenant à l'écart de tout ce qui pourrait être source de malheur. Ainsi l'épicurien ne se mêle pas des affaires publiques : il y préfère la com55 La liberté pagnie de ses amis. Il ne redoute pas non plus la mort : il sait que lorsqu'elle sera là, il ne sera plus, et que tant qu'il est là, c'est qu'elle n'est pas encore. Peu lui importe de vivre longtemps ou peu : le plaisir est un état, il peut être pleinement atteint à tous les âges de la vie, et n'augmenterait pas si notre existence devait être éternelle. 2. Identification stoïcienne du bonheur et de la vertu Certes, le sage épicurien fait tout pour éviter le malheur ; mais tous les malheurs ne sont pas pour autant évitables. Certes, il se tiendra prudemment loin du pouvoir et de ses intrigues ; mais il ne sera pas pour autant à l'abri des tyrans ; certes, sa frugalité le préservera des aléas de la fortune, mais pas nécessairement de ceux de la maladie et de ses souffrances. Agir comme il le faut pour ne pas être à coup sûr malheureux ne garantit pas d'être heureux pour autant, à moins de faire dépendre le bonheur non du plaisir, mais de la vertu. Telle est, du moins, la thèse stoïcienne : le stoïcien fait en toutes choses le partage entre ce qui dépend de lui et ce qui n'en dépend pas. Ce qui dépend de lui, c'est précisément l'usage de sa volonté, c'est-à-dire de ne l'appliquer que ce sur quoi elle a une réelle efficace. Il ne sert à rien de vouloir que le monde soit autrement qu'il n'est : il faut l'accepter et en supporter le cours. Ainsi, parce qu'elles ne sont pas de notre ressort, les circonstances de notre existence ne sont en soi ni des maux, ni des biens, mais des termes indifférents. Si elles sont pénibles, le sage stoïcien sait qu'il ne sert à rien de le déplorer : celui qui se lamente de ce qu'il ne peut changer, celui-là connaît le malheur véritable. La seule chose qui importe, c'est de rester maître de sa volonté : comme le dit Sénèque, participer à un banquet peut être un mal et être attaché à un chevalet de torture un bien, « si la première chose arrive dans la honte et la seconde dans l'honneur » : seul ce qui dépend de moi peut être un bien ou un mal. Le seul bien, c'est donc de rester maître de sa volonté ; le seul mal, c'est de vouloir changer le cours du monde plutôt que ses désirs. Et comme il ne dépend que de moi de demeurer maître de moi-même, il ne dépend que de moi d'être heureux : pour être heureux en somme, il suffit de le vouloir. 3. Insuffisance des doctrines épicuriennes et stoïciennes Nous nous retrouvons ici face à une double difficulté. D'un côté, les épicuriens identifient le bonheur au plaisir, et ce faisant, ils le font dépendre du hasard des circonstances : quoi qu'ils en disent, il ne suffit pas de suivre les préceptes d'Épicure pour être heureux. De l'autre, les stoïciens identifient le bonheur et la vertu : la seule source de paix pour l'âme, c'est la maîtrise de soi qui rend toutes les circonstances de la vie indifférentes. Selon eux donc, le bonheur demeure accessible au sage, fût-il à l'intérieur du taureau de métal dans lequel Phalaris faisait rôtir vivantes ses victimes - ce qui est absurde, si du moins on différencie bonheur et vertu. Comme le remarquera alors Kant, si les uns et les autres ont pu identifier le bonheur tantôt au plaisir, tantôt à la vertu, c'est nul doute qu'il n'est en fait ni l'un, ni l'autre : il ne suffit pas d'éprouver des 56 Sujet 6 plaisirs pour avoir une vie heureuse ; il ne suffit pas d'être vertueux pour rencontrer automatiquement le bonheur. La définition de ce qu'est le bonheur reste donc encore à produire : car enfin, qu'il s'agisse des épicuriens ou des stoïciens, la prétendue définition qu'ils en donnent est de fait purement négative, et partant ne définit rien : dire que le bonheur, c'est l'absence de trouble, cela revient à dire ce que le bonheur n'est pas (le malheur), et non ce qu'il est. Or, on ne définit pas un éléphant en disant ce qu'un éléphant n'est pas, parce qu'une telle « définition » irait en fait à l'infini (un éléphant n'est pas une grand-mère, pas une bicyclette, pas un triangle rectangle, etc.). Et précisément : dire que le bonheur, c'est l'absence de trouble, non seulement cela ne le définit en rien, mais cela présuppose surtout qu'il suffit pour être heureux de ne pas être malheureux - ce qui est aberrant : la plupart du temps, nous ne sommes pas véritablement malheureux, sans être plus heureux pour autant. II. De l'idéal de l'imagination à l'idéal du contentement 1. Le bonheur comme idéal d'une satisfaction parfaite de nos désirs Pouvons-nous produire une définition positive du bonheur, dire ce qu'il est, et non simplement ce qu'il n'est pas ? Le bonheur, avons-nous affirmé, est le souverain bien, c'est-à-dire, en termes kantiens, l'idéal d'une satisfaction intensive, extensive et protensive de nos inclinations - autrement dit nous pensons qu'être heureux, c'est voir un maximum de nos désirs satisfaits de la façon la plus complète possible et le plus longtemps possible. Or, cette définition elle-même n'en est pas une : tout ce que je puis, c'est établir une liste sans fin de désirs que j'aimerais voir satisfaits, sans jamais être assuré, même si tous l'étaient, de m'en trouver heureux (même ceux qui ont tout peuvent se sentir malheureux, et malheureux précisément de tout avoir). Pourquoi alors le bonheur n'est-il pas définissable, pourquoi n'est-il pas un concept déterminé, mais un « idéal de l'imagination » ? La réponse de Kant est simple : le bonheur, à l'évidence, a partie liée avec le plaisir, c'est-à-dire avec la satisfaction sensible (le plaisir des sens). Mais le plaisir lui-même n'est pas une sensation déterminée : il est ce qui accompagne toute sensation (toute sensation est plaisante ou déplaisante, à quelque degré que ce soit) ; en d'autres termes, le plaisir lui-même n'a pas l'unité d'un concept, parce qu'il ne s'éprouve lui-même que dans la diversité des sensations - le plaisir en soi n'existe pas, il y a seulement une diversité infinie de sensations plus ou moins plaisantes, sans que rien ne me permette de prévoir à l'avance laquelle m'agréera plus qu'une autre (pour savoir que j'aime les petits pois et que je déteste les épinards, encore faut-il avoir goûté au moins une fois des deux). 2. Bonheur idéal et contentement réel Le bonheur n'est pas un concept, avons-nous dit avec Kant : le rôle d'un concept, c'est toujours de ramener la diversité à l'unité - le concept de chien ramène la diversité des chiens existants à l'unité d'une définition (avoir quatre pattes, aboyer, etc.). Quand 57 La liberté je cherche à accéder au bonheur, par conséquent, je ne sais pas ce que je cherche : je ne sais donc où chercher, ni comment. Car enfin, ce qu'il faut faire pour satisfaire un désir précis, cela je le sais fort bien : qu'on donne à mon entendement la fin poursuivie et il déterminera les moyens pour y parvenir. Or, précisément : je ne pense pas sous le terme de « bonheur » un plaisir singulier, mais une somme confuse de satisfactions elles-mêmes disparates. Mon entendement est donc impuissant à me dire comment je puis à coup sûr accéder au bonheur. Mais alors qu'espérons-nous au juste, quand nous faisons du bonheur le souverain bien ? Peut-être le bonheur est-il le fruit d'une imagination déréglée, comme le soutient Spinoza : celui qui rêve à ce qu'il ferait s'il gagnait le gros lot de la loterie, celui qui pense à toutes les satisfactions qu'il pourrait obtenir et en fait les conditions de son bonheur, celui-là lâche la proie pour l'ombre et passe à côté de ce qu'il possède déjà. Songeant à ce qui lui manque, il ne voit plus qu'il a dans la simple présence du présent de quoi le satisfaire ; imaginant sans cesse que le bonheur est toujours plus loin, qu'il pourrait être plus heureux qu'il ne l'est, il finit par se rendre véritablement malheureux. Voilà du moins la leçon que nous enseigne Spinoza : au lieu de rêver à des chimères désespérantes, soyons attentifs au présent ; contentons-nous de ce qui nous est accessible, et nous nous en trouverons contents. 3. Le contentement comme résignation maladive Il revient cependant à Nietzsche de poser la question : et si ce contentement n'était rien d'autre que le stade final d'une longue maladie ? Et si nous étions semblables à un moribond revenu de tous ses grands rêves, de tous ses espoirs, qui finit par être heureux de vivre un jour supplémentaire, par cela seulement que c'est un jour de plus ? C'est ainsi que Nietzsche fait du bonheur facilement accessible l'idéal de la vie souffrante, de la vie malade et diminuée, de la vie en somme qui est revenue de tout et ne croit plus en grand-chose, parce qu'elle n'a plus la force de croire en quoi que ce soit : contentons-nous de ce que nous avons, apprenons même à nous en satisfaire, parce que cela en somme vaut mieux que rien - mais tout, par définition, vaudra toujours mieux que rien ! Nous avions naguère imaginé un bonheur idéal et inaccessible, dont la seule fonction était en fait de nous aider à supporter notre présent par le rêve d'une félicité future ; mais nous sommes maintenant revenus de cette illusion même, qui s'est avérée trop exigeante pour ce que nous sommes devenus. Le bonheur était dès l'origine le songe d'une existence trop faible pour supporter l'âpreté de la vie ; mais nos forces diminuant avec les progrès de cette maladie qu'est le nihilisme, il nous a fallu désirer un bonheur plus accessible et moins exigeant : apprendre à se contenter de ce que nous avons, et à en jouir tranquillement, en étant revenus de nos grandes espérances et de nos grandes illusions - désormais, le petit contentement de nos petites existences, la complaisance dans le mesquin et le minuscule, la satisfaction béate 58 Sujet 6 d'être soi finissent par passer pour un idéal, aux yeux d'une humanité qui n'a même plus la force de vouloir. Conclusion Telle est la promesse du « dernier homme », celui qui, chez Nietzsche, passe son temps à « cligner de l'oeil », celui pour qui rien n'est sérieux, celui enfin pour qui rien n'est digne de nos menées, ou de nos efforts : la promesse d'avoir « inventé le bonheur ». Le bonheur n'est pas un idéal lointain, le bonheur est dans le contentement de ce que l'on a et surtout de ce que l'on est, c'est-à-dire dans l'absence totale d'exigence face à soimême. Un bonheur lointain, qui réclamait de nous quelques efforts pour l'atteindre, un tel bonheur est désormais réputé désespérant : mieux vaut se contenter de « plaisirs minuscules » - aussi minuscules que le dernier homme, ce puceron sautillant qui aime tout de lui-même, et sous les bonds duquel la Terre tout entière se tasse à chaque fois un peu plus. 59 SUJET 7 SUJET NATIONAL, JUIN 2011, TOUTES SÉRIES AUTRES QUE T MD , COMMENTAIRE DE TEXTE Notre conscience nous avertit [...] que nous sommes des êtres libres. Avant d'accomplir une action, quelle qu'elle soit, nous nous disons que nous pourrions nous en abstenir. Nous concevons [...] divers motifs et par conséquent diverses actions possibles, et après avoir agi, nous nous disons encore que, si nous avions voulu, nous aurions pu autrement faire. - Sinon, comment s'expliquerait le regret d'une action accomplie ? Regrette-t-on ce qui ne pouvait pas être autrement qu'il n'a été ? Ne nous disons-nous pas quelquefois : « Si j'avais su, j'aurais autrement agi ; j'ai eu tort. » On ne s'attaque ainsi rétrospectivement qu'à des actes contingents ou qui paraissent l'être. Le remords ne s'expliquerait pas plus que le regret si nous n'étions pas libres ; car comment éprouver de la douleur pour une action accomplie et qui ne pouvait pas ne pas s'accomplir ? - Donc, un fait est indiscutable, c'est que notre conscience témoigne de notre liberté. Bergson. Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble. Questions 1. Dégagez la thèse de ce texte et montrez comment elle est établie. 2. a) Analysez ce que nous disons avant d'accomplir une action et après avoir agi. En quoi ce témoignage de notre conscience montre-t-il que « nous sommes des êtres libres » ? b) En prenant appui sur un exemple, expliquez : « On ne s'attaque ainsi rétrospectivement qu'à des actes contingents ou qui paraissent l'être ». c) Expliquez : « Le remords ne s'expliquerait pas plus que le regret si nous n'étions pas libres ». 3. Notre conscience témoigne-t-elle de notre liberté ? 60 Sujet 7 CORRIGÉ 1. Dans ce texte, Bergson entend démontrer que « nous sommes des êtres libres » : il suffit pour s'en convaincre d'écouter ce dont notre conscience « témoigne », et ce dont elle nous « avertit ». Mais alors, quel est ce témoignage que nous apporte la conscience ? Tous nous faisons quotidiennement l'expérience de l'action, c'est-à-dire aussi toujours l'expérience du choix : toute action « quelle qu'elle soit », est la réalisation d'une possibilité, possibilité qui n'était en tant que telle jamais la seule, mais un possible parmi d'autres. J'ai bu du café ce matin : j'aurais tout aussi bien pu prendre du thé ; j'ai tourné à droite, mais j'aurais pu continuer tout droit ou aller à gauche ; et si je ne l'ai pas fait, c'est parce que j'ai choisi de ne le pas faire, au profit d'autre chose. Quand nous agissons donc, nous décidons quelle possibilité nous allons faire être ; autant dire qu'avant d'agir, nous examinons les « divers motifs » en présence, que nous les comparons ; et c'est en fonction d'une telle comparaison que nous nous décidons. Si j'ai tourné à gauche ce matin, c'est parce que j'avais davantage de raisons de le faire que de motifs de prendre à droite ; il n'en demeure pas moins que cette possibilité autre, qui maintenant n'est plus possible, l'était au moment du choix ; bref, si nous l'avions voulu, « nous aurions pu autrement faire ». De là découle une seconde preuve, qui vient compléter la première : si nous étions le jouet de la fatalité, si nous agissions sans jamais choisir nos actes, il s'ensuivrait que nous serions en toute chose innocents de tout reproche, puisque quelles qu'en soient les conséquences, nous ne porterions pas la responsabilité de nos actions : n'ayant pas choisi de faire ceci plutôt que cela, je ne saurais être tenu pour responsable de cet acte même. La responsabilité suppose la liberté de choix ; et c'est parce que je me sais responsable de mes actes que je suis accessible au « regret », et au « remords ». Il serait absurde de regretter que la somme des angles d'un triangle ne fasse pas autre chose que cent quatre-vingt degrés : ce qui est, et est nécessairement, cela ne peut être la source du moindre regret. En d'autres termes, on ne saurait regretter « ce qui ne pouvait pas être autrement qu'il n'a été » : le sentiment d'avoir mal agi (par ignorance ou par imprévoyance), la conviction d'avoir eu tort et de s'être trompé, impliquent la possibilité du choix, c'...