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DIDEROT, Le Neveu de Rameau: Après avoir dit de son oncle qu'il ne pense qu'à lui-même le Neveu de Rameau...

Publié le 17/02/2011

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Après avoir dit de son oncle qu'il ne pense qu'à lui-même le Neveu de Rameau s'exprime en ces termes à propos des hommes de génie : « Ils ne sont bons qu'à une chose, passé cela, rien; ils ne savent ce que c'est d'être citoyens, pères, mères, frères, parents, amis. Entre nous, il faut leur ressembler de tout point, mais ne pas désirer que la graine en soit commune. Il faut des hommes; mais pour des hommes de génie, point; non, ma foi, il n'en faut point. Ce sont eux qui changent la face du globe; et dans les plus petites choses, la sottise est si commune et si puissante qu'on ne la réforme pas sans charivari. Il s'établit partie de ce qu'ils ont imaginé, partie reste comme il était; de là deux évangiles, un habit d'arlequin. La sagesse du moine de Rabelais est la vraie sagesse pour son repos et pour celui des autres. Faire son devoir tellement quellement, toujours dire du bien de M. le prieur et laisser aller le monde à sa fantaisie. Il va bien puisque la multitude en est contente. Si je savais l'histoire, je vous montrerais que le mal est toujours venu ici-bas par quelque homme de génie; mais je ne sais pas l'histoire, parce que je ne sais rien. Le diable m'emporte si j'ai jamais rien appris, et si, pour n'avoir rien appris, je m'en trouve plus mal. J'étais un jour à la table d'un ministre du roi de France, qui a de l'esprit comme quatre; eh bien, il nous démontra, clair comme un et un font deux, que rien n'était plus utile aux peuples que le mensonge, rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves, mais il s'ensuivait évidemment que les gens de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en naissant sur son, front la caractéristique de ce dangereux présent de la nature, il faudrait ou l'étouffer ou le jeter au cagnard. «
 DIDEROT, Le Neveu de Rameau.
Le Neveu de Rameau exprime souvent avec cynisme ou sous forme de paradoxe des idées que Diderot ne prend pas pleinement à son compte et qui pourtant reflètent une partie de sa pensée. Il vient de déclarer à propos du musicien : « Il ne pense qu'à lui... Sa fille et sa femme n'ont qu'à mourir quand elles voudront, pourvu que les cloches de la paroisse qui sonneront pour elles continuent de résonner la douzième et la dix-septième, tout sera bien. « C'est alors que le neveu expose ses réflexions sur les hommes de génie. Diderot a plus d'une fois parlé ailleurs du génie, notamment dans l'article de l'Encyclopédie qui porte ce titre : il le définit en ces termes : « L'étendue de l'esprit, la force de l'imagination et l'activité de l'âme, voilà le génie «, alors qu'il estime, dans le Paradoxe sur le comédien, que la sensibilité n'est guère la qualité d'un grand génie et que dans l'Entretien avec Dorval il pense que le génie est de tous les temps, mais qu'il est des circonstances qui le font paraître. Dans notre texte, riche d'ailleurs de bien d'autres idées, ce sont les rapports de l'homme de génie et de la société qu'il examine. Il importera de discerner la véritable pensée de l'auteur, en nous demandant ce qui dans les idées et dans leur expression retient notre intérêt.

diderot

« B.

Une attitude contradictoire.

— On serait donc surpris d'entendre le neveu affirmer : « il faut leur ressembler detout point », si nous ne connaissions son cynisme et s'il ne précisait : « entre nous »; c'est que, sans avoir l'excusedu génie, il se ne guide que sur son égoïsme.

Lorsque Diderot lui oppose plus loin ses devoirs : « défendre sapatrie..., servir ses amis..., veiller à l'éducation de ses enfants », « vanité », répond-il chaque fois.

Mais alorspourquoi ne pas désirer que la graine en soit commune? Pourquoi déclarer : « Il faut des hommes ; mais pour deshommes de génie, point »?On entrevoit bien que cela ne peut être l'avis de Diderot, même s'il considère le génie comme antisocial.

Il aime troples êtres originaux et les passions fortes.

« L'homme médiocre vit et meurt comme la brute, écrit-il à Mue Vollanddans une lettre (31-7-1762) où se retrouve la même référence à Racine que dans le Neveu de Rameau : « S'il fautopter entre Racine méchant époux, méchant père, ami faux et poète sublime, et Racine bon père, bon époux, bonami et plat honnête homme, je m'en tiens au premier.

»Il semble donc admettre qu'à côté d'une morale sociale valable pour les hommes ordinaires, il est d'autres règlespour les êtres d'exception, inadaptés ou hors série (et cela annoncerait des idées qu'on retrouve chez les héros decertains romanciers du XIXe, invoquant l'exemple de Napoléon : Balzac, Illusions perdues, Dostoïevski, Crime etchâtiment, et plus tard chez Nietzsche.)Ce mépris affiché par le neveu pour les hommes de génie doit donc être examiné avec prudence.

Il ferait songer àl'affirmation des révolutionnaires condamnant Lavoisier en prétendant que la Révolution n'a pas besoin de savants.En fait l'argument est tout autre et semble paradoxal lorsqu'il affirme; ce sont eux qui changent la face du globe. II.

APOLOGIE DU CONSERVATISME ET DU CONFORMISME ? A.

Ne pas changer la face du globe? Que les génies changent la face du globe serait-il une raison de les condamneret non de les admirer et de leur être reconnaissant? Rameau ajoute, il est vrai, qu'il n'y a pas de réforme sanscharivari; Après avoir fait dénoncer le génie comme antisocial par un être aussi peu social que le neveu, Diderot vadonc le dénoncer, comme révolutionnaire?Cette mise en garde contre le changement peut faire songer à certains arguments du conservatisme de Montaigne(I, ch.

23, De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue).

Considérant l'ordre social comme un tout dont ilest dangereux d'ébranler une partie, il rappelle la législation des Thuriens et l'exemple de l'éphore de Lacédémone quis'opposa à l'innovation de Phrinys ajoutant deux cordes à la cithare.

Lorsque le neveu ajoute : de là deux évangiles», on songerait précisément à l'exemple des guerres de Religion qui ont inspiré à Montaigne le dégoût de toutenouvelleté.

Sans doute rend-il responsable aussi du charivari la sottise « si commune et si puissante » que le génien'en triomphe pas pleinement : car si la réforme pouvait s'imposer entièrement, il n'y aurait pas de désordre.

Sansdoute Diderot ne sacrifierait pas la réforme à la sottise et à la crainte du charivari.

Mais on peut évoquer laprudence avec laquelle Montesquieu écrit dans la Préface de l'Esprit des Lois : « Il n'appartient de proposer deschangements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie toute la constitutiond'un État.

» B.

La vraie sagesse?Que Diderot se réclame de Rabelais n'aurait pas lieu de nous surprendre et nous verrions bien le neveu de Rameauen compagnie de frère Jean des Entommeures.

La sagesse qu'il prête au moine de Rabelais appelle toutefois quelqueattention.

Il la justifie par le repos qu'elle lui procure : ce qui est le but de toute sagesse et s'accorde assez bienavec son égoïsme; quant au repos des autres, c'est précisément ce que le génie compromet.

Mais en quoi consistecette sagesse? L'idée de faire son devoir est assortie d'adverbes un peu vieillis qui ne dénotent pas un zèle excessifni une conviction très sérieuse.

Le deuxième principe annonce surtout une prudence calculée à l'égard dessupérieurs, qui garantit le respect de l'ordre établi.

Quant à la philosophie qui inspire la dernière maxime, elle impliqueun certain fatalisme.

Les arguments formulés ailleurs par l'auteur de Jacques le fataliste nous autorisent sans doutemoins à voir ici toute la pensée de Diderot que le cynisme du neveu qui déclare plus loin : « Le point important estque vous et moi nous soyons...

; que tout aille d'ailleurs comme il pourra.

» Diderot ajoute, il est vrai : « Acceptonsdonc les choses comme elles sont.

» Mais il s'agit de l'ordre de l'univers, que l'homme ne peut changer, plutôt quede la société.Cette sagesse pourrait nous sembler bien conformiste et terre à terre.

Comment pourtant ne pas songer à celle quidétourne Montaigne de s'engager trop dans les affaires publiques, par scepticisme il est vrai, autant que par soucide sa tranquillité? Mais c'est plus encore aux sages des Contes de Voltaire que l'on songe : à Babouc qui décide de« laisser aller le monde comme il va » et surtout au vieillard turc de Candide (paru en 1759, quelques -années avantque Diderot commence la composition du Neveu de Rameau, en 1762), enseignant qu'il ne faut pas se mêler desaffaires publiques (encore que Voltaire ne s'en soit pas désintéressé).

Thélème ou le jardin du vieillard seraient doncles refuges où l'on ne se soucie guère de changer le cours des événements et de réformer le monde.

On noteracependant cet argument non dénué d'ironie pour s'accommoder de cette sagesse : « Il va bien, puisque la multitudeest contente.

» On devine que cette excuse du cynique ne satisfait pas pleinement Diderot et ceux qui souhaitentque la multitude prenne conscience des maux qui appellent des réformes au lieu de se résigner dans l'indifférence. III.

Du DANGER DES HOMMES DE GÉNIE. »

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