Discutez cette pensée de Joubert et vérifiez-la par des exemples empruntés à la littérature des trois derniers siècles : « Les écrivains qui ont de l'influence ne sont que des hommes qui expriment parfaitement ce que les autres sentent, et qui réveillent dans les esprits les idées ou les sentiments qui tendaient à éclore. » ?
Publié le 22/06/2009
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Pour transformer ce sujet de dissertation littéraire en sujet de dissertation philosophique, ou plutôt psychologique, il suffit d'omettre la proposition : « et vérifiez-la par des exemples empruntés à la littérature des trois derniers siècles «. Sans doute, une dissertation philosophique, et surtout une dissertation psychologique, comporte des exemples; mais ces exemples doivent se présenter plutôt comme illustration que comme preuve des idées proposées. Les véritables preuves doivent être tirées, dans le cas présent, de l'observation intérieure et de la réflexion sur la conduite des hommes. Nous traiterons donc le sujet donné à Nancy en supprimant la proposition imprimée en caractères ordinaires. Les jugements des écrivains sur l'art d'écrire ne sont le plus souvent que la mise en maximes de leur propre pratique, et cette réflexion vaut en particulier de nombreuses pensées que nous a laissées Joubert sur le style. Mais ce modeste qui n'a rien publié durant sa vie ne pensait pas à lui quand il déclarait que « les écrivains qui ont de l'influence ne sont que des hommes qui expriment parfaitement ce que les autres sentent, et qui réveillent dans les esprits les idées ou les sentiments qui tendaient à éclore «. A moins que nous ne devions voir dans cette mise au point qu'une inconsciente vengeance d'un jaloux qui s'ignore. Quoi qu'il en soit, que faut-il penser du jugement de Joubert ? Est-il vrai que, pour avoir de l'influence, il suffit de saisir la pensée d'autrui et de bien l'exprimer ?
«
littérature sensible.
Au xixe siècle, le Génie du Christianisme dut son succès à ce qu'il répondait aux besoins religieuxdes âmes, échappées au cauchemar de la révolution.Pour avoir de l'influence, il ne faut donc pas aller contre le courant.
Il faut, au contraire, se laisser porter par lui.
* * *
Mais comment peut-on dire qu'il a de l'influence l'écrivain dont le rôle se borne à se faire Le fidèle interprète de ceuxqu'il prétend conduire ou à faire apparaître à ciel ouvert un courant qui cheminait silencieusement dans le mystèredes consciences ?Celte objection se fonde sur une illusion commune, mais assez grossière : l'homme pourrait recevoir de l'extérieurune pensée capable de l'ébranler et de transformer sa vie.En réalité, une pensée venue de l'extérieur ne peut transformer que l'extérieur.
L'opinion et la mode peuventgénéraliser certaines façons de juger ou plutôt de parler et faire de tout un peuple comme une armée demannequins évoluant au commandement d'un mystérieux chef d'orchestre : elles n'atteignent pas la vie profonde del'esprit, le centre où s'élaborent les synthèses personnelles.Un mouvement par lequel l'homme se donne lui-même, et non un de ses gestes, ne peut être provoqué que par uneidée qui part de lui-même.Rejetons donc cette chimère de l'homme influent qui pense pour un cénacle ou pour un peuple.
Sera influent celuiqui donnera à son groupe ou à son peuple des pensées qui seront leurs propres pensées, germées sur leur propre solet qu'une transplantation n'aura pas étiolées.Son rôle, réduit théoriquement, conserve néanmoins une portée immense.En effet, parmi les virtualités qui bouillonnent au fond des âmes, il n'y a guère de directions irrévocablementarrêtées.
Les contraires y voisinent : ne voit-on pas, en politique, des ardents d'extrême gauche devenir, presquesans transition, des fanatiques d'extrême droite? Des rêves héroïques succèdent à de bas calculs, quand ils nes'entremêlent pas au point de ne pouvoir être séparés : chez un Verlaine, ou un Rimbaud, quelle complexesuccession d'aspirations sublimes et de basses convoitises! Chez la masse, ces tendances indifférenciées et presqueuniquement virtuelles s'accuseront et deviendront réalité distincte si l'attention se fixe sur elles et si la parole leurdonne la consistance qui leur manque.A l'écrivain reviendra donc la gloire ou l'ignominie du choix, dans le courant de l'opinion, des idées et des sentimentsqu'il affermira en les affirmant.
Il n'aura rien créé, sans doute.
Mais il aura révélé à elle-même une pensée quis'ignorait et lui aura donné par là une incomparable force d'action.Il est bien sûr que l'esprit d'aventure développé par la Fronde explique en grande partie l'accueil favorable fait à lalittérature héroïque de la première partie du xviie siècle.
Mais, d'autre part, c'est sans doute au théâtre de Corneille,aux romans de Mlle de Scudéry, qu'il faut attribuer l'apparition, après une époque de désordres, d'une générationpleine de noblesse et ambitieuse de grandeur morale.
* * *
C'est donc une vérité profonde que, sous une forme paradoxale, nous a rappelée Joubert.
L'homme ne se laissedominer qu'à la condition de conserver l'impression de rester maître de lui.
C'est l'ambition de victoires tropéclatantes pour soi el trop écrasantes pour l'adversaire qui conduit à la défaite certains qui se croyaient faits pourêtre des meneurs.
La maîtrise de l'homme exige autrement de souplesse que celle de la matière et plus d'esprit definesse que d'esprit de géométrie.
Cette leçon de finesse, nul, plus que Joubert, n'était désigné pour nous la donner..
»
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