Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647.
Publié le 18/03/2015
Extrait du document
La fille louche
Les objets qui touchent nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties
de notre cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet
cesse d'agir; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à être
pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble au précédent,
encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par exemple, lorsque j'étais enfant,
j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche; au moyen de quoi, l'impression
qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés,
se joignait tellement à celle qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi les passions
de l'amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais
plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce
défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que
j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été
ému.
Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647.
«
132 Les sortilèges des passions
Il
y a le premier amour, et cette surprise d'un sentiment
inconnu, que précédait peut-être une rumeur confuse, ou une
image d'abord mal comprise, véhiculées par les mots des
conversations ordinaires.
Une rencontre trouble lorsqu'elle
fait naître un sentiment qui engage la conscience et son juge
ment intérieur.
L'impression ressentie lors de la présence de
l'être aimé est à la fois effet du sentiment qui lui préexiste, et
source d'émotions singulières.
Dans le sillage de la rencontre,
le paysage se fait lui-même atmosphère affective.
C'est que la
naissance du souvenir et du sentiment qui l'habite en gagne
les contours.
L'absence s'y déchiffre et prend valeur secrète.
Un horizon s'offre à l'attente: l'amour éveille les choses à leur
faculté de prendre sens, et d'émouvoir.
Une image, un détail
qui évoque et attendrit, toute circonstance associée peut alors
raviver
l'impression première.
Elle louchait.
L'émotion de l'amour mettait en jeu, si l'on
peut dire, la totalité de l'être aimé, sans relation particulière
avec un tel défaut, fondu dans le charme indistinct d'une pré
sence.
Simplement, le fait de loucher, détail singulier, lorsque
Descartes y prêtait attention, était associé à l'émotion de
l'amour, sans en être séparé d'abord.
Les rencontres réitérées
allaient faire de cette association la source originale des émo
tions à venir.
Les années ont passé, comme l'épisode lui-même,
moment révolu où s'offrait le «vert paradis des amours
enfantin es ».
Reste alors l'étrange émotion chaque fois que Descartes ren
contre une personne «louche ».
Le détail cette fois-ci est
séparé du contexte qui suscitait d'abord le trouble, et il
trouble pourtant, sans que la conscience puisse en rendre
compte.
Le pli est pris, et par association, les « yeux égarés »
suscitent l'émotion en restituant de façon voilée l'atmosphère
d'une secrète tendresse.
Il y a comme une constante affective,
une disposition inscrite dans l'intériorité, trace vive d'une his
toire personnelle.
Elle fait irruption dans le cours quotidien de
l'existence chaque fois que celle-ci est de nature à la réveiller
par le pouvoir qu'elle a d'évoquer le passé.
Et Descartes
d'avouer qu'il subissait alors comme un sortilège, n'étant ni
maître de ses sentiments, ni conscient de ce qui les détermi
nait: «je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela».
Le pli évoque la marque laissée par le passé, mais aussi la
permanence relative de cette marque, et la propension qu'elle
détermine à la faire renaître.
Dans une lettre à Arnauld, Des-.
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