Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647 (commentaire)
Publié le 11/04/2012
Extrait du document
«Lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous sommes portés à aimer quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection qu'un défaut qui nous attire ainsi à l'amour, toutefois, à cause que ce peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion avant que d'avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous sentons émus. «
Questions
1. Dégagez l'idée essentielle du texte et faites apparaître les différentes étapes de l'argumentation.
2. Comment Descartes explique-t-ill'origine de la passion amoureuse ?
3. Sagesse et passion peuvent -elles s'accorder ?
«
Descartes est d'abord illustrée par un exemple personnel, puis explicitée à
partir
d'une généralisation réfléchie de cet exemple.
Structure du texte
• Une première étape, exposant l'exemple, couvre à peu près la moitié du
texte (jusqu'à :
«je n'en ai plus été ému >>) :Descartes y évoque d'abord un
amour d'enfance et souligne
le rôle de l'associa tion originaire entre le sen
timent d'amour, suscité par la jeune fille, et l'impression liée à une carac
téristique de cette jeune fille (le
fait de loucher).
• Une deuxième étape évoque la propension qu'il a eue à aimer des
femmes qui louchaient, tant qu'il n'avait pas pris conscience de cette asso
ciation.
Cette étape, qui explicite et généralise le sens de l'exemple proposé,
comporte elle-même deux
temps:
-dans le premier temps, Descartes revient sur le mécanisme d'association
qui, généralement, tend à susciter une inclination préférentielle;
-dans le second temps, il en appelle à une maîtrise des passions, essentiel
lement par
la mise en œuvre d'une retenue liée à un souci de prise de
conscience et de réflexion.
2.
De fait, le texte caractérise une tendance à aimer pour certains motifs
plutôt qu'une origine générale de toute passion amoureuse.
La fin du texte,
se référant au pouvoir de retenue et d'examen dont tout homme dispose,
en appelle non à une négation de la passion, mais à
un consentement
réfléchi, excluant tout abandon
aveugle.
La vie affective de l'homme apparaît
ici
tout à la fois comme tendanciellement soumise à des mécanismes
d'association (que plus tard Freud et
Pavlov, chacun à sa manière, souli
gneront) et potentiellement
maîtrisée par le pouvoir de réappropriation de
l'esprit.
Une première expérience vécue, référence originaire, lie un sentiment
s'adressant à la totalité
d'une personne, et la valorisation d' un détail (ici le
fait de loucher) qui lui est graduellement associé.
Ce n'est pas, bien sûr, ce
détail qui suscite l'amour, car il n'est remarqué et valorisé qu'en raison de
l'association elle-même.
Plus tard, lorsque tout semble oublié, la seule
perception du même détail, par le pouvoir d'évocation qu'elle comporte,
tend
à susciter une inclination amoureuse.
À celle-ci, selon Descartes, le
sujet peut résister.
Puissance de la conscience, auto-examen, libre-arbitre
suspendent l'emprise de l'inclination amoureuse, la passion à venir étant
alors dans le pouvoir de la volonté elle-même.
3.
À la passion se trouvent associés généralement le tourment et l'agi tation,
alors que la sagesse semble impliquer la sérénité.
Une certaine figure du
sage, communément répandue, le présente comme insensible aux excitations
sensibles et affectives, capable de transcender toute dérive passionnelle.
Pourtant , cette apparente opposition de la passion et de la sagesse n'exis te
pas, telle quelle, chez les philosophes rationalistes les plus souvent cités.
Descartes, auteur d'
un traité intitulé Les Passions de l'âme, ne songe ni à.
»
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