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Dans une de ses «Lettres à Angèle» (1898-1900), reprises dans Prétextes, André Gide conseille à un poète de se méfier d'«une idolâtrie grave, que certains enseignent aujourd'hui» et qui est «celle du peuple, de la foule». Et il ajoute un peu plus loin que «la communication (avec les foules) ne s'obtient que sur les points les plus communs, les plus grossiers et les plus vils. Sympathiser avec la foule, c'est déchoir». Et il s'objecte sans doute à lui-même qu'il y a des cas où la créati

Publié le 29/01/2011

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« aspirations des masses n'en est jamais issu par une mystérieuse osmose ; même si l'on admet des créationscollectives et parfois spontanées, il faut toujours supposer à un moment donné l'apparition de problèmes de métier,d'exigences techniques avec leur mélange de tradition et d'innovation. II Ce sur quoi Gide met l'accent : les exigences des artistes Les artistes qui se dressent contre une certaine démagogie romantique tendent volontiers - et c'est le cas de Gideici - à se poser en aristocrates qui insistent sur le côté savant et complexe de l'art. 1 Les exigences techniques.

Face aux écrivains qui mettent la Vie au centre de la création littéraire, se situent ceux qui font passer avant tout les exigences rationnelles de l'Art : Malherbe, Boileau, parnassiens et symbolistes,etc.

Pour tous ces derniers, «c'est un métier que de faire un livre comme de faire une pendule» (La Bruyère, Caractères, I, 3).

Il découle de ce principe une attitude volontiers aristocratique : l'artiste, étant un spécialiste, «méprise» le non-spécialiste ; il ne consent à discuter qu'avec des initiés ; en somme son art s'affirme comme unduel contre un public auquel il doit imposer ses goûts (Horace : «Odi profanum vulgus et arceo» Odes, III,I, 11 ; Du Bellay : «Rien ne me plaît, fors ce qui peut déplaire/Au jugement du rude populaire»). 2 Les complexités psychologiques.

Face aux écrivains qui acceptent la simplification de leurs personnages et de leurs sentiments pour obtenir une communication aussi large que possible se situent ceux qui voient avant tout dansla littérature un moyen d'explorer les tréfonds de l'âme humaine, ses méandres, ses ruses, même si cette explorationne répond pas du tout aux exigences présentes d'un large public : depuis les troubadours courtois jusqu'à JulienGracq, en passant par les poètes lyonnais du XVIe siècle, les précieux du XVIIe siècle, Marivaux et Laclos au XVIIIesiècle, Stendhal ou Gobineau au XIXe siècle, Proust et Gide lui-même au XXe siècle, etc., toute une tradition, assezspécifiquement française, se voue, avec un dédain parfois involontaire, mais réel pour l'homme moyen, à une quêtedes complexités intérieures qui les éloigne évidemment de ce qui est susceptible de toucher une foule en proie à degrands élans, parfois généreux, sans doute, mais relativement élémentaires.

Et qu'on ne dise pas que ces écrivainssont nécessairement «réactionnaires».

Un Laclos ou un Stendhal dénoncent la corruption des sociétés où ils vivent,mais estiment qu'ils n'ont pas à trahir les exigences de la recherche de soi en faveur d'un public dont la culture leursemble se dégrader. 3 Danger.

Cependant, cette attitude risque de réduire l'art à un art pour initiés, à la «petite chapelle» étroite et sans air.

A force de s'affirmer contre le goût des multitudes, on aboutit à un «art alexandrin», érudit, raffiné,insistant sur la technique et par conséquent sur la forme, préférant généralement les petits genres un peu bizarres(Baudelaire n'affirme-t-il pas que le Beau doit être bizarre ?) et compliqués aux grands genres pleins de puissance etde souffle (exemples à développer un peu : les Grands Rhétoriqueurs de la fin du moyen âge, Banville, Gautier, etc.).Ainsi coupé des multitudes, l'art s'expose à la stérilité, démon qui ne cessera de hanter, par exemple, un Baudelaireou un Mallarmé. III Discussion : l'art comme conscience des besoins d'un peuple C'est pourquoi il est impossible à un art qui veut être un grand art de ne pas tenir compte des goûts du public leplus large, le plus populaire, au meilleur sens du terme. 1 Distinction des mots foule, public et peuple.

Gide semble volontairement confondre ces trois mots.

Une foule est totalement inorganique, non structurée, sans conscience d'elle-même autrement que pour des élans collectifs dugenre de la peur, de la haine, de l'enthousiasme, etc.

; un public connaît déjà une certaine homogénéité autourd'une certaine attente artistique ; un peuple se définit avec beaucoup plus de précision par des donnéeséconomiques, sociales, culturelles, est divisé en classes, éprouve de grandes aspirations, est en quête permanentede son âme.

C'est pourquoi, si l'artiste se méfie de la foule, et même parfois du public, il lui est en revanche difficilede se désintéresser de l'opinion réellement populaire.

Pratiquement la seule consécration qui touche vraiment unartiste est le succès auprès du public le plus large.

Des artistes aussi exigeants que Malherbe et Boileau veulent rester en contact avec le peuple.

Malherbe est soucieux d'établir la liaison avec lui quand il renvoie ses écoliers auxcrocheteurs (= portefaix) du Port-au-Foin, disant que «c'étaient ses maîtres pour le langage».

Molière se moque duspectateur arrogant qui dit tout haut en haussant les épaules : «Ris donc, parterre ! ris donc !» (Critique de l'École des Femmes, sc.

V.).

On peut se demander si les Stendhal et les Vigny n'ont pas tourné le dos au peuple parce que celui-ci n'a pas fait les premiers pas.

Cette ambition n'est pas pure affaire de vanité, mais répond très profondémentaux exigences de l'art.

En effet l'artiste prétend toujours plus ou moins être «l'écho sonore» (Hugo, Feuilles d'automne, I) qui offre aux foules de sa génération une image consciente de ce qui, chez celles-ci, est idée ou aspiration inconscientes.

En fait, les grands écrivains ne flattent pas les désirs d'une multitude, ils ne lui tournentpas le dos non plus, mais ils lui disent ce qu'obscurément elle attend qu'on lui dise ; parfois ils la forcent à en prendre conscience (c'est en ce sens que Gide n'a pas tort de parler de«duel» et d'une certaine défaite du public).

Toute grande oeuvre est sans doute la réponse claire à une questionobscure : cette question, c'est le peuple qui la pose sans peut-être le savoir, et l'écrivain est là pour lui répondre.Ainsi on ne peut dire que Camus, dans L'Étranger; ait cherché à flatter un public quelconque, mais le succès vraiment populaire de ce roman s'explique parce que l'auteur offrait aux hommes de 1942, en proie aux multiplesinterrogations de la guerre et de l'absurde, ce symbole vivant que constituait Meursault, modeste héros du silence,du courage et de l'honnêteté intellectuelle. 2 C'est pourquoi dans l'histoire littéraire, les Écoles vraiment marquantes n'ont jamais pu tourner totalement le dos. »

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