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Publié le 03/08/2020
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L’écriture du pouvoir et le pouvoir de l’écriture dans la littérature québécoise. Mehdi Zarai To cite this version: Mehdi Zarai. L’écriture du pouvoir et le pouvoir de l’écriture dans la littérature québécoise.. Littératures. Université Michel de Montaigne - Bordeaux III, 2012. Français. ?NNT : 2012BOR30028?. ?tel-00759986? HAL Id: tel-00759986 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00759986 Submitted on 3 Dec 2012 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Université Michel de Montaigne, Bordeaux III U.F.R. Littératures française, francophone et comparée. THESE En vue d’obtenir le grade de : DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ MICHEL DE MONTAIGNE, BORDEAUX III Discipline : Littératures française, francophone et comparée Présentée et soutenue publiquement par Mehdi ZARAI le 10 juillet 2012 INTITULÉ : L’écriture du pouvoir et le pouvoir de l’écriture dans la littérature québécoise. Directrice de recherches : Mme Marie-Lyne PICCIONE Membres du Jury : Marie-lyne PICCIONE Antony SORON Yannich RESIH 1 DÉDICACE À ma noble famille : À mes frères et à mes sœurs, À l’honneur de Belgacem ben Ahmed, À la grandeur de Zghouda bent Elhani. 1 REMERCIEMENTS Tous mes remerciements, les plus sincères, les plus expressifs et les plus cordiaux je les adresse à ma directrice de recherches, Madame Marie -Lyne Piccione, qui a accepté de me prendre en charge, de diriger mes travaux et de m’accorder la chance de continuer... Du fond du cœur, je lui témoigne toute ma gratitude pour son suivi formateur et pour sa grande patience avec moi, je lui manifeste aussi ma reconnaissance pour ce qu’elle m’a appris que ce soit à propos de mon sujet ou dans le domaine de la littérature québécoise. Je lui dis honnêtement que je lui dois tout, tout ce que j’ai connu jusque là sur ce champ vaste dans lequel j’espère pouvoir progresser assidûment. J’exprime également mes vifs remerciements aux membres du jury qui ont l’amabilité de lire et d’évaluer ce modeste travail. Enfin, je dis merci à tous à ceux qui m’ont aidé, de près ou de loin, à élaborer ma thèse et à ceux qui m’ont soutenu dans mes études et dans les moments les plus difficiles de ma vie. 2 NOTE AUX LECTEURS Nous informons les lecteurs que, dans un souci de clarté et de simplicité, les romans du corpus seront désignés de la manière suivante : un terme choisi dans l’intitulé, mis entre parenthèse et toujours suivi du numéro de page ; Prochain épisode - (Prochain) L’Avalée des avalés - (L’avalée) Salut Galarneau ! - (Galarneau !) Le libraire - (Libraire) D’amour, P.Q. - (D’amour) Une saison dans la vie d'Emmanuel - (Une saison) Les têtes à Papineau - (Les têtes) Manuscrits de Pauline Archange - (Manuscrits) Rue Deschambault - (Deschambault) La petite fille qui aimait trop les allumettes - (La petite) Le jour des corneilles - (Le jour) Le premier quartier de la lune - (Le premier) 3 SOMMAIRE INTRODUCTION PREMIERE PARTIE : LE POUVOIR DANS TOUS SES ETATS : ANALYSE DE DEUX ROMANS PAROXYSTIQUES ET EXEMPLAIRES. INRODUCTION CHAPITRE 1 : LA PROBLEMATIQUE DU POUVOIR AUTOCRATIQUE : I- MORPHOLOGIE ET PHYSIONOMIE DU POUVOIR : 1- Mâle, le pouvoir : 2- Actes de cruauté : 3- Puissance infinie : II- TYPOLOGIE DU POUVOIR : 1- Pouvoir réel : 2- pouvoir légendaire : CHAPITRE 2 : LA VALEUR METAPHORIQUE DU POUVOIR : I- LES IMAGES DE POUVOIR : LES MYTHES 1- Le pouvoir mythologique : 2 - Le pouvoir transcendant : 3- Un pouvoir fantastique II- INTERFERENCES AVEC L’HISTOIRE QUEBECOISE DEUXIEME PARTIE : L’ÉCRITURE, PUISSANCE D’AFFRONTEMENT, DE CHANGEMENT ET DE NÉGATION : CHAPITRE 1 : L’ORIGINE DU CONFLIT POUVOIR/ECRITURE I- L’ECRIVAIN FACE A DES CONRAINTES OBJECTIVES: 1- Histoire contraignante : 2- Contexte défavorable: II- PLETHORE DES MAUX ET COMPROMISSION DES MOTS : 1- Conditions d’obscurantisme : 2- Stratégies castratrices : CHAPITRE 2 : LE MOTIF DE L’ECRITURE : UN CONTREPOINT : I- L’ECRITURE COMME ANTIDOTE : 1- La vocation littéraire des protagonistes: 4 2- L’immanence de l’écriture 3- Remaniement du vécu: II- L’ECRITURE COMME CONTRE-POUVOIR : 1- La destruction du Pouvoir : 2- La rédemption de l’homme par l’écriture 3- La voi(e)x du salut national : TROISIEME PARTIE: LE POUVOIR DE LA REPUBLIQUE DES LETTRES : CHAPITRE 1 : LES FONDEMENTS DE L’EMPRISE AUCTORIALE : I- TON ET THEMES DE TRANSGRESSION : II- STYLE SUBVERSIF : III- LE POUVOIR DE LA RHETORIQUE : CHAPITRE 2 : LA RECONQUETE DE L’ESPACE TEXTUEL ET LITTERAIRE: I- ART DE REINVENTION, D’INNOVATION ET D’ECHANGE 1- Culte de la littérarité : 2- Notions d’esthétique : 3- Création autoréflexive : II- REVOLUTION/TRANSFORMATION DU CHAMP CULTUREL 1- Tendance insolite : 2- Genèse plurielle : 3- Langue en mouvement : CONCLUSION NOTICES BIOGRAPHIQUES BIBLIOGRAPHIE TABLE DE MATIERES 5 INTRODUCTION Le pouvoir, l’écriture...., Écrire (à propos) du pouvoir et un pouvoir qui s’écrit... Écrire... N’est-ce pas oser ? N’est-ce pas donc se mesurer au pouvoir ? Écrire, n’est-ce pas aussi « pouvoir », et par de-là prétendre au Pouvoir ?... Écrire c’est décrire, mais en décrivant un pouvoir, les mots ne décrivent en vérité que leur propre pouvoir. L’écriture et le pouvoir ; deux bornes dont la singularité découle de l’indissociabilité de leur complémentarité et de leur opposition. Leur rivalité, quant à elle, est tributaire de leur rapprochement. Là où il y a pouvoir il y a écriture, et vice versa ; c’est l’un des principes majeurs de la littérature québécoise contemporaine. D’ailleurs, « la question posée (comment faire équivaloir discours et pouvoir?) est le problème précis du Québec, mais aussi une des questions capitales de l'histoire des sociétés. » 1 Particulièrement, le paysage culturel québécois de l’époque contemporaine est traversé par des ouvrages foisonnants et pittoresques. L’écriture y est conçue comme une activité militante qui rejoint l’action pour combattre le Pouvoir, anéantir l’inadmissible et sauver l’homme. Aussi, faut-il constater sa situation dans un cadre politique et historique déterminé. En effet, dans le Nord de l’Atlantique, la situation des Canadiens français présente une histoire complexe : leur différence lésée par l’hégémonie autant politique que culturelle et économique de leurs voisins anglophones suscite des revendications dont la littérature se fait l’interprète. En effet, vis-à-vis de la domination historique de la Confédération du Canada, les Québécois qui se jugent opprimés réclament leur autonomie et surtout un système institutionnel différent tout en concentrant leur discours sur un sujet symbolique : le pouvoir. Ainsi, toute « vision théorique souligne la spécificité d’un Canada français dont la culture politique apparaît non comme étant seulement différente, mais même aux antipodes de la culture politique du Canada anglais. Dans l’histoire politique du Québec l’année 1960 marquée par l’élection du premier ministre libéral Jean Lesage est celle d’une rupture dont l’importance est universellement admise. »2 En effet, les années soixante marquent un tournant avec la Révolution Tranquille, période de réformes portant sur la société, l’économie, le clergé, l’éducation... L’appellation paradoxale de ce mouvement renvoie notamment à son versant intellectuel. En fait, la 1 Elaine D. Cancalon, Une saison dans la vie d'Emmanuel: le discours du conte, Voix et Images / 43, automne 1989, p.103 2 Pierre Guillaume, « La difficile affirmation d’une identité », in Canada et Canadiens, sous la direction de Jean-Michel LACROIX, Presses Universitaires de Bordeaux, 3è semestre 1994, p.69 6 littérature y a grandement participé mais, avec une voix résonnante, avec un ton réfractaire et un message révolutionnaire. De ce fait, le discours littéraire tient son importance d’un contexte marqué par des jeux de pouvoirs dans lequel il a représenté et, en même temps, acquis un pouvoir particulier : Cette révolution tranquille s’inscrit dans un large contexte international qui l’explique et qui, dans une large mesure, la conditionne. C’est celui de la décolonisation propre au rejet des tutelles traditionnelles. C’est aussi celui des conciles de Vatican II dont les conclusions soulignent l’anachronisme du cléricalisme québécois traditionnel (...) Il ne faut pas oublier non plus que cette Révolution Tranquille est de l’âge de la grande prospérité des années 60, commune à toutes les économies occidentales, qui permet un desserrement des contraintes. Globalement donc l’histoire du Québec, même dans son épisode le plus original et le plus surprenant, n’est pas celle d’un isolat. Elle est expression spécifique de mouvements profonds qui ont aussi leurs incidences ailleurs. L’ampleur québécoise du phénomène est celle d’un mouvement de rattrapage d’une société longtemps empêchée de vivre à l’heure de son propre temps, d’harmoniser sa culture et ses comportement avec ses réalités socioéconomique.3 Pour le Québécois, l’écriture est, sur ce plan, un moyen d’action et de lutte contre tout pouvoir adverse ou qui empêche un mouvement conforme à l’essence et au rôle mêmes de l’art : le progrès. Cet élan ‘‘révolutionnaire’’ fait de la littérature un moyen d’expression impliquant son imaginaire, sa psychologie et ses aspirations. Par delà, notre acception et emploi des concepts « écriture » et « pouvoir » s’insèrent dans le sillage des réflexions du théoricien du Degré zéro de l’écriture, Roland Barthes, l’auteur de la Leçon. Les travaux de ce sémiologue et structuraliste sur le concept et la pratique de l’écriture entamés dans le premier ouvrage sont reconduits dans le second où il se penche sur la notion de « pouvoir » et où sa conception semble se cristalliser et se clarifier. En proposant de définir, en gros, l’écriture comme « la pratique d’écrire », il postule : Je vise donc en elle, essentiellement le texte, c’est-à-dire le tissu des signifiants qui constitue l’œuvre, parce que le texte est l’affleurement même de la langue, et que c’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée : non par le message dont elle est l’instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre. Je puis donc dire indifféremment : littérature, écriture ou texte.4 L’écriture est de ce point de vue le projet de mettre au jour une œuvre, l’entreprise littéraire dans sa conception englobante: son élaboration, ses démarches et ses techniques 3 4 Ibid., p.72 BARTHES, Leçon, Editions du Seuil, 1978, p. 16-17 7 puis son exécution et sa finalité. Le choix des thèmes, leur organisation et la structuration de l’opinion de l’écrivain relèvent de l’écriture comme l’exploration particulière et l’expression stylistique des ces thèmes en sont le truchement. Du fonctionnement interne au déploiement structurel des éléments constitutifs du discours littéraire, l’écriture est à la fois une théorie, une activité et un processus qui germent. L’écriture c’est l’emploi motivé et productif de la langue dans une perspective déterminée ou autour d’un sujet défini, donnant lieu à une vision propre et à une marque subjective dans le champ culturel ambiant. On s’intéressera donc à l’écriture en tant que pratique de la littérature, au sens d’investigation intellectuelle, artistique et idéologique. Ecrire semble dès lors instaurer un lien entre l’homme de lettres et son univers (contexte immédiat ou décalé, culturel, littéraire, historique, politique,...), un lien qui passe par la mise en œuvre d’un paradigme et d’un talent personnels. De ce fait, écrire c’est produire (thème, style, œuvre) et l’écriture n’est que le produit décodable proposé au lecteur (qu’il soit amateur, professionnel ou critique). Nous envisagerons essentiellement « l’écriture » comme traitement d´un thème, c’est-àdire le point de vue et la manière selon lesquels il est abordé. D’abord, il sera question des traces et des spécificités de la réflexion de l’écrivain : écrire c’est dans ce sens observer, analyser et examiner ; c’est aussi étudier en profondeur, interroger et juger. Ensuite, nous considèrerons la maïeutique ou le mode d’emploi : la démarche et le style utilisés par l’écrivain pour couvrir le thème et permettre au récepteur de le découvrir. L’écriture signifie alors pour nous la formulation ou la formule, à fortiori, littéraire d’une idée ? l’expression ?, ce qui implique le langage (l’idiome) dans son emploi spécifique à la caste intellectuelle et/ou à celle pour qui l’écrivain parle. Bref, l’écriture doit nous renvoyer à la combinaison délibérée, fonctionnelle et efficace de l’idée, du thème (en tant qu’objet du discours) et des outils (forme, tournure, composantes du discours) dans une structure homogène. Le secret ou « le faire » ainsi que l’aboutissement (ou le fruit) et l’objectif de cette opération représentent justement le centre de notre étude. L’écriture ou la production littéraire, au Québec, nous semble centrée depuis des années sur un centre d’intérêt primordial : le pouvoir. Certes, comme thème, comme motif d’écriture, le « pouvoir » n’est pas uniquement le « Pouvoir » dans sa signification classique d’autorité politique, car élargi et érigé à l’ordre de concept, ce terme inclut plusieurs schèmes, disparates et parfois opposés. En abordant l’écriture, Barthes examine corrélativement le pouvoir et démontre sa plurivalence. En effet, multiforme, multigénique, 8 transgénique, « pluriel dans l’espace social, le pouvoir est, symétriquement, perpétuel dans le temps historique (...) c’est que le pouvoir est le parasite d’un organisme trans-social, lié à l’histoire entière de l’homme, et non pas seulement à son histoire politique, historique. »5. Complexe, d’une plurivocité évidente, cette notion reste quasiment incernable. C’est que le pouvoir n’est pas attaché à une propriété ou à une fonction déterminées, il n’est lié ni à une faculté ni à une position spéciale comme il ne peut être l’apanage exclusif d’un individu, d’un groupe ou d’un statut privilégié. Le pouvoir n’a surtout pas de lieu précis, il est mouvant, on peut l’avoir comme on peut le perdre, il peut être inné comme il peut être conquis. Le pouvoir est partout, anhistorique ; il peut apparaître dans un espace et dans un temps donnés comme il peut être perçu ou créé dans d’autres ; par un organe comme par un mot. Notre vision va ainsi dans l’optique développée par Barthes dans Leçon : Partout, de tous les côtés, des chefs, des appareils, massifs ou minuscules, des groupes d’oppression ou de pression ; partout des voix « autorisées », qui s’autorisent à faire entendre le discours de tout pouvoir : le discours de l’arrogance. Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l’échange social : non seulement dans l’Etat, les classes, les groupes, mais encore dans les modes, les opinions courantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les relations familiales et privées, et jusque dans les poussées libératrices qui essayent de le contester.6 L’écrivain québécois ne travaille pas à définir ou à préciser « le lieu » du pouvoir mais il entend le représenter. Il en est de même pour notre tâche : nous ne prétendons pas fixer une nomenclature du pouvoir, ce qui incombe à notre approche c’est d’examiner minutieusement cette représentation. L’écriture du pouvoir renvoie ainsi dans notre perspective à l’évocation littérale ou implicite du thème. Ecrire le pouvoir : c’est parler du pouvoir, l’étudier sous toutes ses facettes, l’évaluer, le louer ou le blâmer. Se pencher sur le discours qui traite du pouvoir est donc une entreprise qui implique la désignation de ce pouvoir, l’examen de sa valeur, de sa portée et des ses dénotations. Le procédé employé, le mot sélectionné, le registre, les tons, l’ensemble du système référentiel et le langage dont se sert l’écrivain pour saisir et pour mettre en valeur le thème, permettent certainement d’élucider la position de l’intellectuel québécois. 5 6 Barthes, op.cit., p. 12 Ibid., p. 11 9 L’écriture, le texte ou la littérature étudiés dans cette perspective possèdent, cela va de soi, une certaine puissance autant artistique qu’idéologique, c’est-à-dire des ressources et des incidences pour affronter ou pour instituer le pouvoir. Roland Barthes estime que ‘‘le vrai combat des intellectuels n’est pas contre le Pouvoir, mais contre les pouvoirs’’ 7. Ainsi se dégage le pouvoir multiple et son corollaire : l’écriture. Autrement dit, le rapport entre l’écrivain et les diverses formes d’autorité ou de domination est un rapport conflictuel. Nous nous pencherons alors en priorité sur les origines de cette rivalité pour voir ensuite sa mécanique et enfin ses dénouements. Nous tenons alors à souligner, par souci méthodologique, que c’est en abordant la thématique du pouvoir que la littérature a démontré sa toute puissance. Cette stratégie d’écriture va être en fait le fil conducteur et le schéma que nous allons adopter dans notre analyse en nous concentrant sur les textes qui l’illustrent. Le pouvoir de l’écriture nous fait alors penser aux atouts qui permettent à l’écrivain de cerner le pouvoir, de l’attaquer et de l’abattre pour prouver et fonder son propre pouvoir. Celui-ci, détenu par l’intellectuel, est essentiellement artistique : l’écrivain est maître du langage, et la langue est à l’origine de tout comme le note Barthes : « cet objet en quoi s’inscrit le pouvoir, de toute éternité humaine, c’est le langage ? ou pour être plus précis, son expression obligée : la langue »8 L’écrivain peut donc, en possédant le secret du langage, agir sur les réalités (modifier, nier, créer) grâce au façonnement et au maniement de la fiction. En un mot, c’est l’empire de la littérature qui s’installe aux dépens de celle des autres pouvoirs : écrire sur les ruines du pouvoir, c’est un pouvoir qui s’écrit : celui de l’écrivain. Certes, la littérature québécoise se veut un moyen et une preuve de libération, le verbe y est maître, mais encore faut-il le libérer préalablement, question fondamentale qui a préoccupé les écrivains contemporains comme Jacques Godbout dans son roman D’amour, P.Q. Le paratexte ici, à titre indicatif, est suggestif de l’orientation de l’ensemble de l’intertexte québécois produit depuis de la deuxième moitié du XXè siècle : à partir du titre, l’écrivain déclare son attachement à la cause de la Province du Québec. Ainsi, en tant qu’énoncé patriotique, le roman québécois reflète désormais une marque historique qui agit sur l’esthétique du texte. Le refus de réduire l’œuvre à une structure prédéfinie, à un contenu unique émane de la fonction primordiale que se donne l’écrivain. On constate de ce fait le parallèle entre deux mouvements complémentaires : au niveau interne, le littéraire surgit en dissidence quant aux règles et aux codes des genres ; en réaction au contexte, il est plutôt contestataire. Ce schéma binaire souligne le pouvoir de la 7 8 Barthes, ibid. p. 12 Ibidem. 10 république des lettres en tant qu’instance productrice d’un discours médiateur et opératoire : la modalisation et l’aménagement des modes et des manières d’expression s’accompagnent en fait de la mise en œuvre d’un projet collectif. Les thèmes traités s’attachent aux institutions et aux valeurs d’autrefois, systématiquement critiquées, témoignant ainsi d’un esprit nouveau. Le régime narratif tout comme le vocabulaire traduit un combat face à des conditions jugées inacceptables. On se tourne vers le mot pour en faire un cri révolté et pour le charger de résistance. Partant, le langage devient le socle et l’étendard de l’écrivain. Ainsi se fonde la littérature sur la quête d’une identité communautaire politique comme linguistique car la langue est au cœur des débats si bien que la création artistique s’ajuste aux revendications nationales. L’écriture comme thème gagne de l’espace dans l’ensemble de l’énoncé littéraire, sa représentation se fait patente ; la mise en abyme est un procédé à la mode et le personnage est souvent un écrivain, le héros représente l’instance narrative le processus de l’écriture va de pair avec l’évolution du protagoniste. De plus, l’écriture comme pratique n’envahit pas seulement le quotidien, elle est notamment partie prenante de l’être, collée aux rêves et elle dessine l’avenir. En plus, l’écrivain parle le langage du peuple : la révolution personnelle, la quête d’indépendance et de liberté s’annoncent comme une question collective. En revanche, les différentes figues de pouvoir sont chargées d’une valeur symbolique : la domination néfaste des Institutions provoque le mécontentement et envenime le conflit. L’écriture est désormais conçue comme un instrument de pouvoir, réel et vigoureux. Le texte vise donc à démontrer la haute conscience que se fait l’artiste de sa fonction et de la valeur de ses mots. Mais l’écriture est aussi tournée vers elle-même, concentrée sur les problématiques linguistiques, langagières et littéraires tributaires de l’identification de son statut et de la vérification de son efficacité. Ainsi l’examen et l’élucidation des questions concernant l’œuvre et sa production sont un préalable. Aussi porterons-nous notre attention sur le roman comme moyen d’expression privilégié chez les Québécois influencés par les métamorphoses que ce genre littéraire a connues à l’échelle internationale.9 D’ailleurs, « c’est du roman que vint la première originalité 9 Nous faisons ici référence à l’un des spécialistes de la littérature québécoise moderne, Gilles Marcotte, qui argumente : « puisqu’en effet, à partir de 1960, le roman, qui avait joué les secondes violons par rapport à la production poétique durant la décennie précédente, monterait en garde et peu à peu deviendrait dans notre littérature, comme dans les autres littératures de l’Occident, le genre littéraire dominant. Qu’il soit « le plus apte à exprimer nos vérité » (...) écrivant ou lisant ce roman, nous serions enfin des adultes, capables de vivre, d’imaginer des rencontres amoureuses bien incarnées (...) En somme, par le roman nous prendrions possession de nous-mêmes, de nos passions, comme par la Révolution tranquille nous nous apprêtons (en désir tout au moins) à devenir « maîtres chez nos »» Le roman à l’imparfait, Les Editions La Presse, Ltée, 1976, pp. 7-8 11 littéraire »10 au Québec, tel que le pense Marie-Lyne Piccione. Ces écrivains agissant alors pour l’élaboration d’une mythologie nationale et contemporaine ont sciemment choisi le roman qui « agit comme une force historique réelle »11. De même et dans le même sens, conformément à l’esthétique du « roman (qui) ne possède pas de canons »12, ils ont exprimé leur insubordination, et celle de leur Nation, en publiant des ouvrages qui abordent le thème de l’écriture souvent en corrélation ou en confrontation avec celui du pouvoir. En effet, notre étude du rapport interactif du pouvoir et de l’écriture va être fondée sur l’analyse des œuvres de référence, le rapprochement et la confrontation entre les idées et les énoncés des écrivains. Nous focaliserons alors notre travail, dans une perspective diachronique, sur Gabrielle Roy et notamment sa nouvelle la voix des étangs faisant partie de son roman Rue Deschambault paru en 1955. Dans cet ouvrage l’écriture semble une décision de vie que la fillette prend malgré la protestation de sa mère. Puis nous nous intéresserons à Gérard Bessette en étudiant son roman de 1960 : Le Libraire où figure l’image de l’intellectuel désespéré de la réalité, en conflit avec ses rouages et ses significations et notamment avec la censure. L’écriture est pour le héros-narrateur, Hervé Jodoin, l’espace adéquat d’épanouissement, de critique et d’évasion. Marie-Claire Blais nous interpelle également par ses deux ouvrages Une saison dans la vie d’Emmanuel de 1965 et Manuscrits de Pauline Archange paru en 1968. Ces œuvres présentent des personnages emblématiques de la société québécoise traditionnelle et une génération pour qui l’art et la littérature sont à la fois le centre et le moyen de combattre une vie défavorable. Nous étudierons de même le thème à la lumière du Prochain épisode datant de 1965 d’Hubert Aquin. Cette œuvre nous permettra d’analyser les opinions nationalistes du romancier québécois, mais aussi sa conception de l’écriture et l’élaboration d’un style original apte à contrebalancer les failles et à racheter la vie d’un prisonnier politique. La réalité historique ou politique pèse lourd dans l’univers aquinien et l’écriture est une activité révolutionnaire qui vise le changement sur tous les plans. Réjean Ducharme intéresse également notre sujet surtout si nous nous référons à L’Avalée des avalés publié en 1966. Avec Bérénice Einberg, on essayera d’étudier le type du personnage révolté contre tout. L'héroïne de Ducharme met même en place un nouveau 10 Piccione, Marie-Lyne, « Regards sur la littérature québécoise », in Canada et Canadiens, sous la direction de Jean-Michel LACROIX, Presses Universitaires de Bordeaux, 3è semestre 1994, p. 307 11 Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, Gallimard, 1978, p. 441 12 Ibidem. 12 mode d’écriture ainsi que son propre dictionnaire linguistique dans l’objectif d’une rupture définitive avec le monde hiérarchique et opprimant. Ensuite, nous allons nous référer à Jacques Godbout avec ses trois romans : Salut Galarneau ! (1967), D’Amour P. Q. (1972) et Les têtes à Papineau (1981). Les personnages de Godbout sont des êtres incarnant le partage culturel et linguistique entre le modèle québécois et le modèle anglophone. Ils sont aussi symboliques de l’intellectuel soucieux des questions politiques et économiques de son pays, ayant du mal à supporter les vieilles structures et l’ancienne mentalité. L’écriture chez Godbout est synonyme d’autonomie ; elle est le contraire du pouvoir aliénant. Nous nous pencherons encore sur Le premier quartier de la Lune (1989) de Michel Tremblay, cinquième tome de ses Chroniques du plateau Mont-Royal, et nous constaterons que l’imaginaire est une transformation de la réalité et un outil pour surmonter le pouvoir. Enfin, dans la lignée de La petite fille qui aimait trop les allumettes (1998), plus récemment, Jean François Beauchemin apporte au lectorat un point de vue neuf et une représentation originale dans son roman Le jour des Corneilles, publié en 2004. Ces deux œuvres représentent le combat éternel entre la jeunesse et la vieille génération. Le pouvoir bestial des pères est bouleversé au profit d’une quête humaine et intellectuelle fondatrice du projet littéraire. La question culturelle et linguistique est au centre des récits que nous relatent Alice Soissons et le fils Courge. Ainsi le choix de ces œuvres est motivé notamment par la place centrale que leurs écrivains accordent aux thèmes « écriture et pouvoir », figurant dans un rapport conflictuel et débouchant sur la démonstration de l’emprise de l’écrivain. Ensuite, dans la mesure où nous éludions ce conflit d’un point de vue socio-historique, ces œuvres nous permettent de déceler ses origines, ses articulations et son dénouement, et ce en examinant la relation entre le récit (évènements, temps d’action, cadres, personnages) et le contexte. En effet, les textes que nous étudions s’inscrivent dans un courant de rupture et dans un processus de conversion idéologique radicale. La littérature n’est plus subordonnée, comme elle l’était avant les années soixante, à l’idéologie traditionaliste dominante. C’est que « le handicap québécois avant les années 1960 est certainement lié au repli sur soi et à la préservation d’une mentalité agraire. »13Le système de valeurs propre à la communauté rurale et catholique constitue en fait le sens et le propos du nationalisme que les écrivains vont ensuite désacraliser. En fait, la littérature est désormais politisée étant à la base de la 13 LACROIX, (dir.), « diversité ethnique et unité nationale au Canada : le multiculturalisme et ses enjeux », in Canada et Canadiens, Presses Universitaires de Bordeaux, 3è semestre 1994, p. 287. 13 nouvelle idéologie de réaménagement qui abandonne les structures archaïques et décadentes pour une société laïque et libérale. Néanmoins, quelques récits nous paraissent anachroniques dans le sens où l’on relève un décalage entre le temps de l’écriture et le temps de l’action. Le premier quartier de la Lune paru en 1989 met en scène une société et des évènements qui remontent aux années cinquante comme le précisent les indications historiques ou les dates à l’intérieur du récit. De même, les deux romans de Marie-Claire Blais Une saison dans la vie d’Emmanuel et Manuscrits de Pauline Archange ne semblent pas s’occuper de leur époque, car le monde présenté est antérieur à celui des années soixante : il s’agit de l’époque de la deuxième guerre mondiale, le Québec pendant le régime duplessiste. Ces œuvres prennent donc pour cadre ce que les historiens et les critiques s’accordent à appeler « la Grande Noirceur ». Nous nous arrêtons au début sur ces ouvrages et sur leur situation temporelle afin d’expliciter les rapports qu’ils entretiennent avec notre analyse. Ce retour en arrière n’exprime pas un regard revalorisant mais implique une « distance maintenue, affichée, et en même temps convocation par le nouveau de l'ancien, pour qu'il entre avec le nouveau dans un processus de transformation, de change. En d'autres termes, l'ancien n'est pas ici ce qui dure, ce qui se maintient malgré les aléas des transformations sociales et esthétiques; il n'est pas non plus un refuge dans lequel des consciences affolées par le tohu-bohu de la vie moderne iraient chercher un peu de paix et de sécurité; il est l'antithèse nécessaire, dans un mouvement dialectique. »14 Ainsi, force est de remarquer que l’anachronisme comme technique narrative sert à dégager et à attaquer le passéisme flagrant constaté partout dans la province du Québec, notamment sur le plan politique sous le régime de l’Union Nationale qui gouverne depuis 1944. Cette date trouve son reflet ou son prolongement dans les textes de Tremblay et de Blais qui décrivent et mettent en cause le même système. On constate l’obstination d’une politique et d’une société démodées à maintenir des valeurs conservatrices. La famille chez les deux romanciers semble incarner une mentalité dépassée et surtout une atmosphère de profondes dissensions. Dans Une saison..., l’intérieur insalubre et le décor lugubre montrent l’insuffisance des conditions de vie et la défaillance de la société classique. C’est une communauté terrienne et analphabète agonisante qui souffre d’un manque de développement et a un besoin urgent de régénération notamment sur le plan économique. Le Québec est accablé de dettes et son 14 Gilles Marcotte, « La dialectique de l'ancien et du nouveau chez Marie-Claire Biais, Jacques Ferron et Réjean Ducharme », VOIX ET IMAGES, VOL. VI, N° 1, janvier 1975, p.65 14 élan d’urbanisation et d’industrialisation récemment amorcé est empêché par le maintien de « l’agriculturisme traditionnel ». En fait, c’est une période d’immobilisme total aggravé par l’impérialisme anglais et américain, et la précipitation de ces puissances avides sur les produits disponibles va encor appauvrir la province. En plus, les marques de « la Grande Noirceur » sont perceptibles dans la crise de l’école chez Blais comme chez Tremblay qui suggèrent une paralysie institutionnelle. D’ailleurs, l’intervention massive de l’Église catholique qui contrôle le secteur de l’éducation et qui s’allie au gouvernement de Maurice Duplessis ne fait qu’entretenir la débâcle. En effet, ces deux forces, étant pour l’idéologie conventionnelle, veulent conserver l’autorité et ainsi maintenir la pauvreté culturelle et l’aliénation des Québécois. La vie intellectuelle est pauvre : les chances de s’exprimer sont rares car tout mouvement de contestation libérale est banni par l’oppression duplessiste. Il en va de même pour les conditions de travail exténuantes. Ce régime est d’ailleurs symbolique de la dégénérescence et connu pour sa corruption dans la mesure où il « fait du patronage, fort proche de la corruption électorale systématique, un véritable système de gouvernement. »15 Néanmoins, l’importance du thème de l’enfance dans ces ouvrages vient illustrer l’insatisfaction qui fermente sous ce régime conformiste comme le montre « la grande grève de l’amiante, à Asbestos, en 1949 » et la « création, en 1950, de la revue Cité Libre qui est le grand signe avant coureur de l’évolution ultérieure ».16 En effet, cet univers peuplé d'enfants permet à Tremblay de dévoiler « un miroir pour le moins inquiétant, dans toute son étendue »17 et « à Marie-Claire Biais de transgresser les règles sociales afin de percer le voile mensonger des apparences, séparant ainsi la réalité brute de la réalité préfabriquée »18. Les écrivains appuient alors cette orientation par leur style littéraire qui parodie l’écriture classique et notamment l’esthétique réaliste et le roman du terroir en y introduisant les caractéristiques du roman moderne. Ainsi « c’est le temps que ça change » comme le soutient le Parti libéral de Jean Lesage qui remporte les élections du 22 juin 1960 et tel que l’illustrent les œuvres parues après cette date. Le Libraire de Bessette, Prochain Épisode d’Aquin et L’Avalée des avalés de Réjean Ducharme sont publiés entre 1960 et 1966 et présentent un phénomène de synchronisme historique puisque leur contenu se rapporte à la période de leur création. C’est le temps de 15 Pierre Guillaume, op.cit., p. 71 Pierre Guillaume, op.cit, p. 71 17 Jacques Cardinal, L'abîme du rêve. Enfants de la folie et de l'écriture chez Michel Tremblay, Voix et Images, vol. XXV, n° 1 (73), automne 1999, p.75 18 Alain-Bernard Marchand, « Les Manuscrits de Pauline Archange de M.-C. Blais : Éros et Thanatos », Voix et Images, VOL. VII, N° 2, 1982, p. 344 16 15 la Révolution Tranquille, l’ère des changements au Québec, qui donne à ces ouvrages un ton subversif s’exprimant par la voix des personnages désillusionnés, marginaux et anticonformistes. Cette période qui a fait couler beaucoup d’encre et qui reste un repère et une référence dans l’histoire du Québec se caractérise essentiellement par l’apport de diverses réformes. En effet, beaucoup de changements ont eu lieu avec la montée du parti libéral au pouvoir. L’esprit du renouveau apparaît avant tout dans une politique de régénération destinée à donner du souffle au pays dans tous les domaines. On note alors l’amendement de la carte électorale, la révision du Code de travail et « le rejet d’un partage des tâches qui condamnait les Canadiens-français à n’être qu’une main d’œuvre subordonnée à un patronat anglophone.»19 Sur le plan social, on doit signaler la création d’un régime de retraite, l’amélioration du statut légal de la femme mariée et la mise en place d’une assurance hospitalisation en 196120. De même, le redressement de la fonction publique va de pair avec l’augmentation du budget de l’État et l’extension de l’urbanisation. Le gouvernement libéral fut très actif en intervenant efficacement dans le domaine économique et avec René Lévesque on assiste à la nationalisation des compagnies d’électricité, qui favorise l’industrialisation et le développement du commerce extérieur. Ce changement correspond sur le plan littéraire et dans le discours des intellectuels à un renouveau dont les écrivains se font les promoteurs. Certes, « les années soixante sont également pour le Québec le temps d’une révolution culturelle qui, ailleurs, connaîtra son apogée en 1968. C’est alors qu’explose une fécondité intellectuelle québécoise qui se traduit dans la littérature, le cinéma, la chanson. »21 En effet, les poètes, les romanciers, les dramaturges, les humoristes, les cinéastes, tous appellent à la libre expression et à la liquidation des anciennes structures pour un « nouveau Québec ». Il en est de même des codes littéraires et des normes de l’écriture qui subissent chez Ducharme, Bessette ou Aquin des modifications voire des altérations considérables. Gilles Marcotte écrit à ce propos : Mais ce que raconte le roman, et la forme dans laquelle il le raconte ? qui sont une même chose, puisque la forme détermine la substance du récit ?, sont euxmêmes justiciables d’une interrogation sociale. Les formes littéraires ne sortent pas de quelque réserve où elles seraient conservées au frais pour la distraction des générations. Elles sont mobiles, vivantes, en relation continue avec les formes sociales. C’est devenu un lieu commun de dire que, depuis la fin du XIXe siècle, le roman s’est progressivement transformé, jusqu’à se 19 20 21 Pierre. Guillaume, op.cit., p. 72 Ibid., p.75 Ibid., p.72 16 raturer même dans quelques expériences récentes, et que cette transformation a accompagné, révélé, radicalisé, un changement profond dans nos façons de concevoir le monde, la société. N’en serait-il pas ainsi au Québec ? Lire nos romanciers, ce n’est pas seulement s’apitoyer sur les misères de Chateaugué ou de Jean-Le Maigre, partager les révoltes d’Hervé Jodoin et de François Galarneau ; c’est lire avec eux, parce qu’ils font, par les formes qu’ils mettent en jeu, le monde dans lequel nous vivons.22 C’est ainsi que les écrivains participent à la peinture d’un pays en mutation surtout culturellement. Il leur appartient surtout de créer et de construire une nouvelle vue de leur monde avec notamment un projet littéraire qui envisage au bout du compte d’agir sur la réalité historique. Car cette période « bénie », comme la qualifie Marie-Lyne Piccione23, connaît l’émergence d’une conscience collective et d’un sentiment nationaliste très développé qui sera le fondement idéologique du discours littéraire. En effet, le slogan « maîtres chez nous » donne lieu à l’apparition d’une littérature nationaliste dont Prochain Épisode peut être considéré comme l’œuvre illustrative. Elle rend compte de l’orientation et des activités terroristes adoptées par le Front de Libération du Québec (FLQ) dont l’écrivain Hubert Aquin fait partie. Même la défaite des partisans de Lesage et de son gouvernement qui a perdu le pouvoir aux élections du 5 juin 1966 n’a pas mis fin à ce courant moderniste qui, au contraire, se trouve exacerbé. De fait, on a l’impression que la Révolution Tranquille continue, que son bruit n’a pas cessé de retentir et que ses projets modernisants ne faiblissent pas24. C’est ce que les romans de Jacques Godbout viennent décrire, mais par effet d’asynchronisme puisque Salut Galarneau !, D’Amour P. Q. et Les têtes à Papineau sont respectivement édités en 1967 puis 1972 et 1981. Ainsi, face au retour au pouvoir de l’Union nationale alors dirigée par Daniel Johnson, c’est la tendance indépendantiste ou séparatiste qui s’exprime fort dans ces textes de Godbout. Cet écrivain met spécialement l’accent sur l’orientation éminemment culturelle de la révolution qui affranchit l’enseignement de l’influence catholique et qui ouvre le débat sur le multiculturalisme et sur langues officielles. Par ailleurs, le dialogue avec le gouvernement fédéral, la tendance à s’ouvrir aux pays étrangers et le problème linguistique continuent à faire débat, montrant l’urgence de sortir de l’emprise de l’Autre. S’agit-il de la position des Canadiens-français vis-à-vis des Canadiens-anglais, ou des libéraux face aux unionistes, cette opposition historique définit un schéma de pouvoir 22 Gilles Marcotte, Le roman à l’imparfait, op.cit., p.18-19 « Regards sur la littérature québécoise », op.cit., p. 302 24 « Néanmoins et malgré le traumatisme qui accompagne une évolution aussi rapide, le rejet des valeurs hier encore sacrées ne provoque pas de cassure idéologique » Pierre Guillaume, op.cit., p.73 23 17 oscillant entre les données de la réalité et celles du langage. L’écriture c’est l’expression d’une idéologie révolutionnaire et progressiste au profit d’un pays qui semble depuis des temps anciens accablé par de très lourds handicaps, des inconvénients historiques dont il faut prendre conscience pour pouvoir avancer. Ainsi, notre démarche consiste à mettre à profit autant l’itinéraire des personnages que leur mode de vie et de pensée reflétant la culture et la civilisation québécoises depuis plus d’un demi-siècle. Les deux piliers : « pouvoir et écriture » que nous voyons comme essentiels dans la production littéraire, celle de l’écrivain comme celle du personnage, sont l’expression d’un conflit régissant la réalité. Pour ce faire, on va essayer d’expliciter le rôle salvateur du langage : l’écriture permet d’instaurer un monde meilleur en défendant ses propres théories ; en les modelant, elle agit sur le vécu et renverse l’Ancien. Nous envisagerons alors, dans une première partie, une réflexion sur le pouvoir présenté de façon atypique par le recours à la littérarité du texte. Nous essayerons dans ce sens d’analyser et d’interpréter les différentes figures d’autorité à la lumière d’un intertexte ciblé. Cela nous permettra de découvrir le résidu culturel ainsi que la sédimentation historique qui inspirent aux écrivains d’aujourd’hui la thématique du pouvoir absolu. Dans une deuxième partie, notre analyse s’attachera à montrer l’influence et les inconvénients de l’histoire et de la réalité qui représentent des contraintes de taille entravant l’essor individuel et collectif. Nous montrerons en fait que l’écriture est un processus qui s’enclenche dans des conditions défavorables qui s’imposent de façon directe (oppression, incarcération, interdiction, silence) comme un obstacle à la passion et au projet littéraires. Cette démarche nous permettra de conclure que le pouvoir qui prive et qui gêne est un motif catalyseur d’une dynamique de la création artistique (chapitre 1). Ainsi nous passerons, dans le second chapitre de cette deuxième partie, à l’examen de la conception de l’écriture, de son statut et de sa fonction. Pour le faire, nous tâcherons de montrer que derrière toute parole écrite il ya une souffrance : écrire, c’est tenter de la surmonter ou d’en diminuer la force. D’ailleurs, les œuvres que nous étudions sont liées à un contexte qui détermine la mission et l’aura de l’écrivain. En se révoltant contre les Institutions, contre la religion, l’écrivain fait retentir sa voix : il défie tout et affirme de manière franche sa volonté et sa liberté. L’écriture semble alors offrir à son praticien la chance de vivre, de se réaliser et de se pérenniser comme elle permet à la communauté de ses préserver. Ensuite, dans le premier chapitre de la dernière partie, nous allons tenter de souligner qu’à l’époque de la Révolution tranquille, la parole et la position de l’intellectuel sont 18 volontairement dissidentes : écrire c’est rejeter toute autorité qui se veut dominatrice. L’emprise de l’écrivain se révèle liée à l’adoption d’une écriture virulente et efficace capable de renverser toute autre domination. Pour le prouver, nous étudierons la forme et le contenu d’un texte qui s’insurge contre ses propres lois, s’inscrivant dans un courant d’anticonformisme. Ainsi s’ouvrira devant nous la voie nous permettant d’accéder aux qualités esthétiques de l’écrit puis à ses pouvoirs. Enfin, le dernier chapitre de notre travail sera consacré à l’étude des enjeux et de la portée de l’écriture. On s’intéressera notamment aux apports et aux ajouts des écrivains modernistes et même postmodernistes quant à la littérature qui connaît des changements de fond au Québec depuis les années soixante. L’originalité littéraire est bien un objectif primordial qui est en réalité le degré paroxystique de pouvoir détenu par l’intellectuel. Nous noterons au passage que les problèmes du langage entre le français et l’anglais ainsi qu’entre le français et le québécois rejoignent les questions d’engagement, de résistance et d’identité. Aussi, allons-nous aboutir à signifier que le futurisme québécois est à l’origine d’une littérature mouvante et panoramique qui se veut d’une portée universelle. 19 PREMIERE PARTIE : LE POUVOIR DANS TOUS SES ETATS : ANALYSE DE DEUX ROMANS PAROXYSTIQUES ET EXEMPLAIRES. 20 INTRODUCTION : Qu’est-ce qu’un pouvoir ? Comment s’exprime-t-il ? Quelle vision en a l’écrivain ? Comment l’aborde-t-il ? Pourquoi l’écrivain québécois est-il à ce point sensible à ce sujet ? Autant de questions élémentaires auxquelles on a tendance à répondre en priorité par l’étude des textes les plus récents publiés autour du problème : La petite fille qui aimait trop les allumettes (1999) de Gaétan Soucy et Le jour des corneilles (2004) de Jean François Beauchemin. Mais avant tout quel est précisément le rapport entre ces deux romans ? Pourquoi ces texte et pourquoi leur connexion ? Quelle est la motivation de ce choix ? Publié par Gaétan Soucy en 1998, La petite fille qui aimait trop les allumettes est un roman présentant un monde ‘‘primaire’’, un langage et des scènes inspirés d’un ‘‘esprit médiéval’’. Mystérieusement brûlée par sa fille (le Juste Châtiment), la mère laisse un veuf d’une puissance démesurée et dont le caractère aigri lui fait perdre tout bon sens et le pousse à des actes incontrôlables culminant dans le suicide. Toutefois, sa mort laisse à ses deux enfants l’occasion et la responsabilité de comprendre le secret de leur existence, de se découvrir, d’entamer une communication avec l’Autre, et en un mot de vivre. Dominés, depuis toujours tenus loin de la société, ils cherchent vainement la clef d’un univers truffé d’énigmes et dont seul le crayon peut percer le mystère. Dans une conjoncture qui ne cesse de se dégrader à cause des conflits commence alors l’écriture. Plus doué que l’autre, l’un des deux enfants s’adonne à cette activité pour rendre compte de l’histoire familiale qui semble tragique. Par le savoir qu’il a puisé dans les livres, il remet en question l’idée de la transcendance et parvient à déceler sa véritable identité : le narrateur est une fille, enceinte de son frère, et attirée par un personnage qu’elle surnomme ‘‘prince’’. L’écriture et la conception de l’intrigue s’inscrivent dans la quête du salut, mais cette quête se révèle infructueuse. Ainsi, une mort soudaine, une liberté imprévue, plutôt inattendue ou inespérée et une mission à accomplir... commence ainsi pour la jeune fille la découverte du monde et la découverte de soi. Avant de creuser le tombeau de son père, elle commence par creuser dans sa propre mémoire pour y voir et revoir des scènes et des noms gravés à jamais. Nulle distraction, tout y est écrit en noir, noir de fumée comme le scripturaire de son passé. La prise de conscience de la réelle souveraineté du défunt n’a d´égal que son hésitation sur les mots, sur les chapitres de son chapelet. La découverte du monde est imprégnée alors de défiance et de frayeur : voyant de toutes parts l’empreinte de l’instigateur, comparant 21 chaque phénomène à ses dispositions et recevant de tout et partout un avertissement retentissant. Cinq ans après (en 2004), voilà Le jour des corneilles qui fait, dans une attirante perspective de parenté, son avènement dans le cercle des lettres québécoises relatant l’histoire d’un enfant en proie à l’agression paternelle. En effet, né d’un corps mourant, sortant de la Mort, le narrateur passe sa vie à lutter contre cette unique réalité qui enveloppe son existence. Son père est le premier actant à réveiller cette menace qui le guette : le traitement cruel qu’il lui inflige exacerbe quotidiennement ce risque. La vie difficile dans le bois, où la difficulté de trouver sa nourriture et l’hostilité du climat sont corroborées par la présence des bêtes dévoratrices, représente un terrain propre à s’habituer à la mort. D’ailleurs, la fréquentation des fantômes et les visites successives de la mère présentent un adoucissement contre la peur et expriment la soif d’une échappatoire. Cependant, le père est un tyran aveugle : son discours et ses agissements laissent entrevoir un personnage obscur et impitoyable. Sous l’influence des démons qui possèdent son esprit, sa violence se révèle progressivement atroce. Apparaît alors chez le narrateur le désir de l’amour que Manon (la fille qu’il aime) semble incarner. Or, la mort de celle-ci et la constatation de la haine de plus en plus contraignante du père vont aiguiser l’aspiration à une vie meilleure. Le narrateur tue dans ces conditions son père et se trouve en prison où il fait apprentissage de la langue pour entamer la narration de son histoire devant le tribunal. Ainsi, les affinités entre les deux œuvres sont éclatantes : le roman de Beauchemin recouvre le schéma qui charpente l’œuvre de Soucy. En effet, il s’agit toujours d’un enfant décrivant la tyrannie que son père exerce sur lui et d’un vécu entaché par l’omniprésence de ce dominateur, car la mère est déjà décédée. Ainsi, le roman de Beauchemin revient sur les idées centrales de Soucy et baigne dans la même atmosphère de cruauté : père veuf et obnubilé par la démence, mère disparue, enfant orphelin, répression insoutenable, vie retirée, quête de liberté, découverte de soi et de la société, mort du père, intrigue amoureuse vouée à l’échec et enfin le langage pour seul espoir. Partant, comme la narratrice de Soucy, le fils Courge nous brosse, dans une langue très proche du « vieux français », un univers et un quotidien avoisinant le mode des premiers hommes. Et comme celui d’Alice Soissons (La petite fille…), son récit est imprégné d’une énorme souffrance notamment à cause de la sévérité du père. Ces textes posent alors largement les jalons du thème de pouvoir. Ils nous présentent ainsi une référence pour l’analyse de ce concept dans ses différentes significations. D’ailleurs, une figure non étrangère au lectorat de la littérature québécoise est au centre des romans : 22 un père tout-puissant, un souverain mythique : « Père n’était pas un homme dont la puissance s’arrête si court. Sa propre dépouille n’était peut-être qu’un jouet pour nous leurrer, nous-mêmes ainsi que l’univers dans sa totalité pensive. »(La petite, 164), nous dit la narratrice de Soucy. Quant au narrateur de Beauchemin, il expose à l’occasion de son procès son histoire : il montre la prééminence du père par le motif même du récit présenté comme une défense du parricide. De fait, ces deux romans incitent par leur richesse et leur prégnance à nous y attarder. Notre démarche va donc être concentrée sur la mise en évidence d’une catégorisation du pouvoir : d’abord un aperçu des privilèges impartis au personnage dominateur. Ensuite, on ouvrira l’analyse sur la mythologie pour y déceler les figures et les illustrations de prééminence où puisent les romanciers pour élaborer leur fiction. Enfin, nous examinerons la signification de la thématique du pouvoir en tenant compte de l’arrière plan historique et nous éluciderons l’origine de l’attention que lui portent ces écrivains en fonction des textes antérieurs. Chapitre1 : LA PROBLEMATIQUE DU POUVOIR AUTOCRATIQUE : I- MORPHOLOGIE ET PHYSIONOMIE DU POUVOIR : 1- Mâle, le pouvoir : Les prérogatives naturelles sont médiatrices d’un pouvoir que la figure masculine accapare exclusivement. La petite fille qui aimait trop les allumettes est régi par la concurrence de deux isotopies lexicales autour desquelles se tisse le combat pour l’affirmation de soi. Le phallocentrisme et le féminisme forment en fait deux règnes rivaux, deux systèmes conceptuels en relation avec la problématique du pouvoir. Remarquons tout d’abord que l’image du trépassé (le père) exploite le motif du phallus en érection : « et la saucisse de grossir, de s’élever, par vertu magique »(La petite, 31). Le crescendo donne à ce mouvement une signification idéologique : il s’agit de montrer la primauté du sexe qui régit les relations et le réseau d’influences. D’ailleurs, le texte de Soucy expose la mise en valeur des caractéristiques masculines. La narratrice voit partout les traits virils de son père : « Même que monsieur l’agent avait une grosse moustache 23 grise comme s’il avait voulu l’imiter !»(69) Symbole de maturité et de force, la moustache fonctionne ici comme un surplus au service du pouvoir du père. Car il est la référence et l’autre ne fait que l’imiter, sinon prolonger son image. Mais cette filiation est surtout d’ordre généalogique car si le père exige que sa moustache soit brossée « une fois par semaine », le fils est encore plus acharné sur sa virilité en « s’amusant » tout le temps avec « ses couilles », les découvrant « avec émerveillement chaque matin »(La petite,168). Cette adoration consacrée aux signes de masculinité symbolise l’exhibition de l’autorité. La narratrice parle inlassablement de sa mère momifiée dans une caisse de verre et de sa sœur retenue dans une boite. Ses dires et la façon dont elle nous présente ces deux personnages relèvent du mythe : « je présume qu’ils sont là, je veux dire le mort et le Juste depuis que le monde est le monde. »(La petite, 151) Ce ton affirmatif donne à la circonstancielle de temps l’aspect et la valeur gnomique du présent et de l’éternité : la femme souffre pour toujours de l’oppression masculine. La thématique du choix du sexe représente une attitude phallocratique. Le comportement misogyne du père se trahit du fait qu’il considère sa fille comme un garçon : « frère m’appelle frère, et père nous appelait fils quand il nous commandait tout la veille encore. » (La petite, 84). Violant ses droits, le père abolit ses caractéristiques féminines. Au demeurant, une relation particulière se noue entre le père et son héritier : « père le soigne consciencieusement, et des baisers, des affections, peuh, et moi alors ?»(La petite, 28). Même si le garçon souffre parfois plus, ces attentions atténuent sa peine. La question oratoire dégage alors l’impression de dédain ressentie par la fille en se trouvant négligée alors que l’autre est le préféré parce qu’il est le mâle. De la même façon, l’opposition entre les deux protagonistes de Beauchemin se conjugue avec les capacités relatives au sexe. Appartenant tous les deux à la catégorie du mâle, le père et son fils se différencient cependant par les aptitudes inhérentes à leurs organismes : en âge de maturité, le père semble « charnu et râblé »(Le jour, 106) alors le corps du fils est manifestement faible, compte tenu de son âge. De point de vue anthropologique, le portrait du père est connotatif de son influence comme chef et notamment comme dominateur. Le recours au détail et la précision des spécificités dans l’exposé des traits du père permettent à l’auteur de multiplier les signes d’un pouvoir aussi bien large que contraignant. En effet, les « grosses mains » (Le jour, 12) sont symboliques de la mainmise d’un être apte à soumettre toutes les composantes de son entourage à son contrôle. De même, la « surdimension» de ses pieds (10) et son « pas lourd » (10) mettent en valeur le poids de sa présence et les empreintes de ses actes dans l’esprit du fils ainsi 24 que dans la nature. L’apparence même du père avec sa « tranquille allure »(137) insiste sur la constance d’une autorité dont les principaux caractères paraissent liés à l’acharnement, à la solidité et à l’imperturbabilité. D’ailleurs, l’image du père est brossée à travers une représentation métaphorique qui évoque le « Tarzan » insurpassable dans la puissance de ses muscles : « Père était fort charnu. Partout horizons, on n’avait jamais vu bourgeois aussi muscleux. »(Le jour, 10) Le recours à l’hyperbole est étayé dans le texte par la récurrence des schèmes relatifs à la puissance et aux effets de la musculature du père, ce qui consolide le statut du dominateur utilisant cette prérogative surtout pour subjuguer son fils. Par ailleurs, cette supériorité fondée sur les attributs naturels perce surtout à travers la mise en scène d’un interminable conflit où s’exaltent les caractéristiques corporelles comme critère majeur de décision. La loi de la force qui préside aux rapports entre les personnages fonctionne à l'évidence corrélativement avec la prééminence physique du père. Prédominant, celui-ci écrase son fils. L’auteur utilise dans cette perspective l’analogie pour insister sur la fermeté et la flexibilité d’un « corps équarri, comme taillé à même le bois du grand hêtre »(Le jour 115). Mieux encore, la physionomie du père prend une tournure surhumaine révélatrice de son effet subjuguant sur l’observateur. Son apparition est en effet semblable à la manifestation des fantômes, mais le profil est en même temps celui d’un cyclope dont la « silhouette géante se dessinait devant la fenêtre »(Le jour, 68) à grands traits. Cette taille colossale rime donc avec la figure du monstre que suggère le comportement du père. 2- Actes de cruauté : La figure paternelle s’attribue des privilèges associés à une conduite de domination. Gaétan Soucy et Jean François Beauchemin dépeignent des dictateurs barbares, caractérisés essentiellement par un tempérament impulsif ou impétueux et par une nature belliqueuse. Infréquentables, les pères présentés par les deux romanciers inspirent la terreur et asservissent leur progéniture. En fait, au lieu de la bienveillance, la violence à l’encontre des inférieurs est, chez ces personnages puissants, de rigueur. La puissance a pour corollaire la férocité et le pouvoir envisage d’exterminer l’autre dans un monde où l’aspect sauvage rapproche les figures d’autorité des êtres anthropophages. Dans le texte de Soucy, on note que le mode végétarien de la narratrice (qui ne consomme 25 que des « champignons amies » et des herbes bienfaisantes pour la santé) est assorti d’une accusation de cannibalisme à l’encontre de son entourage. Il en va de même dans l’histoire du fils Courge qui, pour se donner de la force, préfère « un repas soutenant, formé de racines et de baies. »(Le jour, 77) à toute autre subsistance. Cette nourriture paraît correspondre à sa position mineure par rapport à son père qui se plaît chaque jour à « avaler d’abondance viandes grasses et lards nouveaux. »(Le jour, 113). Cependant ce personnage semble insatiable car « avaler carnes et beurres ne lui suffisaient point »(Le jour, 80) Ainsi, si les aliments que la nature offre sont jugés infructueux et si leur ingrédient gras est estimé pauvre, la voracité de ce personnage se révèle un trait menaçant. D’ailleurs, la répétition du verbe « avaler » confère au père le statut de « dévoreur », l’ogre ou le vampire que le sang et la vie des autres n’assouvissent pas. Aussi y voit-on une insistance sur l’avidité de pouvoir. En outre, le mode de vie rime avec la perpétuelle rage prise pour un outil efficace d’assujettissement. Forcené, le courroux du père s’avère une manière de vivre profondément enracinée. Son régime alimentaire atteste de son goût de l’excessif, de son mauvais tempérament et de son caractère intraitable. On relève en fait le goût du « piment fort » qui est l’expression de l’intérieur bouillonnant comme un volcan dont on craint le réveil brusque et incontrôlable : « Cette poche lui suffisait à peine une semaine, sur ma conscience. Des piments forts dans un rayon de cent mètres et père ne vivait plus d’en avoir vu le fond (...) »(La petite, 36) La friandise piquante peut être lue comme une manie. La spécificité de cette « drogue » c’est qu’elle n’est pas conçue comme un palliatif ou un remède qui calme. Au contraire, elle ne fait qu’exciter le père et enflammer son exaspération. En effet, le moment de l’approvisionnement donne lieu à une tempête d’irascibilité : « l’unique raison de leur présence (ses fournisseurs) paraissait de mettre père en fureur, c’est ce qui se produisait tout à coup. Nous n’aimions pas cela parce qqu’ensuite père nous flanquait des horions »(La petite, 36). Vomissant injures et malédictions et distribuant des gifles et des coups, le père n’épargne personne. De ce fait, on s’aperçoit de l’une de ses plus importantes sources du pouvoir : un caractère redoutable faisant de lui une puissance sans concession, une puissance dont on voit l’étalage partout : « L’épinard des forêts est doucement en train de virer au jaune et rouge piment fort. »(La petite, 169). Pareillement, à l’instar de ses pas qui écrasent les bêtes souterraines, de ses flèches qui transpercent les gibiers et de sa hache qui anéantit les arbres, la voix enragée du père Courge trouble l’immensité de la forêt comme elle abasourdit le fils. La susceptibilité de ce 26 despote se trahit dans son irritation rapide, excessive et continuelle. La vive colère se double dans l’œuvre de Beauchemin de la cruauté des punitions auxquelles est assujetti le narrateur. La méchanceté atteint en fait un degré paroxystique puisque le père est un personnage impitoyable et sanguinaire, symbolique du bourreau : « Père me saisit au col et entreprit de me juguler, menaçant de me faire égarer le souffle, l’aplomb et quasiment la vie. » (Le jour, 18). Sous l’empire d’une telle rudesse, où la vie est mise en jeu comme le note la gradation, l’univers dans lequel s’accentue la lutte pour le pouvoir et pour la survie se colore d’une lueur tragique. Par ailleurs, emporté contre lui-même, contre les autres, le père est juge et partie : ses verdicts n’épargnent aucun des vivants. Comme il tourmente ses enfants, il s’autoflagelle: « parce qu’il y avait des fois où papa nous faisait l’attacher aux chaînes des portes de la galerie des portraits et qu’il me forçait à le frapper avec un linge trempé »(La petite, 153). Cet énoncé insiste par la périphrase verbale sur la dissociation et la non-adhésion de la narratrice aux actes dont le père est le vrai moteur. Par conséquent, on discerne l’instrumentalisation et la réification des enfants dans cette configuration sadomasochiste. Ce comportement reflète le côté acharné et irraisonné dans l’exercice du pouvoir. En effet, dans le texte de Beauchemin cette tendance semble une variante des exigences irrécusables du père : les excès de folie passent pour des intimations voire des obligations que le fils exécute machinalement : « Je l’entends me commander de ficeler sa personne au tronc de l’arbre ! (...) Nul moyen de protester : déjà père s’établissait contre l’écorce et attendait que je l’y fixe »(Le jour, 33) cette auto-répression engendre également la torture morale du personnage subalterne. Mieux encore, on note le sadisme et la complaisance du père dans la souffrance de son fils, sourd à sa douleur et jouissant de ses supplices. Cette frénésie cause l’abattement de l’enfant dont les souffrances corporelles et psychologiques sont à la base d’une aliénation mentale : « Trembleur, je fis ce qu’il attendait. »(Le jour, 18) nous dit le narrateur embarrassé. L’apeurement et le défaitisme ont certainement pour origine la prise en compte des risques que les résolutions du père peuvent engendrer. 3- Puissance infinie : Le rapport familial brossé par Soucy et par Beauchemin rappelle le fonctionnement du régime seigneurial dans lequel le seigneur se rend maître des terres et des personnes et travaille à conquérir son indépendance. Espace de l’action et de l’écriture, « le domaine 27 paternel » représente le terrain propice à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. En jouissant de son immensité, les narrateurs constatent leur asservissement : quelque longue que soit leur course, elle ne peut fuir ni dépasser ses frontières. Sur la durée, l’autorité du père se révèle pérenne d’autant plus que les piliers de son système n’autorisent pas l’affranchissement des subordonnés. En chef suprême, le père Soissons paraît bénéficier d’une importance propre à influer non pas seulement sur ses enfants mais aussi sur la société dans sa plus vaste acception. Ignorant le monde extérieur la jeune fille ignore aussi le crédit dont jouit son père. En effet, dans tout le village et dans l’esprit de ses habitants sa prééminence est reconnue puisqu’il est considéré comme «l’homme le plus puissant de la région»(La petite, 81). Sans adversaire ni concurrent, ce personnage symbolise en outre le règne despotique. Personne n’ose contredire ses ordres ni mettre le pied sur son domaine sans y être autorisé. Absolu est donc le pouvoir paternel dans le sens d’incontestable. Son autorité est communément admise, inconditionnelle et illimitée. La foule a sans doute une autorité sur l’individu : un sur-moi qui censure, qui influence et qui juge. Cependant, cette aura s’affaiblit et perd de son prestige avec le système du père. Il déjoue cette autorité en négligeant de fréquenter ses ‘‘semblables’’ et détourne ses lois en créant les siennes propres. Son domaine ne connaît pas les réglementations du monde extérieur et n’obéit qu’à son ordre. Dans le même sens, le père Courge est un super héros, un superman dont le pouvoir dépasse les capacités naturelles. Le narrateur en résume les considérations dans une formule qui, malgré la volonté de la rendre concise, en dit long sur la violence de la houlette du tuteur : « Bref, en toutes portions de sa personne, père était important. »(Le jour, 10) Cette caractérisation donne au père une supériorité sans restriction, d’évidence hors de portée pour les villageois. L’abandon de la communauté et le rejet de la cité est la stratégie adoptée aussi par le protagoniste de Beauchemin qui choisit d’étendre son règne hors des sentiers battus et d’explorer un espace où perdureront, seules, ses traces. Cette préférence pour l’isolement constitue une sorte de rupture du contrat collectif (coutumes, valeurs et opinions communes) et une démarche vers l’affranchissement des contraintes imposées par le groupe. Ainsi convoiter et édifier un pouvoir qui se refuse aux interventions des autres, qui annihile leur ingérence ou leur appui donne au père Courge l’image du dictateur : Père goûtait une existence coite et quasiment solitaire. J’étais, en fait, la seule humanité autorisé d’avoisinance en ses parages (...) Détournant volontiers sa 28 face de la foule, il rebroussait toujours à la forêt qui lui fournissait bien suffisamment tous asiles, pâtures et combustibles nécessaires. (Le jour, 8) L’existence secrète des Courge est ainsi présentée comme une extraordinaire expérience pour les villageois qui considèrent ces « solitaires, comme une sorte d’attraction, de curiosité »(Le jour, 123). De même, semblable à une cachette, la maison des Soissons, étrange par son apparence, est hors d’atteinte, renfermant sous ses voûtes et murailles des gens dont on ignore l’existence et l’identité et des scènes qui plaisent à l’imaginaire : « nous étions un véritable mystère pour mes semblables du village »(La petite, 81). En termes de durée, le pouvoir du père semble être atemporel. Il perdure au-delà de la vie et son corps conserve sa vitalité comme s’il se refusait à la mort, comme si la puissance de l’homme résistait à la finitude pour acquérir l’immortalité : « à présent, les paumes de papa étaient tournées vers le ciel, et ses doigts dépliés, comme s’il recevait des stigmates »(La petite, 115). A travers ce mouvement, une communication de l’ordre du surnaturel paraît s’établir entre lui et le monde céleste, comme s’il en faisait partie. Le terme « stigmates » est d’ailleurs évocateur de la crucifixion. Cette image renvoie au registre du sacré, de l’ascension et rattache le personnage au monde divin. La métamorphose et la jonction avec l’outre-monde dispense le père de la faiblesse des humains et donne à son pouvoir un caractère immuable et transcendant. L’incommensurable autorité du père est donc éternelle : elle peut être cernée dans le fait et l’effet. Pratiquement, c’est lui qui dirige et qui détermine à son gré les activités des enfants, modelant leurs pratiques et habitudes : ses consignes et prescriptions s’avèrent indispensables pour la survivance de sa progéniture. De même, moralement, la vie des enfants est affectée par la présence du père et par ce qu’il leur a inculqué. En effet, sans lui, les enfants se trouvent réduits à néant : J’ai crainte que nous n’ayons rien fait que continuer à lui obéir, sans le savoir, n’y pouvant mais, emportés tous les deux par un mouvement fatal qui émanait de lui, continuait à nous entraîner dans sa vague, encore et toujours (…) (La petite, 164) La coordination des deux derniers adverbes prouve l’action incessante du père et son rôle reconnu. Il s’agit d’une puissance immanente qui préside aussi à la destinée des vivants. En fait, loin d’être disparue, cette volonté continue à s’exercer et à agir ôtant aux autres leur libre-arbitre, contrôlant leurs capacités et limitant leur liberté. D’ailleurs, le ton pathétique et le tableau brossé présentent une situation de pur tragique vécue par des personnages esclaves : le présent ne diffère pas du passé alors que l’avenir se définit par l’impuissance à se forger une personnalité autonome. 29 Par ailleurs, force est de noter, qu’en termes d’énonciation et de pragmatique, le texte de Soucy omet toute trace discursive du père. Or, c’est là que réside la force d’une parole résonnant dans la mémoire des enfants et occupant leurs esprits. On a donc de lui le prototype du personnage dont l’atout est essentiellement concentré dans le verbe, un verbe qui perdure au-delà de la mort. Ainsi, au lieu du discours direct, le romancier a recours au discours narrativisé pour souligner la tendance paternelle à soumettre même les morts à son empire. Notre personnage défie ses aïeux et affirme sa supériorité : Papa criait des insultes aux personnages pleins de morgue qui se tenaient encadrés dans leurs portraits de la galerie et dont j’ignore encore ce qu’ils avaient bien pu lui faire pour s’attirer ainsi ses bénédictions, mais manifestement ils s’en battaient le trou. (La petite, 105) L’antiphrase et le registre familier créent un effet d’ironie vis-à-vis de l’indignation et de l’impétuosité à l’encontre des absents statufiés. En faisant outrage à ses ancêtres, le chef se revendique comme le plus puissant de tous les temps. Du même coup, il parvient à terroriser les témoins et à assurer sa domination sur eux, ce qui laisse entendre la subtilité des manèges auxquels il a recours pour renforcer son pouvoir. Le même procédé et la même situation (discours narrativisé et interlocuteurs absents ou chimériques) sont repris par Jean François Beauchemin donnant au remuement et à l’insurrection langagiers la valeur d’une manie furieuse et compulsive : « enfin, père avait quitté son silence et commencé à distribuer injures et pouilles à ses adversaires cependant introuvables. »(Le jour, 94) Dans le même sens, le Père Courge attaque ouvertement la société entière, insultant et maudissant : « Maudite racaille ! » clamait père à leur endroit. « Faquins ! Pendards ! Marauds ! » serinait-il, simulant pour chaque villageois savates et mornifles, battant l’air de ses poings menaçants, crachant sur les godillots des plus avoisinants. »(Le jour, 45) Le rapport à l’autre réunit ici dans un élan de violence l’acte langagier et l’acte physique : la provocation directe, délibérée et outrancière met en relief une intention déclarée d’avoir préséance. 30 II- TYPOLOGIE DU POUVOIR : 1- Pouvoir réel : a- Financier : La richesse phénoménale est représentée dans notre œuvre comme un instrument et un signe majeur de pouvoir. Éminent grâce à son capital, le père de la narratrice, avide d’accumuler le métal précieux, occupe le statut d’un thésauriseur. J’ouvris l’armoire et vérifiai le contenu de la bourse que je renversais sur la table. Une dizaine de pièces identiques, d’un métal terne, roulèrent d’ici de là, j’en aplatissais un avec ma paume. Roulèrent n’est pas accordé convenablement si ça se trouve, c’est la douzaine qui roula comme un seul homme. (La petite, 24). Ce discours a l’air d’amener le lecteur sur une fausse piste car les médaillons décrits sont « ternes » et peu nombreux, donc sans aucune valeur. Pourtant, Gaétan Soucy insiste sur la prospérité du père. Elle est plurielle, c’est-à-dire immense, et il est le seul à en savoir et la quantité et l’étendue ; d’où la mise en valeur de la dissimulation chez l’homme : « mon frère ignorait autant que moi si nous avions assez de sous (...) »(La petite, 24) Donc, ne connaissant pas la valeur de l’argent, les enfants ignorent tout de la fortune de leur père. Cet homme paraît en fait vouer un culte à l’argent, il incarne le dieu des écus : « quand papa partait, il emportait toujours une poche bourrée de sous. Il y en avait beaucoup et je crois qu’il allait de temps à autre faire le plein quelque part. »(La petite, 24). L’isotopie lexicale de la grande quantité met l’accent sur le caractère inépuisable de cette fortune alors que l’expression de l’incertitude montre qu’elle est habilement entourée d’un secret inviolable. De ce fait, le père peut être classé dans la lignée d’Harpagon de Molière et du père Grandet ou du père Séchard de Balzac. Tous ces personnages détiennent leur pouvoir de leur richesse, de leur passion et surtout de leur silence en la matière. Cependant, le texte dévoile la source des biens du Dias Pater25. En effet, la ‘‘mine’’ est à l’origine de la considération dont jouit cet homme « fabuleusement riche »(La petite, 80). Le roman développe en fait l’admiration pour le véritable trésor enfoui au fond des meubles, rappelant la mine : « je n’en finirais pas si je disais tout ce qui se trouvait enfoncé 25 « Dias Pater, le « Père » des Richesses, est un Dieu du monde souterrain, à Rome. Il est de très bonne heure absolument identifié à Pluton (Hadès), des Grecs » Pierre Grimal, Dictionnaire de la Mythologie grecque et romaine, PUF, Presses Universitaires de France, 1951. p.128, voir aussi infra : « puissance chtonienne ». 31 dans les tiroirs et les armoires de la salle de bal, en or, en cristal, en argent, en verre de bistrol, en pierre philosophale, en tout ce que vous voudrez de plus émerveillant. »(La petite, 108). L’emphase, l’hypothèse et l’irréel du présent sous-entendent une diversité infinie de matières précieuses que la narratrice ne saurait compter, connaître ou énumérer. Elle nous laisse donc le loisir d’imaginer les composantes de cette fortune qui fait rêver et permet de déchiffrer toute la cupidité du père qui se cache derrière. La démesure est le maître mot utilisé pour décrire le ‘‘royaume’’ des Soissons. La rhétorique de l’amplification se nourrit de la minutie de la description qui se focalise sur le caractère spacieux et vaste des édifices. La superficie d’une seule pièce s’avère illimitée comme le manoir où « on aurait pu (...) loger une armée et trois empereurs avec leur suite. »(La petite, 112). L’habitation du maître s’aligne alors sur sa puissance. Mais, la puissance matérielle ne se limite pas qu’aux fonds. Bien au de-là, elle s’étale sur les hommes car l’écrivain prête à l’homme la figure du seigneur féodal. En effet, sa propriété ressemble à un fief et les gens qui lui rendent visite, pour ne pas dire le courtisent, sont à assimiler à des serfs. De fait, comme l’inspecteur des mines, le ‘‘ quêteux’’, ‘‘l’homme à la charrette avec son fils’’, tout le monde « se dirigeait droit sur (le père) comme un taon vers la seule fleur du jardin. »(La petite, 35). L’entretien concerne toujours des affaires importantes : « car papa brassait de grosses affaires »(La petite, 36), nous dit la narratrice. Dans ces relations, le père paraît exercer ses pouvoirs dans un système micro-impérialiste car il reçoit ses ‘‘intendants’’ et serviteurs chez lui. Mais où ? C’est précisément dans la pièce la plus illustrative, par sa hauteur, de tous ses avantages : « ils montaient dans la chambre de l’étage d’où papa nous commandait tout la veille encore. »(La petite, 35) cette phrase nous montre que les enfants sont aussi comptés parmi ceux qui dépendent de cet homme d’affaires. En plus, les actions du père nous avertissent de sa tendance libérale, au sens premier du terme. D’ailleurs, comme le libéralisme qui connaît son extension dans le capitalisme ou le néo-capitalisme contemporain, le système économique du père se reconnaît dans l’établissement commercial typique de ce modèle dans le marché international : « Magasin général, c’était écrit en toutes lettres, excusez-moi, pardon mais le secrétarien sait lire (...) Il s’y trouvait beaucoup de choses que l’on trouve à la maison. »(La petite, 48-49) La redondance qui met en relief le nom de l’entreprise rendu dans la double version écriture/ lecture et le constat de sa correspondance avec le monde du père amplifie d’une part la puissance financière de l’homme et d’autre part l’image du mercantilisme dans le monde 32 moderne. Ainsi, les autres personnages semblent tributaires d’un magnétisme centripète qui les attire vers lui, les réduisant à sa merci surtout par la rigueur de ses sanctions. b- Juridique : Thème essentiel de l’écriture, la vengeance est dans notre texte l’explication de l’état dans lequel se trouvent les personnages et le moteur d’une action où un incident antérieur relance la dynamique de l’histoire. La rétrospection sert d’outil permettant d’actualiser les faits qui hantent le présent. Le texte s’ouvre ainsi sur le passé familial pour nous rendre compte du caractère du père et de la manière dont il exerce son pouvoir. Proche de la figure de Némésis26, le père est réputé pour sa tendance à punir les torts et à tirer sa vengeance. Cette assimilation met l’accent sur la cruauté, l’agressivité d’un personnage qui ne tolère pas les fautes et qui torture. Le père se présente en dieu vengeur : si ‘‘ Ariane’’27 ? la sœur jumelle de la narratrice fréquemment appelée le juste châtiment ? a commis l’irréparable, son châtiment semble inhumain. En effet, le remède unique et possible selon le père est la punition. L’horreur de celle-ci éclate doublement : la peine est à la fois physique et morale : J’utiliserai les allumettes que j’ai ramené du caveau où papa en laissait toujours traîner, hors de la portée du Juste Châtiment bien-entendu, mais pour qu’elle puisse quand même les voir à titre de symboles et se remémorer, et en tirer leçon et regretter. (La petite, 175) La remémoration institue une peine psychologique éternelle, « d’où l’atrocité de la punition par le fait de la répétitivité de l’acte. Cela nous fait penser à la compulsion de répétition, responsable, pour Freud, du déplaisir (...) »28. De même, par cette remémoration forcée, le père semble interdire à sa victime l’accès à la « Source de l’Oubli »29, c’est-àdire de la possibilité de se défaire de sa douleur. C’est par ce traitement que la fille cesse d’être coupable et devient victime. D’ailleurs, âgée de trois ou de quatre ans à l’époque où 26 « Néméis personnifie en effet la « Vengeance divine » - parfois la divinité qui, comme les Erinyes, châtie le crime, mais, plus souvent la puissance chargée d’abattre toute démesure » Pierre Grimal, op.cit. p.312 27 Sommes-nous en présence de la tradition qui « raconte qu’Ariane fût tuée (...) sur l’ordre de Dionysos », autre figure à laquelle s-assimile le père ? Ibid. p. 50 28 Graziella et Nicos Nicolaïdis, Mythologie grecque et Psychanalyse, delachaux et Niestlé S.A., Neuchâtel (Switzerland), Paris, 1994, p.16 29 Léthé « avait donné son nom à une source, la Source de l’Oubli, situe aux enfers, et dont les morts buvaient pour oublier leur vie terrestre (...) De même, avant de remonter à la vie et de retrouver un corps, les âmes buvaient de ce breuvage, qui leur ôtait la mémoire de ce qu’elles avaient vu dans le monde souterrain. » Pierre Grimal, op.cit., p. 259 33 elle avait brûlé sa mère, l’inadvertance et l’ignorance30 disculpent la fille et montrent l’aberration du père. Mieux même, on s’aperçoit que cette vengeance se prétend juste. Si « vindicare » en latin signifie « réclamer en justice », le père n’agit que de son propre chef, étant le représentant de toutes les instances. Il donne à sa fille un surnom qui est sur ce plan très révélateur. L’adjectif antéposé met l’accent sur le nom et lui confère une matérialisation qui s’ajoute à sa lourdeur phonique : « et il m’a dit d’une voix serrée mais tranquille, en désignant l’intérieur du caveau : « c’est un juste châtiment », d’où le nom qui m’est resté. »(La petite, 123) Notons d’abord que cette formule présentative reflète un for intérieur convaincu et satisfait face à son ouvrage. Ensuite que cette nomination métaphorique, une fois substantivée grâce à l’article concourt à la réification de la fille désormais traitée comme un objet. De même, cette appellation contient des sèmes qui font du père le type du persécuté persécuteur prétendant à la justice dans la punition ; de là le jeu sur la polysémie de l’épithète impliquant à fois ‘‘exacte’’ et ‘‘ mérité’’. On déduit alors que le père estime ses agissements fondés. Par ailleurs, constatons que Gaétan Soucy recourt à ses études de sciences physiques pour y puiser le principe du transfert : le supplice s’exerce de façon continuelle dans cette famille. A l’image du passage de l’eau entre les récipients sur une surface horizontale, la punition passe par un ordre hiérarchique du plus fort au plus faible. Le père bat son fils, celui-ci se venge sur le corps de la narratrice : « car il arrivait que papa ait la main pesante avec ses horions et mon frère écopiait comme du bois vert et c’est moi qui subissait mon frère ensuite, c’est ce qu’on appelle les vases communicants. »(La petite, 93) Cette métaphore filée corrobore la connotation répétitive de l’imparfait pour signaler l’enchaînement de la loi du plus puissant. Inéluctable, le pouvoir du père n’émane pas que d’une volonté inflexible, il se nourrit aussi de la haine la plus virulente : « le Juste, papa ne voulait plus même en entendre parler dans le dernier temps de son séjour. Quand j’osais un mot là-dessus, il me servait un horion. »(La petite, 153) Ainsi se trahit l’obstination à dénier à sa première ‘‘ennemie’’ l’existence voire à la rayer des mémoires après lui avoir ôté tout signe de vie. A la fois juge et bourreau, le père soumet son existence à ses sentences irrévocables. Son acte suicidaire « sans crier gare » témoigne de l’incoercible certitude de son infaillibilité. 30 La nature fautive du crime perpétré par la fille et son excommunication orientent notre réflexion vers la comparaison de ce personnage avec Até « personnification de l’ Erreur » punie par Zeus auquel s’identifie la père : « Zeus, en précipitant Até du haut du ciel, lui interdit à jamais le séjour de l’Olympe, et c’est pourquoi l’Erreur est le triste partage de l’humanité » Ibid., p. 56 34 Choisissant l’heure et la façon d’en finir, il se procure son propre salut. Ainsi prenant le statut d’un juge souverain, il se rend maître de sa propre vie comme il croit l’être à l’égard des autres. c- Législatif : Dans cette œuvre le pater familias paraît s’identifier au statut du monarque absolu. La narratrice lui attribue toutes les autorités et va jusqu’à le confondre avec le personnage qui illustre la force de l’Etat. Cependant la comparaison l’élève : en fait, si l’agent porte « une arme à feu aux dimensions vertigineuses »( La petite, 67), cette arme ne joue aucun rôle, elle est purement ornementale alors que celle du père fait éclater des « coup(s) de canon » ( La petite, 167). Aussi, « l’hôtel de ville », lieu citadin de l’exercice du pouvoir politique par excellence, est-il présenté comme « une fort jolie maison » de façon à nous rappeler les splendeurs du ‘‘roi du domaine’’. Cette assimilation est plus prégnante dans la conception de l’architecture de cet édifice : « après avoir traversé un corridor, qui évoquait pour moi la galerie des portraits dans notre domaine »( La petite, 67). De ce fait, on peut affirmer que l’univers paternel sert toujours de référence explicite dans l’approche et dans le contact de la fille avec le milieu politique. Ces analogies nous amènent à penser à la valeur et à la signification de cette correspondance. En effet, si le père réunit à lui seul tous les pouvoirs, il ne peut qu’être la figure emblématique du totalitarisme. L’écrivain pose ainsi la problématique d’un régime où les pouvoirs exécutif, législatif et juridique sont confondus. Le statut du père est alors capital dans la symbolique de l’œuvre : sa présence au détriment de son épouse renvoie à sa fonction prioritaire. En suggérant le rôle éminent du chef, Soucy met en question les titres honorifiques incarnant le sommet du pouvoir. Le milieu décrit sert en outre à critiquer le règne fondé sur la dictature et la tyrannie où le pouvoir législatif ne joue qu’un rôle très secondaire. Cette scène le suggère : « ils se mirent à parler entre eux, je veux dire l’agent et le prêtre, sans plus se soucier de moi, mis à part les regards qu’ils me lançaient parfois »( La petite, 72). Cette discussion animée paraît refléter une politique d’oppression qui vise à réduire la population : « le prêtre et l’agent continuait de m’agonir de questions »( La petite, 68). Le procédé de ces personnages nous rappelle l’autorité du père et ses pratiques violentes : « questions » se conjugue bien sur le 35 plan phonique avec « horions », moyen servant à brimer les enfants. En fait, la silhouette du despote tend à étouffer les paroles de la fillette, à rejeter sa façon de communiquer : « Je reçus de l’homme en soutane deux horions très rapides, un avec le plat de la main, l’autre avec le revers »( La petite, 70). Par suite, le droit d’expression s’avère absolument nié pour les actants de la « société civile ». L’écrivain nous invite alors à réfléchir à la valeur de la présence d’un personnage qui n’a pas potentiellement accès aux débats. La narratrice se heurte partout à l’exclusion. Dans ce système qui semble métaphorique du « domaine », légiférer et prendre les décisions paraît l’apanage du plus fort. C’est dans cette perspective qu’on doit commenter le fait de repousser « l’inspecteur des mines » et de rejeter son intervention : « - Monsieur l’inspecteur des mines, j’aimerais bien que vous ne vous mêliez pas de ça. Retournez donc à vos poèmes. C’est l’agent qui venait de dire ça au prince. » (La petite, 69) Cette précision que la narratrice nous fournit, en témoin oculaire, dénonce le dogmatisme et l’autoritarisme politique. Soucy attaque alors le régime qui symbolise le fanatisme, marqué par les conspirations. D’une part, la présence remarquable du ‘‘prêtre’’ nous renvoie à l’influence de la religion et à son sectarisme. D’autre part, ‘‘ l’agent’’ ne peut connoter, par le sémantisme même du terme, que les représentants et les véritables administrateurs. En effet, ce sont ces deux personnages qui prennent les rênes en main. Tel est le sens de la remarque faite par la narratrice : « le prêtre et l’agent à moustache conclurent que c’est un cas de force majeure er que (...) »( La petite, 74). Enfin, administrer ou dominer correspond dans notre œuvre à se procurer tous les avantages liés au pouvoir dans le sens politique du terme. Ainsi interprétée, la puissance paternelle semble relever d’une caste fabuleuse que l’écrivain élabore en référence à un monde écarté du nôtre. 2- Pouvoir légendaire : Dans Le jour des corneilles, l’image du père semble correspondre à une typologie référentielle de l’Histoire et des civilisations humaines. Le motif du pouvoir que la littérature exploite depuis l’Antiquité présente dans le texte de Beauchemin un topos mis au service de l’élaboration de la thématique de l’autorité hégémonique. a- Le primitif : 36 Le lecteur du Jour des corneilles découvre du premier coup les marques d’une culture lointaine ou ancienne dont la réactualisation s’amorce initialement par l’intermédiaire de la langue qui reflète au plus haut degré un esprit rudimentaire. En fuyant le village et la collectivité, le père Courge renonce à tous les attributs et vertus de la civilisation évoluée pour faire renaître de ses cendres une autre civilisation aujourd'hui disparue. C’est qu’en choisissant une « vie retirée dans le bois comme un animal »(45) en s´isolant « pareillement aux ermites »(Le jour, 123), il met en place un régime dont la singularité accrédite la puissance d’exemplarité. Dans ce système, le héros de Beauchemin démontre son savoir-faire à partir de la domestication de son environnement et de la fondation d’une vie là où le paysage hostile s´oppose à l’exploration humaine. Le père Courge symbolise le premier homme assumant sa condition, affrontant avec courage toutes les rudesses pour assurer la continuité de sa progéniture. Son besoin de sédentarisation anime sa créativité, en témoigne la « résidence rustique et tous ses accompagnements »(Le jour, 7) formés « de ses mains ». Habitant ainsi une cabane, le père invente des « attrape-loutres » et des « lance-cailloux » et cherche sa nourriture avec des méthodes et des moyens grossiers (« rapaces doctement bombardés de pierrettes, ou percés de nos flèches. »(Le jour, 7). Le quotidien des Courge est à son tour dépourvu des tâches et des distractions de l’homme moderne. Rejetant les besoins familiers de la vie sociale courante, ces personnages orientent leur avidité uniquement vers les besoins vitaux et concentrent leurs efforts sur des activités de type artisanal. En effet, « chaque jour nouveau (les) voyait assommer bêtes comestibles, prendre poisson, quérir dans les nids œufs d’oiseaux, tisser fibres pour notre vêtir, coudre godillots et pelisses, et accomplir toutes tâches ressemblantes. » (Le jour, 24) Ces quelques activités reflétant des intérêts bien limités attestent de la faculté de s’adapter comme le fait de pourvoir suffisamment à ses quêtes vitales démontre le pouvoir de vaincre la Nature. Le héros de Beauchemin est présenté comme le plus adroit des hommes dans l’investissement de l’environnement et dans l’entreprise de découverte fondatrice du règne humain. Sa victoire sur les obstacles superposés met en relief l’image de l’homme souverain et invincible : « nul n’allait sur sente, ni ne gravissait monts, ni ne circulait parmi les arbres plus adroitement que lui, mêmement au milieu de la nuit, en son heure la plus épaisse. »(Le jour, 106) Cette parfaite connaissance relève du même genre d’approche pratiqué par le Premier Homme dans la maîtrise de son univers : une démarche physique et une connaissance sensorielle extrêmement aiguisée : « Il étudiait ainsi, non pas de son œil 37 pour cela inutile, mais du bout de ses doigts, le domaine le plus caché de la forêt, le plus enfoui, sa subconscience pour ainsi dire. »(Le jour, 105) Le père Courge est incontestablement le maître de la forêt, non pas comme possesseur, mais comme l’être qui a la dessus sur toutes les espèces qui y séjournent. Son talent de chasseur exceptionnel lui assure la conquête aisée des gibiers (« en la forêt, il ne se passait guère de jour sans qu’une bête goûte du tranchant de son coutelas. »(Le jour, 108)) comme il fait de lui un modèle inégalable : « Aussi, nul bourgeois ne pourchassait la bête mieux que lui»(Le jour, 10). De ce fait, l’image du prédateur met en valeur les aptitudes physiques et techniques du père et rehausse ses dispositions instinctives. b- Le virtuose : « Possédant toutes sciences »(Le jour, 89), le père Courge incarne l’homme connaisseur, l’être qui aspire à déchiffrer son cadre et sa vie. Ses compétences sont d’une vaste portée, parallèles à l’immensité des bois. L’écrivain soumet en fait son personnage à une sorte de mise à l’épreuve : son environnement représente un défi à relever et un piège à déjouer. La question posée est ´´comment s’arranger et triompher d’un milieu inexploré sans outils ni sciences acquises´´? Plus cette mission semble difficile et compliquée, plus le résultat obtenu est notoire. Or, le père Courge dompte la nature et pénètre ses secrets grâce à son expérience. Ainsi, la première manifestation des réelles capacités de l’homme se rapporte non seulement à sa survie mais surtout au savoir qu’il a construit avec persévérance : Notions et lumières siégeait sous son casque. Il concevait que Terre est plate, qu’elle stationne au milieu des cieux et que les astres tournoient à l’entour tel le chine ancré au pieux (...) Père traduisait aussi les allées et venus de l’air : par simple grimpement aux arbres il étudiait au loin le progrès de la bourrasque ou du cyclone cheminant vers nous, et augurait ainsi de notre péril ou de notre quiétude. (Le jour, 7) L’interaction positive avec l’univers et la maîtrise de son mode de fonctionnement attestent d’une véritable aptitude à l’apprivoiser et fournissent une chance d’éviter ses aléas ou de se préserver contre ses menaces. En effet, météorologue, géologue, géographe, ce personnage est au couronnement de tout cela un astrologue adroit. « Démêleur d’excentricités célestes. »(Le jour, 36) et « déchiffreur des avenirs inscrits en eux. »(Le jour, 60) ; ce devin compense son analphabétisme par son talent à traduire « le livre palissant des étoiles » qu’il force à avouer ses profondeurs pour y lire chaque soir « quelque récit nouveau. »(Le 38 jour, 63) Les superamas galactiques, dont l’étude ou l’interprétation semble ardue, sont, pour comble, l’unique domaine sur lequel porte la curiosité du père Courge. Le père est insurpassable en ceci : sa faculté distinctive lui attire le respect du fils en état d’admiration et surtout de dépendance. Il pénétrait le sens des astres et des étoiles, et détenait le don de leur lecture. Aussi, par soirs, il m’arrivait, quand il lorgnait la voûte de le questionner sur ma destinée (Le jour, 8) En fournissant éclaircissements et viatiques, le père passe du statut de protecteur à celui d’intercesseur dans l’existence du fils, remplissant ainsi l’image du phénix au double sens du terme (surhumain, esprit supérieur). c- Le maître absolu : Seul dirigeant, refusant toute concertation, le père Courge s’affirme absolument supérieur et exclusivement gouverneur : « Car père ne blairait guère qu’on lui dicte conduite. »(Le jour, 84). Il n’accepte alors que d’être patron et les autres serviteurs. En effet, représentant le seul maître après Dieu, dirigeant la maison et la nature ambiante, le père Courge incarne le chef absolu. Dans son rapport avec le fils, on voit qu’il est le seul à pouvoir décider. Ainsi, si « les bons maîtres font les bons valets », le père réussit à modeler le comportement de son fils en instituant son obéissance et sa dépendance. Les conditions défaillantes du fils Courge attestent de son état d’esclave. En fait, on peut le considérer strictement comme l’ouvrier de son père : chargé des tâches ménagères, de chasser, de chercher divers objets utiles, de préparer à manger, il est astreint à exécuter tous les ordres et toutes les missions assignés par son maître. Sans loisir, son unique fonction semble être de remplir infailliblement son poste de valet, toute distraction étant condamnée : « car père était besogneur et condamnait vivement toutes vaines songeries. »(Le jour, 115) La nature superficielle, matérialiste ou pratique de celui-ci s’oppose à la tendance idéelle du fils et le conduit à l’abâtardissement. Aussi devient-il un complice veule qui subit toutes les extravagances du père telle une machine sous commandement. Ses actes et ses postures témoignent de son accablement sous l’empire du chef : « la face baissée, je le talonnai insoucieusement. »(Le jour, 62) En position de sous-ordre, carrément domestiqué, le narrateur chute dans cet état d’humiliation et d’humilité au stade du bétail, étant « docile tel le chien de compagnie »(Le 39 jour, 34) Cette comparaison trahit une plainte et un mécontentement étouffés car toute rétorque est défendue. En effet, toute mutinerie, que ce soit protestation ou mensonge, emportement ou lutte est traitée avec une extrême rigueur : le père étouffe, avant qu’elles ne germent, la tension et la révolte de son fils. La voie de l’émancipation paraît alors catégoriquement barrée devant celui qui croit trouver dans la rencontre amoureuse et dans le commerce social une incitation à délibérer avec son père et à aspirer à l’autonomie : Je continuai d’être ce que j’étais : le fils Courge, besogneux sous les arbres de la forêt, esclavé à père comme la fleur à la pluie, le suivant en sa folie de casque comme arbre sous foudre : me brûlant par feu de ciel, me déchirant puis tombant enfin, renonçant à me tenir dressé. (Le jour, 46) Par cette autoreprésentation le locuteur se définit comme assujetti éternellement à l’infériorité, condamné fatalement à l’abattement. Résigné ainsi à la tutelle, l’enfant reconnaît l’impossibilité de vivre en l'absence de son père. L’autoritarisme a donc fini par lui ôter toute possibilité de réflexion ou de décision. N’ayant ni code ni lois pour interagir avec le monde, ce personnage a du mal à décider et à voir clair dans son avenir. Le fils Courge nous met au courant de sa dépendance totale en déclarant : « Depuis l’instant de mon déclenchement en cette vie, je n’avais cessé d’être sous l’empire de père, de jouer l’apprenti. » (Le jour, 84). Autrement dit, la mutation ou l’émancipation se heurtent au handicap de la personnalité broyée par une influence constante. Enfin, « pénétré de l’image obsédante de (son) père» (Le jour, 145), le narrateur est un paralytique. Or, il va sans dire que l’image du père correspond à des modèles typiques de l’univers mythologique. 40 Chapitre2 : LA VALEUR METAPHORIQUE DU POUVOIR : I- LES IMAGES DE POUVOIR : LES MYTHES : Faisant référence à Homère, à Hésoïde, à la légende et à l’imagerie biblique et faisant du syncrétisme le principe fondateur de leurs textes, les deux romanciers exaltent délibérément la puissance et la prépondérance de leurs protagonistes. Ceci afin de mettre en relief l’aspect « obsédant » du Pouvoir dans l’imaginaire et dans le cercle intellectuel québécois. 1- Le pouvoir mythologique : a- La souveraineté suprême : Le summum du pouvoir dans la mythologie grecque est l’apanage du souverain des dieux, le maître du Ciel dont on décèle les caractéristiques et les attributs chez les protagonistes de Soucy et de Beauchemin. En effet, pour donner aux pères le don de l’omnipotence, le romancier les identifie aux maîtres du Panthéon ; Zeus dans la mythologie grecque et Jupiter chez les Romains. Chacune de ces deux divinités, homologues d’ailleurs, représente le sommet du pouvoir mythique, un pouvoir implacable et contraignant. La métaphore nous permet de décoder l’image de Zeus et son statut sous-jacent. Ainsi, on peut interpréter la figure de celui-ci comme la représentation en filigrane de la principale divinité grecque. La mort du père, le plus important des thèmes de l’œuvre, est de ce point de vue celle de Zeus. En d’autres termes, ce décès n’est pas celui d’un simple mortel. Il déborde ainsi du cadre familial étroit, c’est « un événement considérable, intéressant l’univers dans sa totalité pensive.»(La petite, 119). Provoquant accablement, paralysie et abattement dans le rang des humains, la disparition du père renvoie le lecteur explicitement à la catastrophe et au désordre qui engloutissent le cosmos en l’absence de son chef suprême : La marche des étoiles et le cours des galaxies inexorables, les légumes qui poussent avec entêtement dessous la terre velue, jusqu’aux petites bêtes trottinant tout bas dans les fourrés et jusqu’aux odeurs qu’elles font lever des herbes drues, tout cela avait une direction, sans que ça paraisse, la direction que leur imprimaient les ordres de papa. (La petite, 119) 41 Le champ lexical des astres, la prolifération du registre de la nature, le rythme binaire et le parallélisme de construction ajoutés à la pléthore de l’énumération génératrice de démesure, voici un arsenal stylistique mis en place afin d’accentuer le pouvoir d’un être supérieur. C’est la valeur de la forme morphologique du pluriel « ordres » qui multiplie les prérogatives exercées d’une façon magistrale aussi bien par le père que par le dieu qui « est à la source de toutes les manifestations célestes : il provoque la pluie et la sécheresse, le beau et le mauvais temps ; il commande aux tempêtes et à l’orage »31. D’ailleurs, l’hyperbole est plus séduisante quand on constate dans quelle mesure cette mort affecte ‘’Dieu’’ : « dieu lui-même descendrait-il dans nos champ, l’air soucieux, la barbe pas faite ? Les forêts périraient-elles, elles itou ? »( La petite, 119). La double question rhétorique ne semble pas dénuée d’humour. Dans la première interrogation, la personnification fondée sur deux attributs de sujets juxtaposés abaisse ‘‘ Dieu’’ au rang des humains et élève le père au trône de Zeus, « dieu des dieux »32. Mieux même, la conformité entre le père et Zeus est évidente à partir de la peur que peut ressentir un personnage ayant désobéi aux interdictions de son dieu33. Tel est le sentiment de la narratrice en franchissant le domaine paternel : J’appréhendais quelque phénomène hors norme, comme le ciel qui s’entrouvre et plante à mes pieds un jet de foudre m’interdisant d’aller plus loin, ou de rencontrer à chaque détour du chemin tout à coup un précipice bouillonnant d’immenses fumées pourpre.( La petite, 43) Dans cette alternative c’est l’inconscient qui parle. Ce que la narratrice craint met en vedette l’image qu’elle a de son père. Elle le confond avec Zeus d’où la figuration du pouvoir qui lui est imparti : dieu du ciel et des « précipitations mais aussi emblème de la foudre »34. Cette puissance est aussi le propre du père ou du moins inhérente à sa lignée comme le montrent les allusions de la narratrice qui, à force d’être récurrentes, finissent par orienter notre lecture : « mes prunelles, toujours pleines de petites foudres, au dire de feu mon père. »( La petite, 72). En plus, le milieu de la narratrice s’apparente à un univers éclairé par Zeus. Celui-ci est en fait le dieu de la lumière qui plane sur le monde: « mais il y avait du soleil !et même pas mal qui tombait sur la campagne par le trou des nuées »( La petite, 169). La conjonction de 31 Fernand Comte, Les grandes figures des mythologies, Bordas S.A., Paris, 1988, p.234 Zeus est à la fois « père des dieux » et « père des hommes », Joël Schmidt, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse, 1995, p. 217 33 Car Zeus est considéré comme « le premier des dieux et le souverain suprême des mortels aux actions desquels il se mêle » Ibidem. 34 « A l’origine Zeus était le dieu des phénomènes atmosphériques, celui qui éclaire le ciel, le couvre de nuages, dispense sur la terre pluie et neige, lance des éclairs et fait rouler le tonnerre (on disait même, en une contraction tout à fait significative : « Zeus pleut ou Zeus tonne ») Ibidem. 32 42 coordination employée sciemment comme polysyndète, enchaînant la modalité exclamative et l’adverbe de quantité, met en relief la coïncidence entre l’espace de la divinité et la propriété des « Soissons ». Ainsi Gaétan Soucy donne à son personnage le même pouvoir que le souverain dans la mythologie grecque. De fait, il prend soin de nous le présenter exactement comme les Romains représentent cette divinité dans le ‘‘costume d’Adam’’. Le texte s’ouvre sur la mort du père et sur sa nudité qui suscite particulièrement l’étonnement de la narratrice, ne voyant pas pourquoi « il se serait donné la peine de se mettre nu pour passer l’arme à gauche. »( La petite, 15). Cette thématique qui marque le premier contact du lecteur avec l’œuvre doit servir de clef dans le cheminement de la diégèse et dans son interprétation. Dans la deuxième partie du texte on se heurte à la dénomination du frère « jupiter junior ». C’est en effet cette appellation qui nous confirme que le père est Jupiter sénior, le grand Jupiter, Jupiter le grand si l’on veut ou Jupiter, tout court. De plus, la narratrice puise dans le langage familier l’hypocoristique de son frère « frérot » qui n’est pas sans nous rappeler une épithète, parmi d’autres, avec laquelle on invoque Jupiter.35 Ainsi désigné, le frère incarne à son tour la puissance de cette divinité car il est le nouveau dominateur ? comme il dit : « c’est moi le maître du domaine »( La petite, 131) ? après la disparition du père. En fait, il reproduit l’univers de Zeus ou Jupiter avec le même vacarme qui fait trembler la nature, les humains et mêmes les autres dieux d’où la valeur temporelle durative et répétitive de l’imparfait corroborant la durée de l’action : « ajouté à tout ça, frère frappait du marteau sur un long rectangle de tôle, avec un bruit de tonnerre »( La petite, 134). D’ailleurs, il est le détenteur de l’outil le plus sophistiqué qui puisse évoquer l’apparition de Jupiter : « et je compris soudain que ces boules de feu que j’avais vues à contre-ciel marquaient en fait le retour des perdrix en flammes, telles que jupiter junior les confectionnait à grand renfort de térébinthe. »( La petite, 134). Cet énoncé cultive l’allusion car « le retour » de ces oiseaux sous-entend le retour à l’âge d’or du père et la résurrection de son règne puisqu’il est le premier propriétaire du « fusil » et l’initiateur de son usage36. 35 Jupiter Férétrien est « Vénéré primitivement en tant que divinité des Eléments ? le temps, la foudre, le tonnerre, la lumière ?, portant des épithètes suggestives, telles que Fulminator, Fulgurator, Tonitrualis, pluvitis, tonans (...) » Joël Schmidt, op.cit., p.120-121. 36 Jupiter est « le plus grand dieu du Panthéon romain, et, à l’origine, une divinité du ciel. Son nom a les mêmes racines que celles de Zeus, à qui il fut identifié. « Ju-» est apparenté à dyeu, ciel, et « -piter », à pater, « père ». » Michael Grant et John Hazel, Dictionnaire de la Mythologie, collection marabout service, 1975, p.225 43 Parallèlement à l’équivalence entre Zeus et Jupiter, le pouvoir passe du père au fils37 et leur univers baigne toujours dans la lumière éblouissante, même au sein d’une nuit sombre qui passe pour une « nuit vivante »( La petite, 132) quand on allume « une demi-douzaine de lampes à pétrole »( La petite, 131). De même ce personnage, comme son ancêtre, paraît disposer des commandes du cosmos, ayant le pouvoir de faire voler le ciel et la terre en éclats : « puis il a jeté contre ma figure un petit morceau de l’univers flasque et gluant, sorti de sa poche (...) »( La petite, 160). En somme, l’exploitation de ces figures mythologiques est parachevée par la présence d’une autre composante qui est leur corollaire. L’idée de la fatalité est très courante dans notre texte, elle fait pendant au caractère inéluctable des pouvoirs du père et de son fils et elle met l’accent sur leur volonté inexorable. La narratrice fait part de son désarroi et de sa faiblesse face à une prédestination qui la condamne38. Dominée, elle relie dans son texte la thématique de la fatalité à celle de la souffrance et ne peut s’arrêter de se plaindre, ce qui nous fait penser à une tragédie : « le malheur arrive toujours à n’importe qui, que voulezvous, c’est une loi de l’univers »( La petite, 90). Allant dans le chemin balisé par La petite fille qui aimait trop les allumettes, Jean François Beauchemin met l’univers, corps cosmique et métagalaxie, sous le joug de son héros. Le règne sur le trône de Nature, l’asservissement du fils, la communication avec les étoiles et la fréquentation des êtres surnaturels représentent les prérogatives d’un maître rigoureux. Aussi s’attribue-t-il la puissance des « astres (qui) opéraient sur sa langue quelques besogne secrète et prodigieuse »(Le jour, 62), agissant en conséquence à la manière d’un dieu transcendant. A l’instar de Soucy, Beauchemin attribue à l’autorité de son héros l’emblème de Zeus : la fureur, les ordres, les interdictions et les punitions du père Courge se manifestent et s’exécutent en termes de « foudre ». Arme à distance, cette prérogative définit le pouvoir de grande envergure exercé par le père sur son fils : « car, père aimait à me garder à distance de regard et me couvrait de ses foudres quand je me risquai à déporter sans raison recevable ma personne hors du champ de son œil. »(Le jour, 56). Ainsi Comme pour Alice 37 Jupiter devint en quelque sorte un dieu politique, garantissant les lois, les traités, les serments, soutenant Rome dans ses guerres. A Jupiter Férétrien, on offrait les dépouilles des chefs ennemis. On implorait Jupiter Stator ? comme au conflit entre Romains et Sabins ? pour arrêter une invasion (...) le dieu s’incarna luimême dans la personne des empereurs, qui pour augmenter leur prestige, n’hésitèrent pas à s’attribuer ses titres. » Joël Schmidt, ibid. 38 Zeus préside aux destins des hommes et des dieux étant le « dispensateurs des biens et des maux » ayant « à la porte de son palais deux jarres, l’une contenant les biens, l’autre les maux. Le plus souvent Zeus puise alternativement dans l’une et dans l’autre, pour chacun de nous. Mais parfois, il puise exclusivement dans l’un d’eux, et la destinée qui en résulte est soit entièrement bonne, soit, plus souvent, entièrement mauvaise » Pierre Grimal, op.cit., p.478 44 Soissons, le franchissement des frontières du domaine paternel est un acte téméraire, voire suicidaire : « Malgré le péril des foudres de père, (...) Un jour, j’outrepassai donc les limites de la forêt et entrai en village avec l’intention d’y aborder Manon. »(Le jour, 101) Le récit de la punition qui suit cette péripétie en dit long sur le risque de la désobéissance et sur l’horreur des châtiments qui la sanctionnent. Pourtant, le fils Courge semble conscient de la gravité des condamnations de son père : un danger vital (« Me montrant à lui sur notre seuil sans le faon trépassé, j’aurais assurément goûté de sa foudre. Peut-être même n’y aurais-je pas surduré. » (Le jour, 73)) C’est pourquoi il s’applique à ne jamais le contredire, à s’incliner devant ses ordres et à tout faire pour le contenter : « mais j’allais docilement ci-devant père, craignant, sinon, grossissement de sa foudre. »( Le jour, 131) Par ailleurs, les manières du père Courge, ses reproches et surtout la tonalité de ses paroles, toujours formulées dans une intensité tonnante, représentent des indicateurs substantiels de la force. D’une part, le retentissement de sa voix « troublant (...) le silence épais de la forêt et les premiers mouvements du vent »(Le jour, 58) évoque le dieu suprême abasourdissant ses sujets par ses coups de tonnerre. D’autre part, son discours, « réunion de grain et du tonnerre, (est) tranchant comme la flèche déchirant l’air »(Le jour, 95) incite à l’abaissement et non à la contestation. Tout est turbulence dans un espace placé sous l’influence d’un tyran toujours en agitation, craignant la tranquillité « des défunts ». Ses gestes évoquent une puissance surhumaine soit quand il « cogne sur la table de son poing lourd comme pierre des champs. »(Le jour, 96) soit quand « la plainte de (sa) barrique résonne sourdement sur la terre et trouble le roupil des bêtes. »(Le jour, 19) Enfin, à noter que cette figure de l’implacable n’est pas la seule que le texte met en place pour illustrer la puissance mythique car on décèle aussi les caractéristiques d’Hadès dans le personnage dominateur39. b- Puissance chtonienne : Propriétaire terrien et propriétaire de la mine, le père Soissons est en tout semblable à Hadès qu’on nomme aussi « Pluton, le « Riche », allusion à la richesse inépuisable de la terre, tant de la terre cultivée que des mines qu’elle recèle. Aussi Pluton est-il souvent représenté tenant une corne d’abondance, symbole de cette richesse »40. Mais cette 39 Hadès est « aussi connu sous le nom de Zeus Katachtonis, c’est-à-dire le Zeus des Enfers, épithète qui met en valeur ses pouvoirs et la domination absolue qu’il exerce sur son royaume. », Michael Grant et John Hazel, op.cit., p.163 40 Pierre Grimal, op.cit., p.172 45 propriété lui confère le statut de celui qui « thésaurise les morts ».41 Figure chtonienne, le chef de famille dans le texte de Soucy illustre la puissance souterraine non seulement à travers ses biens mais surtout à travers sa demeure éternelle. En fait, sa tombe qui « semblait exister depuis toujours en quelque endroit de la plaine (...), constituait une manière de commandement, un appel donné (...) depuis la matrice de la terre, comme tous ses ordres étaient donnés jusque là depuis la chambre de l’étage» (La petite, 23). La tombe préexistante correspond donc à l’endroit habité par cette famille composée de morts excommuniés et de vivants étouffés entre lesquels s’établissent des communications et des analogies rapprochant l’endroit du « royaume des ténèbres ».42 Le père Courge dont le domaine sans confins présente un singulier terrain où se passent des rencontres quotidiennes entre les vifs et les macchabées, se rapproche lui aussi de la figure de Pluton. En effet, l’orientation même de l’existence de ce personnage provient du fin fond de la terre : « mère, par-delà même les limites de l’ici-bas, permettait à père d’entretenir en sa vie quelque direction »(Le jour, 47). De ce fait, l’on peut dire que, par essence, le héros de Beauchemin est prédestiné à se pencher sur les profondeurs de la terre et à faire de cette fouille le pendant de sa méditation du ciel. Signe de pouvoir, certes, la maîtrise du secret du globe permet au père qui se montre « capable de dégoter toutes pistes souterraines »(Le jour, 106) de s’attribuer les bienfaits intraterrestres : « père possédait la science des sourciers et savait, par simple maniement de sa badine de bois, faire avouer à la terre où se dissimulait ses liquides les plus aprofonds »(Le jour, 105) Visant au de-là de l’écorce, et traquant ainsi la sève enfouie dans les abysses, ce personnage semble métaphoriquement pourchasser une puissance imprenable et indestructible. On note alors que toute tentative pour s’emparer du pouvoir échoue car les envahisseurs du royaume de Hadès y restent à jamais prisonniers. Dans ce sens on constate, dans le texte de Soucy, l’échec de la société par son intervention tardive et son incapacité à réparer la catastrophe : « ils auraient été tout aussi bien d’essayer de l’éteindre en crachant dessus, ça n’aurait pas changé le diable à l’affaire »( La petite, 171). La forme négative fait entrevoir l’acharnement du feu à se répandre et ouvre la voie à une moquerie cuisante grâce à un jeu de mots malveillant comparant les gens « sot » aux « seaux » (ibid) dont ils se servent, pour insister sur leur stupidité. 41 André Bonnard, Les Dieux de la Grèce, Editions de l’AIRE, 1990, p. 212 « Mais il y a encore d’autres séjours des morts. Les défunts habitent dans le sein de la terre. Peut-être attendent-ils, couchés dans leurs tombeaux, que des vivants de leur sang leur apportent des offrandes » Ibid., p. 214 42 46 La société dans le roman de Beauchemin est semblablement taxée de lâcheté puisqu’elle reste immobile devant le feu qui détruit la famille Courge et interdit à son rejeton d’intervenir. Le narrateur est à son tour contaminé par cette même impuissance devant les flammes qui entourent son père et qui menacent d’emporter la forêt. S’il tente de « taper et de cracher tel un possédé sur le feu » (Le jour, 34), son effort ne peut ni le faire fléchir ni arrêter l’envie ardente du père qui se délecte dans une telle position. Le narrateur constate en effet que son « père subissait ce supplice sans broncher, apparemment sans se soucier de son calcinement tout proche » (Le jour, 34). Après lui avoir cédé sa famille, ce personnage semble intégrer le feu comme son élément. Par ailleurs, le père Courge représente un ressuscité, un revenant du royaume des enfers car on peut estimer que le cheminement de son existence tient pour moment inaugural « Le jour des corneilles », c’est-à-dire le jour de « la grillade » de sa famille. En fait, seul survivant après la calcination de ses parents, « avalés par les noires fumées, et possiblement même par les flammes »(Le jour, 120), ce personnage se voue désormais au monde infernal. Le feu est selon lui l’unique destination de l’homme, point d’échappatoire : « quand le brasier fut à son comble, père ne fit ni pompes ni apprêts, et jeta en ce foyer le corps du pendu. »(Le jour, 98) Cette immolation du pendu illustre une pratique superstitieuse et un comportement post-traumatique analysables comme un rituel psychothérapeutique. Dans cette perspective, les familles de ces personnages sont toujours en proie au feu, donc dédiées au temple d’Hadès. La calcination de la mère et la damnation d’Ariane,43 l’asservissement des autres44 dans le roman de Soucy reproduisent le royaume d’Hadès « craint et détesté »45. D’ailleurs, la métaphore de l’existence infernale s’explique par la violence des personnages qui n’agissent que pour anéantir. A travers cette image, on note l’oscillation entre les lamentations et le recueillement. L’enfer terrestre vécu par les femmes Soissons, réduites à des « Ombres » et rappelant la situation de ‘‘Perséphone’’, se retrouvera dans le châtiment 43 « Au dessous des Enfers se trouvaient les Tartares, où régnait la nuit éternelle et où étaient châtiés les méchants » » Michael Grant et John Hazel, op.cit. p.164 44 Le lieu est semblable à « une prison dont Hadès est le gardien (il est souvent représenté avec une clef à la main). Selon les traditions, les Morts étaient l’ombre de ce qu’ils avaient été parmi les Vivants ; seuls le sang et la conscience leur faisaient défaut. Ils demeuraient aux enfers, sans espoir de s’en échapper, et poursuivaient pour la plupart, les activités qu’ils avaient eues sur la terre, mais d’une façon triste et mécanique. Leur séjour (appelé « la plaine des asphodèles » était désolé et n’offrait aucune possibilité de vie sociale. » Ibid., p.163-164 45 « il est le dieu le plus haï des mortels et même les dieu en ont horreur » Fernand Comte, Les grandes figures des mythologies, Bordas S.A., Paris, 1988, p.100 (voir aussi L’Iliade, XX, 61) 47 du père et de son fils : « comme hélas, j’en connais, qui grilleront »(La petite, 179). L’interjection est dans ce contexte moqueuse voire teintée d’un accent de sadisme. Mais chez Beauchemin cette punition n’est pas différée : le fils voit son bourreau « léché par le feu » (Le jour, 34) et les flammes obéir aux « démons » qui logent au sein de son être, lui dirigeant le corps et l’esprit. Le narrateur est intimement impliqué dans ce « spectacle affligeant » (Le jour, 34) puisque sa participation aux folies de son père provoque sa douleur comme en témoigne ce commentaire : « Car assurément, l’enfer n’était pas moins échauffé. » (Le jour, 34) L’expérience du monde infernal ne relève pas, d’après la calcination du père, de l’imaginaire : elle est concrètement vécue par le narrateur comme une grave impasse. En outre, ce règne absolutiste apparaît comme l’antichambre de l’enfer : après la mort de sa femme, se trouvant seul face à ses responsabilités et surtout face à la charge d’élever son fils, le père Courge se transforme en despote. Craignant à son tour la mort, il sombre « dans les dernières profondeurs de l’enfer, du plus redoutable de tous les enfers. Celui paraissant parfois aux vifs cependant même qu’ils circulent encore sur la Terre. » (Le jour, 124) L’expérience de la mort, un évènement extrême, est ainsi génératrice d’une autre vision du monde, vison colorée notamment par la violence. C’est dans ce sens aussi que le texte de Soucy expose une fatidique descente aux enfers pour les orphelins : « Il paraissait monter tout droit de l’enfer sous nos pieds, enfer auquel il faut bien croire si on ne veut pas y être précipité »(La petite, 143). La narratrice se trouve avec son frère dans l’univers de Dante et dans une conjoncture sans doute en liaison avec le mystère du père: « La situation me paraît si clôturée de toutes parts que j’en arrivais à me demander si je ne serais pas mieux avisée de suivre le fil d’ariane de la corde de papa et aller m’y pendre moi aussi pour résoudre toutes les difficultés en un tournemain »(La petite, 134). L’emploi d’une expression qui fait allusion au parcours de Thésée montre que la pendaison est une solution salvatrice aussi bien pour le père que pour sa fille, une voie d’évitement permettant d’échapper à un enfer terrestre marquant un degré paroxystique du pouvoir que la figure dionysiaque renforce. 48 c- Le pouvoir abusif : 46 L’empreinte dionysiaque est inhérente aux personnages oppresseurs. En effet, le vin et l’ivresse ne peuvent illustrer qu’une soif d’absolu. Dans La petite fille..., l’univers de Dionysos est fidèlement reproduit dans ces épiphanies annuelles avec des « Fifres, flageolet et tambourin »(La petite, 60) autour du « bouc » en « fêt(ant) le vendredi où Jésus est mort. »(La petite, 87). La commémoration du Christ finit ainsi par mettre les enfants parmi « l’escorte de Silènes, de Bacchantes et de Satyres »47 accompagnant le dieu et par mettre le père au diapason de Dionysos en faisant accorder sa musique aux « mélodies discordantes et syncopées de ce dieu »48. On lit : « parfois la voix de papa s’élevait pardessus la mélodie, la chevauchait quelques instants, la tourmentait juste ce qu’il faut, et je ne peux pas vous dire, c’est horrible comme c’était beau »(La petite, 59) L’oxymore montre que cette virtuosité et ces délices musicaux ne sont pas sans faire souffrir la fille. En effet, comme une « loque pantelante », la narratrice « soufflait l’air dans les tuyaux » en pleurant « comme une madeleine »(La petite, 60). Alice est alors comme une ‘‘Ménade dans son délire bacchique, frappée de folie et se livrant à une danse de possédée’’. 49 Le père est en fait le détenteur du bien qui confère selon le dieu grec le dépassement de la mort en le tenant «emmagasiné dans la bibliothèque »(La petite, 100). L’idée de conserver et de collectionner, livres et boissons, accentue la sacralisation du breuvage. Pareillement, chez Beauchemin, la production et la consommation du vin représentent pour le père Courge une passion généreusement récompensée par la nature qui lui offre « une eau-de-vie costaude et grandement combustible »(Le jour, 7) Ce fabricant est d’ailleurs un véritable artiste en la matière, sa posture suggère l’enthousiasme de l’alchimiste qui opère dans son laboratoire pour trouver la bonne solution : « en l’officine, l’alambic chauffait et parchauffait, produisant cruches et cruches d’eau-de-genièvre, que père breuvait goulûment. »(Le jour, 127) La démesure souligne ici l’étendue des provisions et l’insatiabilité du personnage qui ne « se cuitait »(Le jour, 117) souvent que pour pouvoir affronter sa réalité et surtout « ses visiteurs chimériques ». Sa folie n’a ainsi pour égale que son penchant pour l’eau-de-vie. 46 Rappelons que dans notre perspective l’image de Dionysos va dans le même sens que la puissance de Zeus. D’ailleurs le dieu du vin sort du corps du dieu du ciel : « Zeus délivra son divin enfant du sein de Sémélé. Puis il fit une entaille dans sa propre cuisse, y plaça l’enfant et referma la cavité. Deux mois plus tard, il s’ouvrit de nouveau et donna naissance à Dionysos » Michael Grant et John Hazel, op.cit. p. 120 47 Joël Schmidt, op. cit. p. 69-70 48 Cf. Pierre Grimal, op.cit. p.12 49 Michael Grant et John Hazel, op.cit. p. 120 49 Le courroux de père fut immense. Se dressant, il grippa l’une de nos cruches et se mit en gosier nombre d’écuelles d’eau-de-genièvre. Il m’empoigna ensuite par chevelure et me remorqua dans la neige jusqu’au grand hêtre, où je fus ligoté solidement. Puis, pétri de furie, père déchira ma liquette, me laissant ventre au vent par température réfrigérante. (Le jour, 131) Cette scène d’abominable torture reflète le danger de l’apparition soudaine de l’animosité. Dans ce sens, on note que l’avidité et l’ivresse du pouvoir se conjuguent d’une manière similaire dans le texte de Soucy et surgissent en des scènes orgiaques où se mêlent la religiosité et son antithèse, la débauche : « Nous buvions jusqu’à ce que le crâne nous pète (…) Papa une fois soûl, il titubait comme un moine damné, le flageolet dans le trou et allez donc, et tout en rigolant il entrainait mon frère par la jambe et l’enfermait de force dans le caveau. »(La petite, 176). L’abus du vin marque un hiatus avec le bon sens et se double d’un abus de pouvoir qui témoigne d’un délire dionysiaque. Le fils passe à son tour pour le bouc émissaire, comme le Dionysos « métamorphosé en chevreau »50, et subit la peine de torture infligée au Juste-Châtiment. Ainsi le vin représente le promoteur voire le catalyseur d’une répression qui ne cesse de se mettre en branle dans une atmosphère joyeuse, mais hantée par la férule et l’exécration. L’intempérance et l’excitation euphorique qu’elle engendre riment avec la folie du pouvoir ou de la grandeur. En fait, l’écrivain nous montre que le frère prend le relais de pouvoir « sous l’empire tyrannique de la grâce »(La petite, 133) c’est-à-dire, par antiphrase, sous l’influence de la démence. Cette caractéristique est le seul héritage que le garçon ait reçu de son prédécesseur et qu’il utilisera comme faculté ou arme de puissance tel Dionysos frappé de folie par Héra et s’en servant comme un moyen de subjuguer les autres.51 En buvant « une rasade de bon vin au goulot à intervalles réguliers»(La petite, 131), le personnage s’inonde d’une intelligence exceptionnelle qui excède ses facultés et ses dispositions; un passage ironique (de la raison à la folie) explicité notamment par la modalisation adjectivale: « c’est sans doute de se sentir soudain si intelligent après des années de ténèbres mentales qui avait rendu folle sa cervelle »(La petite, 133). Cette contradiction met l’accent sur l’effet du vin tel que l’incarne le « dieu du vin et de l’extase libératrice (...) censé apporter le salut »52 . Substituant à la lâcheté la témérité, celle-ci devient imprudence. L’ivresse met le feu aux poudres et aboutit à une action déraisonnée, à 50 Joël Schmidt, op.cit. p. 69 Voir Pierre Grimal, op. cit. p.127 52 Michael Grant et John Hazel, op. cit. p. 120-122 51 50 répercussions calamiteuses. Le frère s’érige alors en héros, mais cet héroïsme soudain est à regarder aussi en fonction de l’atmosphère surnaturelle qui marque l’œuvre. 2- Le pouvoir transcendant : a- Le pouvoir créateur : Sans aucun doute, La petite fille qui aimait trop les allumettes est une œuvre sur le pouvoir, et le pouvoir créatif est au centre du roman. Mais explicitement, en fonction des thèmes et des relations entre les personnages, la figure du père est la première à générer une lecture biblique. A l’image de Dieu, il est à l’origine de tout ce qui l’entoure, et lui appartient. Cet amalgame porte essentiellement sur l’immanence et l’omniscience. L’être humain est, selon les religions monothéistes, l’Ancien Testament le note d’ailleurs, l’ouvrage du Tout Puissant. Notre texte attribue au père cette faculté créatrice car c’est lui qui a façonné ses enfants avec de la poussière : « moi aussi j’ai cru longtemps par la religion, que papa nous avait pétri avec de la boue »(La petite, 168). Quoique cet énoncé prouve que la croyance est désormais révolue, ce que l’on constate c’est que la religion, au sens large du mot, est la source probable où la narratrice puise ses informations. Mieux encore, comme dans les pages de la Genèse, la création est binaire, faite dans un espace et dans un temps aussi bien définis qu’indéfinis, relevant principalement de l’ordre du miraculeux. En effet, donnant la vie à un garçon et une fille, le père leur confie le sort de leur espèce. Ils sont les ultimes maillons car l’humanité doit ensuite s’autoproduire, et, on l’apprend dans le texte, la narratrice est enceinte de son frère : « non je pense plutôt qu’il nous a façonné avec de la boue quand il est arrivé ici et que nous sommes ses deux derniers prodiges. »(La petite, 31). En apparence, la narratrice ne contredit la source ni par son discours ni par les évènements dont elle nous fait part. Toutefois, l’emploi du verbe d’opinion dans une tournure emphatique et de la métaphore attributive accentuant l’affirmation dans les deux complétives trahit un accent sarcastique vis-à-vis de la fiabilité de son origine. Ceci étant, le père paraît imposer ses directives dans la maison comme Dieu dans l’univers. Père des deux personnages de l’œuvre, disposant du droit de vie et de mort sur eux, cette figure puissante est donc le dieu de toute la progéniture humaine : « c’est la moindre des choses, mais cette ombre s’étendait aussi bien au de-là, jusqu’à la terre sainte, si ça se trouve »(La petite, 119) Lieu virtuel ou lieu réel, l’espace du globe est dirigé par un seul 51 homme. D’ailleurs, l’espace des évènements dans cette œuvre est semblable à un terrain primitif comme le prouve la récurrence du terme « jardin » et la place privilégiée accordé à la végétation. Le règne végétal côtoie le règne humain et animal et le cas de ‘‘ cheval’’ est particulièrement expressif dans ce sens : « selon toute apparence papa l’avait pétri bien avant de nous pétrir nous-mêmes, mon frère et moi (...) »(La petite, 104). Mais qui dit ancienneté dit préexistence ; cette caractéristique est liée d’une façon particulière au père Courge dont la profonde connaissance et maîtrise du monde qui l’entoure suppose qu’il y règne depuis l’éternité. En fait, dans la perspective abordée par Beauchemin ainsi que par Gaétan Soucy, l’imprécision de l’âge donne au personnage la propriété d’une existence repoussant toute limite et convoitant l’éternité : « Quel âge pouvait-il compter ? Je ne saurais l’estimer, d’autant que j’ignorais le sens des nombres. Il me paraissait en tout cas qu’il était de plus en plus ancien. »(Le jour, 64) L’accumulation des époques et « la grande ancienneté »(Le jour, 113) du personnage vont avec l’idée de la consolidation et l’élargissement de l’autorité. Dans Le jour des corneilles, on relève d’ailleurs quelques péripéties qui donnent au père le statut de responsable de la vie et de la fin des autres. La provenance du fils du flanc maternel est niée car, suite à l’accouchement, le père procède avant toute chose à l’inhumation du nouveau-né. L’enterrement du fils juste après celle qui lui a donné le jour vise ainsi à effacer les données d’une naissance véridique pour instituer une autre métaphorique du pouvoir générateur. En plus, l’extraction de l’enfant de la terre et le fait de lui administrer ensuite des substances de sa préparation miment le Créateur forgeant l’être humain et lui injectant son souffle. La commémoration de cette naissance représente pour le fils un rappel de ses origines et de sa condition et parce qu’il se révolte, le rappel prend une tournure catastrophique. En effet, le père jette à nouveau son fils « en tombeau » : « père dit alors cette phrase, qui me fit entrevoir la fin de ma carrière de vif : « A présent, Fils, marche à ce trou et jette y ta personne ! »(Le jour, 132) Mais cette fois le « repos » est au fond d’un étang glacé ; et, symboliquement, le père se poste plus loin, regardant d’en haut son fils s’engloutir et mourir. Or, le sauver et le ranimer, lui faire don de la vie est une démarche qui proclame l’appartenance du fils à un unique artisan, son père. 52 b- Les puissances du mal : Tout dans les deux textes est empreint d’une vision sombre hantée par des personnages dont la perversité est incurable. L’image du prince des ténèbres se dégage avec netteté dans le portrait du père Soissons à travers ses visites au milieu de la nuit au caveau (La petite, 120). Diabolique, ce personnage symbolise en fait le côté méphistophélique de l’homme. Aussi est-il assimilé pour la dépravation au génie du mal, au serpent à sonnette qui «avait la musique dans le nœud »( La petite, 107). Séducteur ou tentateur, son outrance dans le pouvoir se dévoile notamment dans toute sorte d’abus dont les enfants sont victimes. De fait, l’héritier qui a tout copié sur son père s’avère plus pervers que lui, voire que le diable même comme le montre cette analogie inversée : « car le diable est vaniteux et jaloux comme mon frère »(La petite, 117). Le texte développe un autre thème lié au mal : c’est au milieu du caveau, dans le noir et l’oubli, là où notre protagoniste prend refuge pour s’endurcir le cœur et écrire, que se trouve un cas illustratif de la puissance atypique d’une volonté absolue. C’est cet être pitoyable qu’est le Juste Châtiment qui est une image d’endurance, la métaphore du sacrifice. Métaphore aussi de christianisme, de Jésus-Christ même par le nom qu’il porte, qui est d’ailleurs le seul dans l’œuvre à avoir les initiales en majuscule (J.C). L’image que se fait la narratrice de sa sœur nous renvoie sans doute à l’autosacrifice du Christ pour expier les fautes humaines : « Je veux dire, c’est comme si le Juste avait pris tout le silence sur elle ? même, pour nous en libérer, et nous permettre de parler (...) Elle est comme de la douleur qui n’appartiendrait à personne. »(La petite, 152) En effet, la condition de ce personnage typique de l’infériorité de l’homme, de sa subordination à une puissance qui le dépasse soulève notamment la question de l’aliénation. Sa vie condamnée, son innocence perdue expliquent en vérité son humilité : « le Juste Châtiment dans son petit tas par terre, bougea faiblement la main, et puis la tête, dans un effort pitoyable de fuite, ou de honte, comme s’il voulait gagner le mur, car il a le fond un peu craintif. »(La petite, 148) Pire encore, la rédemption se révèle impossible car si le domaine demeure en butte à l’oppression du père, la terre est aussi toujours féconde en maux. De ce fait, ce sont les forces du fanatisme et de la persécution qui dominent. Le thème de l’inimitié est d’autre part abordé à travers le mythe de Caïn et Abel. Comme dans certaines versions de cette légende, les deux héritiers se trouvent dans un espace où la force seule fait loi, aggravant de plus en plus la dissension, car une menace de mort plane sur l’univers de la fille laissée à la merci de son frère. Dans ce combat singulier, acharné et 53 sans trêve, le « faux frère » se transforme en ennemi et s’impose à sa sœur par le viol (170). Son pouvoir n’est pas seulement celui de tuer mais aussi celui de détruire moralement l’autre. Par conséquent, cette coexistence et cette disparité peuvent être analysées comme une vision manichéenne du monde et comme une réflexion sur le dédoublement ou la duplicité de l’être humain, voire son partage naturel entre le bien et le mal, la perfection et l’imperfection. Une autre configuration prend le Mal dans Le jour des corneilles où des créatures diaboliques invisibles envahissent l’esprit du père, ce qui engendre sa transformation en personnage inhumain. Ce qui importe alors de souligner dans cet univers hanté, c’est que l’action démoniaque prolifère et passe d’un personnage à l’autre, multipliant ainsi les victimes : le père tourmenté par les démons réagit en torturant son fils : Les gens de père allaient et venaient, emplissant son casque parfois pendant de longues durées, s’enfuyant ensuite comme filous, puis rebroussant encore et le possédant tel un enchaîné. Mon premier âge fut ainsi marqué par les démences répétées de père, auxquelles j’étais toujours fâcheusement associé. (Le jour, 17) L’invasion surnaturelle crée une interférence entre deux modes antithétiques parallèles à la division caractérielle des personnages : la bonté du fils et la méchanceté du père. Cette opposition entre le Bien et le Mal et la conception dualiste du monde exprimée par le narrateur donnent au pouvoir une allure délétère. Cependant, le père ne perçoit le monde que d’un seul côté, celui qui l’obnubile. En effet, toujours « en proie aux requêtes de ses démons »(Le jour, 72) discourant avec eux ou guerroyant contre leur présence, il considère les morts comme des « affiligeants » ou des « monstrueux » qui le traquent comme il voit dans son fils un de ses ennemis qui le menacent : « me considéra de son œil mauvais, comme si j’abritai en ma personne une lignée de démons. »(Le jour, 61). Ainsi, l’on comprend la cause de la virulence du géniteur à l’égard de son descendant. Pareillement, suivant son père « sans rouspète dans les tâches prescrites par ses gens »(Le jour, 17), mêlé sans le vouloir à ses excentricités, s’associant fatalement à son sort et subissant les répercussions de ses démences, le fils se révèle un second damné. Ainsi, le narrateur souffre d’«un roupil fiévreux, affreux, peuplé de songes effrayants, où le visage menaçant de père paraissait, crachant les asticots que j’avais moi-même avalés durant le jour. »(Le jour, 74) Ce tableau expressif des tourments semble chargé d’une tonalité plaintive tout comme la réapparition cauchemardesque de la réalité pénible tente, par le 54 biais de l’amplification, de traduire le poids de la tyrannie qui s’intensifie à l’ombre des croyances. c- L’emprise des rites : L’influence du père Soissons est étroitement liée à une sorte de pratique dont il est le seul connaisseur : les sortilèges et le paganisme. Ses rites, ses activités ésotériques et son âge le rattachent à la catégorie des personnages sorciers et aussi à celle des prêtres. Il a en effet les traits des uns et des autres d’autant plus que son domaine regroupe à la fois les caractères d’une église et ceux d’une demeure de fées. La domination du père tient donc à son pouvoir magico-religieux. Sa puissance acquiert du coup un aspect occulte et apeurant. Enumérant les capacités surnaturelles du père, le récit insiste sur leur caractère prodigieux tout en montrant leur profusion voire leur infinité : « Père aurait été capable de choses miraculeuses, faire jaillir de l’eau d’un rocher, changer des mendiants en arbres, confectionner des souris avec des cailloux, et quoi encore. »(La petite, 26) La multiplicité des verbes d’action et le conditionnel passé sont agencés afin de laisser entrevoir le pouvoir extraordinaire et la tonalité qui semble neutre donne à l’énoncé de la fille l’allure d’un constat assertif plus que d’un simple témoignage. L’activité intellectuelle relève à son tour du sortilège. Tout ce qui émane de lui semble sorcier même si ce n’est pas le cas : ainsi, un procédé qui relève de la science physique passe pour un tour de fée aux yeux de sa fille : « et papa avait une loupe dans les mains, c’est ainsi que ça se nomme, et à l’aide de cette loupe il captait par vertu magique les rayons du soleil (…) Papa en souriant écrivait des lettres avec ces traits de foudre concentrée »(La petite, 125). Le champ lexical du flamboiement rapproche l’acte d’écrire de la manifestation d’une volonté immanente. Mélangeant le culte des forces naturelles aux rites chrétiens, l’admiration des esprits aux pratiques païennes, le père se voue à tout et à rien. Il en va de même pour sa progéniture : alors que le fils est « barbouillé de religion », la fille fait acte d’athéisme. Mais en mélangeant polythéisme et monothéisme, en enseignant méticuleusement à ses enfants les attributs de la religion et « ce qui était dans une église en dedans comme en dehors, avec des images du dictionnaire »(La petite, 46), l’homme semble invoquer la transcendance dans son intégralité. Ancien « missionnaire au japon », quand il était « beau gosse »(La petite, 109), le père est à présent ce « prêtre qui officiait dans le caveau »(La petite, 122). Sa vie est marquée par la continuelle dévotion qui, paradoxalement, aboutit à l’impiété. En effet, « sa messe 55 secrète »(La petite, 122) autour du Juste Châtiment fait pendant à ses « pratiques secrètes » dans la chambre de l’étage : ces rituels sont une forme d’auto-culte et d’auto-divinisation. Le catéchisme du père n’obéit donc qu’à une vision personnelle qui se reconnaît dans sa force surhumaine. Quant au père Courge, c’est un personnage ébranlé, en perpétuelle recherche de stratégies de survie qui rejettent tout bon sens en se fiant à une religiosité superstitieuse. En effet, « toute différente était sa façon d’aborder les phénomènes. »(Le jour, 106), ce qui veut dire que le père n’affronte pas ses conditions rationnellement mais « il se jette à genoux, joint les mains, entremêle les doigts et commence invocations, appels, cloches et trompes. »(Le jour, 32). Le comportement erratique du père s’explique ainsi par ses convictions. Bien que la foi du père Courge ne soit pas polythéiste, sa religion fait partie des cultes païens en se vouant au principe qui lui semble présider au fonctionnement et au sort du monde, car selon lui « la déesse Lune assure le salut de toutes choses vives : bestieuses, végéteues et humaines » (Le jour, 7) Le fétichisme de la lune représente ici un « totem personnel ». Mais la dévotion et les prières qu’il lui adresse « avec force » afin d’obtenir « sursis »(Le jour, 90) ne semblent pas rassurantes. Cette voie est en fait jugée par le père insuffisante en regard de l’importance de sa quête, « aussi (...) usait-il d’un étrange manège pour retarder le moment de sa transformation en cadavre. »(Le jour, 26). Le recours alors aux formules mystérieuses est une autre mesure pour s’attirer les bienfaits des forces transcendantes afin de se rendre invulnérable. Les croyances et les pratiques dans Le jour des corneilles concourent à prolonger l’autorité. En effet, le « pendu » récupéré dans la forêt est utilisé comme un intermédiaire avec « l’outre-monde » ou comme une offrande aux puissances obscures et indéfinies. Le père organise autour de lui un repas et un rituel pendant lesquels il prescrit de rester « l’œil béant, stationnés et récitant intérieurement prières d’usages. »(Le jour, 97), ce que le narrateur juge quasiment impossible. De fait, on signale qu’à travers ces rites, le père exerce sa tyrannie en tant que maître de la cérémonie. Sa suprématie se vérifie lors de la « séance » ou de l’« exercice » (Le jour, 97) dans lequel il se révèle le détenteur des secrets de la piété : « le plus étrange est que père, lui, arrivait sans peine à pareil prodige. »(Le jour, 97). Enfin, on constate que ces croyances et les pratiques qui leur sont corollaires sont le reflet d’un complexe de culpabilité ou d’une douleur interne inguérissable. Les actes du père Soissons n’ont pour ultime but qu’un hommage à la disparue. C’est l’idée qu’on peut dégager de la valeur des « soins qu’(il) apportait au Juste-Châtiment dans le hangar à 56 bois » (La petite, 167) et ses larmes « à genoux le front appuyé contre la caisse de verre » où est ensevelie sa femme. De même, les pleurs du père Courge et notamment ses dévotions « semblaient toujours liées par même fil : toutes se rapportaient à mère, et étaient accomplies afin d’en honorer le souvenir. » (Le jour, 46-47) Bref, la croyance est une forme d’idolâtrie qui minimise la valeur des vivants et une manière de transcender une angoisse selon des stratégies servies et illustrées par le registre fantasmagorique. 3- Un pouvoir fantastique : a- Forces extraordinaires : Les œuvres de Soucy et de Beauchemin nous plongent dans un espace/temps où tout est différent. Le fantastique comme genre et comme style d’écriture traverse la diégèse de ces auteurs du fait qu’ils en exploitent quelques motifs dans le but de créer et de brosser un monde où les jeux du pouvoir dépassent le cadre du vraisemblable. D’abord, le monde de La petite fille qui aimait trop les allumettes nous fait penser à celui de ‘‘ la Belle et la Bête’’ avec les motifs de l’emprisonnement, de l’homme semblable à une bête puissante, du château fantastique, du miroir et du cheval. En fait, l’héroïne est présentée comme détenue dans une tour sans issue puisqu’elle « n’avai(t) jamais quitté (leur) domaine»(La petite, 44). Ainsi, elle est prisonnière de son père, ce « moine fou » comme la Belle est enfermée chez la Bête. C’est avec celle-ci que notre homme entretient des rapports de similitude. En premier lieu par la taille : lui est « haut comme une muraille » et sa fille est aussi petite qu’une « bambine. »(La petite, 124). L’opposition entre les deux personnages sur le plan physique montre l’infériorité de la détenue par rapport au geôlier. En second lieu, on note cette analogie sur le plan de manières et de gestes : « et il frappait avec orgueil sur sa poitrine en la tambourinant de ses poings, comme père faisait, à l’instar des gorillons.»(La petite, 132) La comparaison permet à la narratrice de souligner un pouvoir barbare dont le père fait étalage. Mais à la charnière du physique et du moral, le père semble avoir un fond morne et mélancolique caractéristique de la Bête généralement représentée comme un être défiguré mais aussi désespéré. En outre, les animaux paraissent à leur tour dotés d’une capacité inhabituelle. Le cheval de la Bête paraît attaché au père comme à son ombre : « père et cheval ont peut-être été ensemble depuis que l’éternité existe. »(La petite, 104). La dénomination dépourvue de 57 déterminant prend la valeur d’un nom propre d’autant plus que cette indication temporelle nous plonge dans une atmosphère merveilleuse : « il me regardait avec son regard inquiet, je lui racontais tout. Je vois bien qu’il souffrait lui aussi et qu’il pleurait dans ses yeux rond. Je lui dis de partir devant moi pour arriver plus vite à notre domaine et rassurer frère (...) »(La petite, 88). L’attitude de l’animal et le discours narrativisé servent ici à humaniser ‘‘cheval’’ à qui « ne (lui) manque que la parole, et encore, ça dépend de ce qu’on appelle parole »(La petite, 99). Pourvu de sentiments, accessible à la compréhension, cet être paraît le seul ami de la narratrice. Ce cheval nous situe donc sur le terrain du merveilleux d’autant plus que son aspect nous fait penser aux histoires que la narratrice lit quotidiennement et dont elle s’inspire pour recomposer un univers légendaire. En contrepartie, le texte se base sur l’amplification dans la description d’une monture extraordinaire qui produit un coup de théâtre en s’écartant du canon médiéval : « un bourdon géant »(La petite, 144). L’appellation métaphorique de la moto est régi par l’oxymore qui sert à créer un décalage entre le signifiant et le signifié. Mais pour quel intérêt ? C’est là la force de cette onomastique : dans son emploi comme onomatopée, pour accentuer le « vrombissement » de la moto. Il s’agit donc d’exagérer le bruit de la machine du bien-aimé et de le hausser à un niveau assourdissant pour qu’il puisse dominer les forces qui l’écrasent. Ainsi, la narratrice travaille le langage pour contrebalancer l’autorité qui la domine et qui la retient captive : son frère, la deuxième et principale figure du ‘‘ moine fou’’. En effet, dans ce jeu de pouvoir, cette monture, par sa rapidité et sa robustesse, paraît l’emporter sur celle du frère dont « on aurait dit un cheval en voie de se transformer en boudin blanc sous l’action d’une mauvaise fée »(La petite, 142) La moquerie à l’égard de frère et de son cheval valorise le vrai chevalier. D’ailleurs, la figure magnanime de l’amant est libératrice pour la jeune fille. Il est le seul à être ému par sa condition, à sentir sa douleur et à se mobiliser pour sa cause. Son image et son apparence héroïque, son statut de bienfaiteur donnent à l’amour une valeur prométhéenne53. Le rôle du « prince » semble être humanitaire et téméraire : « Mais vous m’avez relevée, mon prince, vous m’avez relevée. Vous m’avez calé sur vous, tout contre votre ventre, pour que je sois à l’abri de la cornemeuse de mon frère (...) je me suis sentie emportée dans un magnifique étourdissement les portes grand-ouverts en direction de votre 53 Le prince des mines par son rôle de sauveur correspond à Prométhée « le bienfaiteur de l’humanité ». Aussi sera-t-il puni comme le fut le Titan par Zeus qui « l’enchaîna par des liens d’acier sur le Caucase et envoya un aigle, né d’Echidna et de Typhon, pour lui dévorer le foi, qui renaissait toujours. Et il jura par le Styx de ne jamais détacher Prométhée du rocher » Pierre Grimal, op. cit., p. 397 58 royaume. »(La petite, 156) L’enlèvement de la bien-aimée correspond ainsi à une action de défi dont l’ampleur nécessite l’ouverture du fantastique à la mythologie d’autant plus que la passion d’Alice ressemble à l’entreprise d’Hippodamie dont le père repousse tout prétendant à cause de l’amour qu’il éprouve pour elle (comme ici le frère)54. Cependant, la puissance malfaisante abat les efforts du sauveur-prétendant : désemparé devant le spectacle d’un amour dont il est privé, l’héritier massacre l’inspecteur des mines et anéantit sa sœur : Je voyais le sang gicler rythmiquement entre vos doigts, et je sais pas combien de temps cela a pu prendre avant que vous ne cessiez tout de bon de me regarder avec tes yeux de bête qui ne comprend pas pourquoi on lui assène des coups, surpris et implorant à la fois, puis tout à coup figés comme des trous, mais j’ai déposé mon front sur votre poitrine et j’ai pleuré, j’ai pleuré (La petite, 157) La narratrice, incapable de se défendre et de protéger son bien-aimé s’inspire du corps déchiqueté pour formuler sa plainte et chercher de la consolation. Cette scène nous renvoie par son ton dramatique aux mythes amoureux ; de Roméo et Juliette à Tristan et Iseult en remontant à Adonis et Aphrodite dont l’histoire figure comme l’arrière-plan référentiel de cette tragédie. En effet, on voit dans le personnage du frère Arès écharpant, par jalousie, l’amant de la déesse du printemps et de l’amour qui, dans son effondrement, « versa autant de larmes qu’Adonis répondait de gouttes de sang».55 Tel est le sort du personnage sauveur dans Le jour des corneilles : Manon qui a dégagé le fils Courge de sa vie ténébreuse et qui représente pour lui la bouffée d’espoir. Cette figure bienveillante est exterminée par une créature fabuleuse, et la scène de sa mort renvoie au récit tragique de la fin des personnages vertueux (par exemple : Hippolyte dans Phèdre de Racine) : « Le taureau l’avait encornée ! Une bête énorme, forte comme vingt hommes ! »(Le jour, 102) Cette force surnaturelle est enfin faite pour anéantir le héros : comme dans le texte de Soucy, la douleur ressentie est cuisante : « Je souffris sur ma propre échine la charge du taureau, je pâtis en ma carcasse du heurt de la bête furieuse, je sentis mes viandes s’ouvrir et mon sang commencer à me quitter. »(Le jour, 103) Mais cette perte ne peut être réparée même si l’on constate que les puissances extraordinaires, bêtes et revenants dont l’unique défaut est encore une fois le mutisme, sont présentées comme des adjuvants, au service de la quête du héros. Alice Soisson parle déjà 54 Oenomaos, roi de Pise, cherche toute sorte d’excuse pour ne pas marier sa fille, et tue même l’un des prétendants (Marmax) pour épouvanter et éloigner les autres. Mais, devenue amoureuse de Pélops, elle réussit à fuir son père. Cf, Grimal, op.cit., p.211-212, et p. 276 55 Pierre Grimal, op.cit., p. 13 59 le langage parapsychologique en évoquant les ectoplasmes et la faveur des morts : « mais ces forces, qui sont aussi des esprits, on peut les appeler, les faire venir en tourbillons de flamme autour de soi (...) »(La petite, 58) Mais Le fils Courge connaît des revenants, les fréquente et reçoit leurs aides : Vision fabuleuse ! Spectacle incroyable ! Impensable tableau ! Le mort tenait son cœur, son cœur encore tout remuant de mouvements et de vies ! (...) En silence, me toisant au plus profond du regard, le mort me tendit doucettement son cœur, comme on tend une main secourable. (Le jour, 110) Or, cet amour ne peut, aux yeux du narrateur, ni égaler la tendresse qu’il réclame auprès des vivants ni atténuer l’inimitié manifestée à son endroit par le père. En effet, c’est ce dernier qui a le dernier mot en s’appropriant la malice de ses alliés fabuleux, ses « possesseurs », qui semblent plus forts. De ce fait, le fils reste, comme l’est Alice, prisonnier de son père, incapable de trouver une explication ou une issue à sa misère : « père me toisait comme le geôlier l’eût fait d’un reclus. Je percevais à mon pied la chaîne de son empire. Mais j’avais peine à démêler son âme. »(Le jour, 70) Mais le père ne se contente pas du fils comme « défaillante conquête », il vise haut, il porte plus loin son regard en travaillant à soumettre le corps collectif à sa puissance. b- Le modèle du conquérant : Qui dit extension du pouvoir, dit expansion du territoire, protection et nouvelles conquêtes. Dans l’œuvre de Gaétan Soucy, ‘‘ Frérot’’, la figure de l’héritier dominé par le modèle paternel, est à comparer avec un politicien prêt à mener son coup d’état avec préméditation : « écoute-moi bien. Je vais monter et, je t’avertis, si papa est décédé...tu m’entends ? Si papa est décédé... »(La petite, 15). La fonction phatique du langage, la mise en garde, la répétition et la forme hypothétique qui nous tient en haleine par la réticence, en disent long sur le caractère d’un nouveau dictateur qui n’a d’autre but que de s’emparer, à tout prix, d’un pouvoir immense. Ses visées sont mises à nu au fur et à mesure que la diégèse se développe et que la situation se dégrade. C’est au prix du trouble qu’il sème autour de lui que le frère crie enfin, à tue tête : « c’est moi qui suis papa au présent !... »( La petite, 132) Les points de suspension représentent un modalisateur révélateur du cercle vicieux dans lequel la narratrice tourne. Son ‘‘rival’’, si l’on peut dire, représente sa lignée du côté négatif du pouvoir. La mise en place du règne va de pair dans le texte avec la mise en place d’un arsenal militaire : artillerie et gendarmes semblent opérationnels. Le domaine est désormais un lieu 60 inexpugnable et la nuit connaît un spectacle dantesque : « à deux ou trois reprises, des boules de feu traversèrent le ciel (...) jusqu’au milieu du champ »(La petite, 133) Notre personnage semble tellement épris de la guerre et de la victoire qu’il substitue à la négociation avec ses envahisseurs l’arme et le feu, d’autant plus que l’affrontement est mis en place avant l’apparition de toute présence ennemie. Notre œuvre exploite le registre de la guerre et de l’armée ainsi que les caractéristiques d’Arès pour forger autour du frère un mythe et une configuration à accents guerriers56. L’empressement à se saisir de l’héritage ajouté aux préparatifs et aux stratégies pour le défendre montre le visage d’un conquérant indomptable. L’assimilation du « domaine » à un empire fait de l’entreprise du fils un projet de conquête visant en premier à chasser l’ennemi. Les composantes de la machine guerrière connaissent le passage de la fonction décorative à la fonction belliqueuse. Ainsi les « demis » qui pullulent dans la galerie de portraits (130) ne sont plus ces statues figées dans leur coin car ils servent désormais d’épouvantails : Frère en avait aligné sur le belvédère, le long de la balustrade, il les avait planté sur des sièges. Qui avec un balai dans les mains, qui un gros bout de branche, qui une pioche ou un râteau, on aurait dit à une distance, quelque chose comme un corps de garde. (La petite, 131). Les mannequins constituent une pseudo-menace adressée par notre personnage aux autres. Témoignant de son ingéniosité, ils concrétisent aussi sa disposition hostile57. « Armant ses soldats »(La petite, 131), le frère endosse l’étoffe d’un empereur vaillant et se donne l’apparence d’un commandant en chef. Le champ lexical de la consécration rime avec l’élévation du statut et de la position : « Quant à frérot, quand il en eut terminé, il se jucha jusqu’au sommet des escabeaux, un plume en guise de sceptre (...) genre couronne. Tel un roi maigre il prit place sur son trône. Le mendiant applaudit »(La petite, 137). Cette démarche mime le comportement des usurpateurs qui n’agissent que par intérêt personnel et qui aiment se faire applaudir. En se couronnant lui-même, le fils n’obéit qu’à son ambition. Cependant ce passage est traversé par une mordante ironie tournant en dérision le pouvoir fondé uniquement sur le simulacre. D’abord, il s’agit d’une cérémonie d’adoubement manquée avec un « cheval » en bois et un équipement incomplet, loin de 56 « Arès apparaît comme le dieu par excellence de la guerre. C’est l’esprit de la Bataille, qui se réjouit du carnage et du sang »Pierre Grimal, op. cit. p.44 57 On décèle dans ces objets insolites une ressemblance avec les démons qui servent pour Arès « d’écuyers, en particulier Déimos et Phobos (la crainte et la terreur), qui sont ses enfants. » (Grimal, op.cit. p.44). Aussi sont-ils de la création du personnage dans le but de susciter la panique. 61 satisfaire le souverain de la guerre58. Ensuite, l’opposition entre le registre de l’élévation et celui de l’anémie montre le ridicule de la situation : la médiocrité du frère et sa faiblesse59 se trahissent à travers les termes « maigre » et « escabeaux » insistant sur la déficience de la conquête. Ainsi Affirmant sa puissance par les ‘‘cris terribles et épouvantables’’ d’Arès, le frère, frénétique et aveuglé dans son emportement, est une caricature de ce dieu « qui n’était que violence et colère ». En fait, dénué de justice, cet être ‘‘inhospitalier n’est pas à tous les coups équitable ni triomphateur’’. D’ailleurs, on le trouvera par la suite défait et captif comme l’est parfois Arès ‘‘blessé ou désarmé et fuyant honteusement le combat’’. De même, on constatera que le frère aura le sort réservé à ce dieu ‘‘vaincu par le Destin, enchainé et emprisonné par les Aloades’’’ ou comparaissant « devant un tribunal composé des Olympiens organisé par Poséidon »60. L’image du conquérant figure dans Le jour des corneilles sous un aspect paroxystique. En fait, le protagoniste de Beauchemin envisage d’assujettir non seulement les composantes de son cadre mais surtout ses prochains. En effet, s’il possède à l’extérieur « quelque réputation, c’est qu’il s’était mesuré, en d’anciennes périodes, aux gens du village. »(Le jour, 40). Son nom, paronyme d’ailleurs du terme « courage », paraît lié dans ce contexte à sa combativité, d’où le récit des mémorables « querelles occasionnelles entre lui et les villageois. »(Le jour, 119) qui le glorifient et le présentent comme un héros. Néanmoins, la réputation acquise de ce personnage ne relève pas uniquement du domaine du passé : le travail à la perpétuation de sa gloire considérable et à l’entretien de son image terrorisante excite son animosité en approchant la société. C’est notamment sa vulnérabilité qui explique ses réactions à l’endroit du médecin, lui examinant sa fracture, ou des infirmiers, lui administrant des soins : « Père n’était pas docile. Chaque fois le garde souffrant reçut en face et sur casque savonnette et chaudron à décrassade, projetés avec force par père. »(Le jour, 44). Ce « comportement allergique » (aversion, antipathie) vis-àvis des autres est un mécanisme défensif qui souligne le refus des conditions d’infériorité ou des signes de dépendance. Mais le père attaque aussi pour détruire l’inviolabilité des villageois. Aussi, agit-il à la façon d’un brigand qui pille plus pour menacer que pour se nourrir : «père, alla un jour jusqu’à détrousser une poularde en la grangeote d’un 58 L’armement d’Arès est puissant et solide : « on le représente cuirassé et casqué, armé du bouclier, de la lance et de l’épée »Grimal, Ibid. 59 Le thème de la petitesse se renforce par le nom que porte le personnage « frérot », apparaissant comme un diminutif caricatural qui contraste avec la « taille surhumaine » d’Arès. Grimal, op.cit., p. 44 60 Pierre Grimal, op.cit., p. 44-45 62 villageois. »(Le jour, 126) Cette démarche est considérée non comme un méfait mais plutôt comme une action méritoire. Enfin, notons que la nature belliqueuse du père est d’une portée absolue. Engageant une lutte éternelle contre des ennemis abstraits, en repérant des adversaires là où il n’y en a aucune trace, ce personnage institue métaphoriquement une guerre contre le monde dans ses diverses perceptions : Père commença à mouvoir le bras tel le moulin en pleine bourrasque. Puis le voilà qui gratte l’air, et criaille, et exhibe denture, et retrousse lippe, et plisse blair. Il crache invectives et mises en demeure. Par suite il choit, roule sur le sol et assène dans le vide coups de pied et crochets. M’es avis qu’il tâtait de griffer la face et d’enfoncer le ventre de ses gens afin de les pousser à rebrousser en leur contrée de diablotins. (Le jour, 47) Comme Don Quichotte attaquant les moulins à vent qu’il prend pour des géants, le père Courge ne s’en prend ici qu’à des chimères : plus l’ennemi semble acharné et le combat s’annonce dur, plus le personnage s’imagine digne d’héroïsme. Ainsi, le zèle et la volonté de triompher dans un affrontement hallucinatoire sont deux attitudes visant à protéger l’espace cognitif et non pas l’espace réel. De fait, la paranoïa de ce personnage s’explique comme une manie de pouvoir : une peur de le perdre, un projet global de le conquérir et un désir de l’éterniser, d’où l’importance du renom dans l’œuvre. c- Un nom marquant : Dans les deux romans examinés les notions de famille, d’héritage et de descendance constituent le support du pouvoir. Si l’on considère ces œuvres comme des romans d’apprentissage, la découverte du nom serait à prendre comme la clef dans un itinéraire marqué par la quête de soi et la fouille dans le passé et dans les objets afin de comprendre et de percer son avenir. Chez Soucy, la révélation du patronyme est en somme la péripétie la plus significative dans le voyage d’Alice au pays « des étrangers » où s’accomplit la découverte de son identité. L’histoire de la narratrice de Soucy est celle du cheminement vers une prise de conscience édifiante du moment que l’auto-découverte est réalisée par l’approche consciente de l’Autre. Dans ce sens, signalons que la jeune fille est partie au village pour savoir qui elle était plutôt que pour chercher « un cercueil » : Incidemment, ce qu’il y a de curieux avec ce mot de soissons, c’est qu’il m’arrivait de repouiller un peu au milieu de mes dictionnaires, et tout coup tout à fait clairement j’entendais ce mot de soissons, qui sifflait très 63 rapidement près de mon oreille et j’avais l’impression que ce mot-là avait quelque chose à voir avec moi et faisait partie de moi dans mon matériau le plus intime plus que n’importe quel autre mot. (La petite, 68) La particularité de ce nom c’est sa sonorité. La double syllabe forme une allitération que la nasale renforce pour que ce mot ne ‘‘siffle’’ pas seulement dans l’ouïe de la narratrice mais aussi dans les endroits les plus profonds de son être. Inscrit dans ses ‘‘ dictionnaires’’, lu et relu, ce nom ne prend toute sa valeur que lorsqu’il est prononcé, articulé par la langue des autres. L’emploi du verbe ‘‘ siffler’’ n’est d’ailleurs pas gratuit. Imitant le son produit par la voix, se référant à la phonologie, la narratrice relate un phénomène de matérialisation de son nom pour lui donner une ampleur existentielle. Connu et surtout communiqué, le patronyme de l’héroïne de Soucy porte en lui les germes de toute une lignée et prouve sa continuité. Sa valeur c’est de révéler les racines et de faire revivre les ancêtres. Ceux-ci, loin d’être oubliés, ont accédé à l’immortalité par ce nom qui les identifie : La galerie de portraits, ce qui avait était le moins endommagé par la moisissure souveraine. Les images étaient soutenues par des cadres accrochés au mur (...) et sous chacun on lisait des noms différents, avec des dates qui n’avait aucun sens tellement elles remontaient loin à comparer aux dates inscrites dans notre grimoire, mais toujours cette même inscription sous chacun des portraits : soissons de Coëtherlant. Il y avait des putes aussi, et des saintes vierges, qui s’appelaient des marquises, des comtesses (La petite, 103104) Ainsi le « pouvoir du nom » est d’abord de préserver, de protéger les aïeux contre les effets du temps et de la pourriture. Si la tombe n’empêche pas la dégradation du corps humain, ces portraits gratifiés d’inscriptions triomphent de la ‘‘ moisissure’’ et garantissent l’éternité de ceux qu’ils présentent. Faisant partie d’un passé lointain, les membres de la famille Soissons sont ainsi porteurs de titres de noblesse qui constituent un héritage précieux. Aussi envahissent-ils la vie de la narratrice : Et des figures commençaient d’apparaître dans les miroirs convalescents. Un brouhaha de visages avec le tumulte qui doucement montait et des robes en voulez-vous en voilà, et des perruques, et des chevaliers (...) bientôt je n’existais plus, je n’étais plus que la mémoire de ce bal d’un autre temps et je vais vous dire, j’avais l’impression que tout cela appartenait à mon enfance la plus lointaine, si j’en ai eu une. Au sein de la foule, je sentais autour de moi les bras d’une petite, ou d’une sainte vierge, qui fleurait bon et qui se penchait vers mon oreille pour me dire des choses en riant d’un rire doux, même si je n’existais pas. Et il me semble aussi, sans que je le visse, papa n’était pas loin. (La petite, 113-114) 64 L’hic-et-nunc semble se confondre avec un passé indéfini. Le seul repérage par rapport à la situation d’énonciation : « je vais vous dire » (déictiques personnels « je, vous » et le futur périphrastique connectés au moment de l’énonciation) marque un embrayage qui implique le lecteur dans un arrière plan défini par l’imparfait. Cet imparfait de description l’emporte d’ailleurs sur le seul emploi du passé composé utilisé dans une présupposition : « si j’en ai eu une ». Ainsi le présent de l’écriture ou de la lecture est contaminé par l’‘‘enfance la plus lointaine’’ de la protagoniste pour nous amener dans ce « bal d’un autre temps », dans le milieu où évoluaient le père et la mère. D’ailleurs, le procès narratif implique la coïncidence de la mémoire de la narratrice avec le temps du «miroir» et ce qu’il reflète. De ce fait, la transposition d’une époque à une autre souligne le pouvoir attractif du milieu originel. Elle y retourne et y passe ses plus beaux moments. Incapable de se libérer de ses souvenirs et de ses origines, la jeune fille montre au lecteur les raisons de cet attachement. En effet, dénuée et sans secours, rêvant d’un ailleurs, l’héroïne trouve dans la cour un milieu propice à sa quête d’évasion : l’harmonie familiale et le bonheur aristocratique. De la même façon, la vie de la narratrice est soumise à un système hiérarchisé et codifié. En effet, cette famille est régie par des lois et des règles qui se transmettent de père en fils. Le désordre que la deuxième partie du texte nous suggère entretient un rapport étroitement lié à ce thème. Deux héritiers face à un énorme butin, voilà le moteur de l’action. La trame du roman est ainsi ciblée selon deux attitudes, deux mouvements contradictoires. D’un côté, la narratrice qui incarne la sérénité et la stabilité du pouvoir : sa posture, la position de son corps, son environnement et sa psychologie suggèrent l’équilibre et le calme : « je m’étais assise bien en face du corps sur une chaise (…) Je me tenais les épaules bien dressées, le dos comme une barre, comme il est prescrit que doivent faire les comtesses »( La petite, 118) Ce vis-à-vis avec le père, l’installation sur sa chaise, la prise en compte des convenances et la méditation sérieuse sur les obligations connotent une conscience aigüe de la charge à assumer. De même, cette jeune fille a l’intention de rompre avec l’agitation de son prédécesseur en vertu de sa position droite sur le siège. Ayant pour enseigne l’ordre et la paix, le règne de la narratrice semble l’emblème de la stabilité et de la perpétuité de ses origines et de sa descendance : « et nous habiterons ici dans cette salle de bal, et dans les tours aussi, et dans les dépendances que nous choisirions (...) »(La petite, 178). Choisissant le milieu où règnent ses aïeux, affirmant sa volonté et son pouvoir sur son héritage, la narratrice interpelle le lecteur afin de lui communiquer son droit de propriété qui sera 65 transmis à sa fille. Le règne qu’elle incarne est l’antithèse même de celui du frère qui installe la loi de la force. Toujours est-il que la fréquentation des autres (comme nécessité) conduit principalement à la reconnaissance de soi, ce qui relègue l’objectif de nouer des relations avec le groupe social à une place très secondaire. Dans le roman de Beauchemin, il s’agit du même fil conducteur : partir au village pour combler une faille ; trouver un secours. Le départ du fils Courge autorise plusieurs découvertes se rapportant à son être dans sa totalité (identité, nature, corps, sentiment,...), mais la révélation du nom compte pour la plus importante puisqu’elle est métaphorique de résurrection, synonyme d’illumination et instauratrice de la réalisation du Soi : J’appris le nom de père, puis celui de Manon, et ce fut pour moi comme si ces personnes commençaient à vivre véritablement : je les vis pour la première fois. Je toisais en ces noms-là comme je toisais en miroir ma face délivrée de ses crasses : ce fut révélation et saisissement. (Le jour, 43) Cette fascination et cet émerveillement traduisent l’envoûtement : désormais, l’entité du personnage se confond avec l’écho sonore de son appellation, principal truchement de sa réalité : « cette ineffaçable mélodie (...) résonnait en ma personne comme l’aurait fait le son de mon prénom »(Le jour, 110) Mais le narrateur est entraîné vers le repérage des indices qui expliquent les fondements de l’aura de son ancêtre en constatant qu’il « était connu au village et que toutes les personnes étaient au fait de l’adresse de (...) la cabane des Courge» (Le jour, 40). La gloire au-dehors est certainement signe incontestable d’influence. Enfin, une telle prise de conscience est de portée existentielle : elle annonce le déclenchement d’un processus de recherche portant sur les origines (l’histoire des parents, la raison de l’isolement et de la haine des villageois, la signification de sa différence, la valeur de son entité, le lieu de l’amour, etc.) II- Interférences avec l’Histoire québécoise : La puissance que nous révèlent les narrateurs est sans limites : l’influence du père, les caractères de son empire et les souvenirs qu’il a gravés dans chaque portion de l’être de ces enfants représentent un moyen de faire perdurer son ascendant. Ces écrits se consacrent en fait à la célébration d’un être mémorable et pérenne dont l’image peut être analysée comme un mythe à plusieurs versions. Ces fictions symbolisent en vérité les forces aliénantes qui peuvent accabler l’individu et le poussent à se révolter. Ainsi, Gaétan Soucy et Jean 66 François Beauchemin procèdent à une approche audacieuse de ce que l’Inconscient individuel ou collectif ne fait que refouler pendant un demi-siècle : l’autorité irréductible dont le franchissement est la première action de l’écrivain québécois depuis plusieurs années. Mais poser l’écriture comme une puissance concurrente des instances de pouvoir fait de la dualité « pouvoir et écriture » le présupposé inhérent à la littérature qu’on peut qualifier de révolutionnaire. Par la concentration sur ce thème de pouvoir, La petite fille qui aimait trop les allumettes et Le jour des corneilles éclairent sur le contexte dont ils proviennent et qui ne peut être que particulier pour justifier et inspirer ce thème. Certes, ‘‘Le livre est miroir de son temps’’, c'est-à-dire révélateur de la réalité et fidèle aux conjonctures. Mais Soucy propose un « grand miroir lépreux », un objet altéré dont les reflets seront différents de l’original, ce qui invite à aller au-delà du sens littéral dans la lecture de l’œuvre. En effet, personnifié par métaphore adjectivale, ce « miroir » revêt une dimension parabolique : symbolisant la portée du roman, il nous renvoie expressément à un monde ancien mais surtout décadent. C’est le vieux Québec, qui depuis sa mise au jour jusqu’à l’avènement de la Révolution Tranquille, est sujet à un processus de dépossession, de déportation et de forclusion ; tout comme le citoyen canadien français qui subit toutes sortes d’humiliation et d’aliénation. Le roman de Soucy qui s’annonce résolument métaphorique du Québec61, traite de tous les problèmes et défauts qui ont touché chaque membre d’une société dont l’irrémédiable tare est la perte de son identité. L’ensemble des thèmes de l’œuvre s’organisent autour de cette idée directrice, n’en prenons pour exemple que l’hésitation de la narratrice sur son sexe et ‘‘la difficile affirmation de son identité’’, comme chaque Québécois d’ailleurs. L’emploi métonymique du miroir (étant lui-même miroir du livre et de l’univers en question) montre que la « desidentification » est le processus principal qui s’exerce en tout temps dans le monde ciblé. Cette idée est soulignée à travers la description du miroir qui « ne renvoyait plus de couleurs, c’est un lot de miroirs malades. Tout y rebondissait en noir et blanc et cendré, avec une saveur sèche de révolu. »(La petite, 112) L’analyse sémantique qui tient compte de la récurrence et de la valeur anaphorique des unités lexicales montre l’insistance sur les notions d’ancienneté, de ternissement, d’aridité. Ces caractéristiques, aussi bien concrètes qu’abstraites, renvoient directement à leurs contraires (occultés) qui forment un réseau lexical comportant notamment les concepts de prospérité et de vivacité dont l’effacement est très significatif. La pâleur de cette glace est alors emblématique du monde qui baigne 61 Voir Aurélien Boivin, « La petite fille qui aimait trop les allumettes ou la métaphore du Québec », Québec Français, N°22, été 2001, pp. 90-93 67 dans la douleur. C’est un monde dégénéré à l’image du pays et de la terre habitée qui, désormais dépourvus de leur aspect originaire, n’enchantent pas l’écrivain. Par ailleurs, de cette description qui cultive le détail avec, pourtant, un style concis on peut déduire que ce tableau rapproche le produit du miroir ou le contenu du texte d’un vrai film en noir et blanc : un produit du passé, racontant le passé. Est donc mis en relief le sens de l’image qui semble en décalage avec la réalité immédiate. C’est un monde privé de bonheur et nostalgique de la beauté qu’on distingue par le truchement du symbole et de du recul. En fait, le plus significatif est que le miroir fait abstraction de ce qui est en cours en « réfléchiss(ant) non pas le présent du maintenant actuel de la salle, mais les visages de sa mémoire la plus reculée, comme quand le mort saisit le vif»(La petite, 112). La paronomase (‘‘miroir’’, ‘‘mémoire’’) sert à mettre en valeur la métaphore obsédante du temps : il s&r...
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