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Crépuscule D'Apollinaire

Publié le 16/09/2006

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apollinaire

Introduction :

     Ecrit en 1909, le poème Crépuscule  apparaît dans la revue Les Argonautes en même temps que Saltimbanques. Ce poème est dédié à Marie Laurencin, peintre et décoratrice française. Elle publia des poèmes, notamment Les Marges et c’est par la poésie qu’elle fit la connaissance d’Apollinaire et de Picasso. De cette rencontre naîtra avec Apollinaire une liaison aussi passionnée  que tumultueuse qui dura de 1905 à 1912.

    Dans le recueil  Alcools, Crépuscule est situé entre « Chartre « et « Annie «. Comme « Chantre « Crépuscule est un poème très mystérieux et comme « Annie « il évoque un personnage féminin et un amour impossible. C’est un poème élégiaque qui s’inscrit dans le cycle rhénan. Le poème se compose de cinq quatrains d’octosyllabes à rimes placées un peu au hasard d’une strophe à l’autre. On note l’absence de ponctuation, car seul le rythme du vers suffit. Le titre est marqué de prime abord par le déclin du jour et donc par la mort, ces éléments renvoient  peut-être à cet amour perdu avec Marie Laurencin. Le cadre de ce poème est indéfini, le temps est un présent qui confère à la scène un caractère atemporel. Nous verrons par quel procédé Apollinaire parvient-il implicitement à évoquer ses propres sentiments  tout le long du poème et  comment le mariage d’éléments contraires préside à la structure du poème. En effet, ce poème présente un monde fait de vie et de mort ; de jour et de nuit ; de lumière et d’ombre ; de grand et de petit ; de féminin et de masculin ; de jeunesse et de vieillesse…Ce va et vient dialectique a pour contexte le déroulement d’une fête foraine qui se situe à mi-chemin entre la réalité et le rêve.

 

Premier quatrain : Le souvenir de l’amour perdu : l’arlequine personnage complexe

Tout d’abord, nous pouvons dire que le titre instaure la tonalité du poème puisqu’il évoque l’heure indécise entre le jour et la nuit. Etymologiquement le terme crépuscule vient de crepusculum qui signifie : douteux, incertain. Cependant nous pouvons mettre en parallèle le crépuscule avec l’aurore qui représente également ce moment entre le jour et la nuit, entre la lumière et les ténèbres. Seulement l’aube produit le jour, le soleil et la vie tandis que le crépuscule lui s’achève dans la nuit, l’ombre et la mort. Apollinaire privilégie ainsi le crépuscule à l’aube et nous plonge dans un univers morbide, ce choix met en évidence un des thèmes récurrents de la poésie d’Apollinaire ; celui de la mort.

La première strophe nous présente l’un des deux protagonistes : l « arlequine « qui « est frôlée par les ombres des morts « (vers 1) .Cette description renvoie au titre du poème, car ce premier personnage  qui fait partie du monde des vivants est en contact avec celui des morts. .  Nous avons un effet redondant dans l’image « par les ombres des morts « (vers 1) car  l’ombre est le symbole de la mort. L’image de l’ombre est également associée à l’errance, au voyage sans but et  en même temps aux souvenirs passés.  Ainsi  l’arlequine et le jour qui « s’exténue « (vers 2) sont gagnés d’éléments liés à la mort et à la morbidité. Entre le vers 2 et le vers 3 nous avons la présence d’un enjambement « sur l’herbe où le jour s’exténue/ l’arlequine s’est mise nue «, cette scène donne à voir l’arlequine inerte dans un décor de nature, comme une image figée. Les deux premiers vers lui confèrent un caractère complexe puisqu’elle repose sur un élément naturel qui symbolise la fécondité : « l’herbe  où le jour s’exténue « et où elle est « frôlée par les ombres des morts «. Elle est censée représenter la féminité, la fécondité, la vie,  or elle est comme condamnée à cause de tous ce qui l’entoure. Elle est peut-être contrainte à la perte de sa vie, de sa fraîcheur, pour défraichir dans cet univers verdâtre. Mais un autre détail permet de lui attribuer  cette personnalité ambivalente : sa nudité. Car elle est présentée comme étant une arlequine, or les arlequins sont vêtus ordinairement d’un costume très coloré, mais elle est « nue «.A travers tous ces éléments nous pouvons constater qu’elle incarne absolument le personnage énigmatique.

       Toute cette scène se déroule pendant la tombée du jour et l’inertie  de ce portrait fait référence au temps mort. C’est une image sans action que nous offre le poète car l’arlequine est statique. De plus, le rythme des vers contribue à cette léthargie. Les allitérations en [L] produisent  un effet de langueur et un rythme plutôt lent. Nous pouvons dire que cette première strophe ressemble à un tableau car ce que nous présente Apollinaire est le portrait d’une arlequine figé.

 Au vers 4 l’arlequine «  dans l’étang mire son corps «. L’eau pour Apollinaire a une valeur symbolique,  elle incarne la féminité, puisque l’image de la femme aimée qui disparaît est selon lui est associée à la représentation de l’eau qui coule. Nous pouvons donc supposer que ce portrait évoquait par Apollinaire est  le souvenir d’une femme aimée (Marie Laurencin). En effet le thème des amours morts et des souvenirs sont des sujets souvent exploités par l’auteur et s’insèrent dans la thématique de la mort. Comme nous avons pu le constater Apollinaire présente dans ses poèmes l’image de l’amour par des connotations morbides et macabres : «les ombres des morts « (vers 1), «s’exténue « (vers 2). Quant au souvenir, il n’est jamais associé au bonheur et s’insère également dans le thème de la mort. Dans ce vers 4 l’arlequine se regarde, se contemple dans l’eau de « l’étang «. Or, le miroir dans lequel elle se dévisage est fait d’eau stagnante et représente l’eau de la mort. Le thème de l’eau de mort est cher à Apollinaire on le retrouve dans La chanson du mal aimé,  L’émigrant de landor road, La Loreley. Cette scène fait écho au mythe d’Ophélie qui dans la tragédie de Shakespeare Hamlet, devient folle et meurt en se noyant. Se mirer dans l’étang est une invitation à la mort. Et l’eau de l’étang qui est une eau  stagnante évoque celle des fleuves infernaux : le Styx (fleuve qui mène aux enfers) et le Léthé (ruisseau del’oubli) qui apportaient l’oubli aux âmes des morts. En mirant l’étang, l’arlequine tente peut-être de se remémorer un souvenir ou de l’oublier. De plus, l’expression du souvenir se renforce avec la représentation d’une attitude qui, chez le poète, lui est souvent associée : le regard en arrière afin de contempler son passé mort. Cela fait penser à la légende d’Orphée. Cette fixation du passé par le regard détourné se retrouve souvent dans Alcools. Le poète se tourne vers un passé malheureux qui évoque généralement la femme aimée et perdue à jamais. On comprend l’importance que revêt le motif insistant du souvenir car il résume l’un des grands aspects de la poésie d’Apollinaire, car le souvenir ne meurt pas et le chant élégiaque célèbre cette contemplation du passé mort mais intact.

       C’est également une scène narcissique car la jeune femme se contemple, et le miroir est en rapport avec la coquetterie de la jeunesse et  fait référence au mythe de Narcisse. L’eau est un élément antithétique car il est en même temps un élément  inquiétant et à la fois lié à la coquetterie.

Enfin, cette première strophe dresse le tableau des sentiments d’Apollinaire face aux souvenirs et toutes ces références macabres amplifient le chagrin de l’auteur.  Cette scène se déroule dans un contexte de tristesse, la consonne fricative, ainsi que les liquides [L] et les assonances en [o] accentuent cette  mélancolie « frôlée par les ombres des morts «comme si l’auteur tentait de faire percevoir au lecteur le  frôlement. Tout ceci crée un son lent et lourd, une atmosphère pesante qui rappelle le chagrin. Les liquides(L)  font également référence à l’humidité, à l’eau. L’absence de ponctuation est substituée au profit d’un jeu phonique dans cette première strophe, qui  crée un effet musical et contribue à la structure du poème élégiaque. Apollinaire joue avec les sons, dans  cette première strophe nous avons des rimes embrassées et chaque vers possède sa propre sonorité :

Vers 1 : « frôlée par les ombres des morts «on retrouve l’allitération en [L] mais aussi une assonance en[o]. Vers 2 : « Sur l’herbe où le jour s’exténue « présence des assonances en [u] et [ou].                                             Vers 3 : « l’arlequine s’est mise nue « les voyelles [i] produisent un son aigue.                                                                 Vers 4 : «  Et dans l’étang mire son corps « une assonance en [an].

C’est une vraie mélodie qui se dégage de cette strophe comme en musique.

STROPHE 2 : L’illusion d’un dépassement.

  La deuxième strophe s’articule en deux mouvements, un premier qui paraît plus dynamique aux vers  5 et 6 avec l’arrivée du charlatan. Le second mouvement est plus statique, et  traduit peut-être la nostalgie du poète face aux souvenirs aux vers 7 et 8. L’action est mené avec l’entrée en scène du « charlatan crépusculaire «, qui « vante les tours que l’on va faire «on a la présence d’un enjambement qui produit et donne à voir une image celle du « charlatan « personnage de foire. Cependant le mouvement donné par ce personnage est vite oublié pour revenir à l’intention première : l’état d’âme du poète représenté par un monde triste et ténébreux. Dans cette seconde strophe, celui qui inaugure le spectacle est un «charlatan crépusculaire «, il s’agit d’un personnage de foire mais surtout d’un homme qui se retrouve au déclin de sa vie. Ce thème de la mort est omniprésent dans l’œuvre d’Apollinaire, c’est un sujet qui le hante. Ce personnage incarne donc la mort, la fuite du temps qui passe. Ensuite aux vers 7 et 8 nous avons la présence d’un champ lexical lié au monde céleste : « le ciel, constellé, d’astres «et d’un enjambement. Mais ces éléments sont vite rattrapés par la mort puisque le « ciel « est « sans teinte «, et que les « astres «  sont «pâles comme du lait «.Ces composants sont d’une pâleur maladive, et cette énumération qui renvoie au monde céleste fait penser à une fuite du poète vers le haut. Cette ascension se traduit par une lutte du poète contre le temps, la fuite du temps et de la mort. Comme si celui-ci recherchait une sorte de refuge pour apaiser ses maux terrestres. Et tous ces éléments sont liés à des termes antithétiques, car le « ciel est sans teinte « (vers 7) c'est-à-dire sans couleurs, il est  noir et renvoie encore aux ombres, au crépuscule ambiant de ce poème. Le ciel est « constellé d’astres pâles « (vers 7/8) or, habituellement les astres brillent, scintillent et  rayonnent  dans la nuit, ils perdent de leur luminosité seulement avec le lever du jour. Les étoiles sont quant à elles comparées à du lait, plus précisément à  la voix lactée. Toutes ces images évoquées sont en contradiction avec leur valeur habituelle, car en effet le poème se structure sur une dialectique des contraires.

Enfin, nous pouvons ajouter qu’Apollinaire puise dans les ressources des sonorités, on a la présence d’allitérations en [L] et en [T] dans cette seconde strophe qui crée une certaine musicalité : «  Un charlatan crépusculaire/vante les tours que l’on va faire/le ciel sans teinte est constellé/d’astre pâles comme du lait. «Le dynamisme des vers  5 et 6 est en rupture avec les vers 7 et 8, grâce à l’action du charlatan puis renforcé avec les assonances en [aire] et [an]. Et comme nous l’avons explicité pour la strophe une, il s’agit bien d’un poème appartenant à la veine élégiaque, puisque nous avons encore dans cette seconde strophe des éléments qui reflètent l’état d’âme du poète épris d’une profonde tristesse. Les composants aux vers 7 et 8 sont figés comme l’arlequine. Cette image du ciel statique fait penser à une peinture, et  l’emploi du verbe « teinter «renforce cette idée.

 

 

STROPHE 3 : Dualité entre le fantastique et l’élégie.

La troisième strophe nous présente le troisième personnage de la troupe, c’est l’arlequin personnage de la comedia dell’arte. L’ « arlequin blême « (vers 9) incarne un peu les baladins efflanqués que peignait Picasso aux alentours de 1905 pendant sa période rose, où les thèmes abordaient été la joie, l’inquiétude existentielle, l’amour. Ses œuvres faisaient également référence au monde du zoo, du cirque et durant cette période il a beaucoup peint des masques, des arlequins et des clowns. Apollinaire qui admirait son travail a pu s’en inspirer. Mais alors que l’arlequin est habituellement un être joyeux qui aime s’amuser, il est « blême «, pâle, éteint du fait de ses désillusions sentimentales, il s’agit peut-être d’Apollinaire. Cet adjectif qui le décrit, renvoie « aux astres pâles « et « au ciel sans teinte « et traduit encore la mélancolie du poète. L’arlequin salue les spectateurs : « des sorciers venus de Bohême /quelques fées  et les enchanteurs «.L’absence de ponctuation ajoute de la difficulté pour la lecture et l’interprétation du poème. On le constate particulièrement dans cette troisième strophe car nous avons du mal à comprendre le rôle des sorciers, fées et enchanteurs. Selon la lecture choisit, ils sont acteurs ou spectateurs. Néanmoins nous pensons fortement que leur fonction est d’être les témoins de ce spectacle.  Or ce public ne répond pas au code habituel car en principe ils sont acteurs et non spectateurs. Ces personnages « sorciers, fées et enchanteurs « sont des êtres qui pratiquent la magie, l’envoutement, et doués de pouvoir surnaturels .Le poète nous transporte dans  un monde imaginaire  peuplé d’êtres féeriques.  « Les sorciers venus de Bohème « font écho à des bohémiens, aux gens du voyage. Ces spectateurs représentent le monde de l’errance et à la fois du rêve. Ce monde des saltimbanques est un sujet privilégié souvent traité par le poète car il représentait le monde extérieur, l’inconnu qui venait dans les petites villes. De plus la Bohème est un thème central dans Alcools, notamment dans la poésie rhénane, c’est une région qui a inspirée beaucoup d’écrivains  grâce à ses légendes. Nous avons dans cette troisième strophe des assonances en [u], [é] et [è] « sur, salue, venus «/ «tréteaux, blême, spectateurs, bohême, fées, et, les « qui renforcent le rythme musical du poème. Enfin, nous pouvons  confirmer qu’Apollinaire dans cette strophe  mélange deux genres, le fantastique et  la poésie élégiaque.  Car l’arlequin « blême « fait référence à la  nostalgie de l’auteur et confère donc à ce poème une visée lyrique. 

STROPHE 4 : Un bonheur inaccessible.

Dans ce quatrième quatrain l’arlequin exécute son tour, il décroche une étoile et fait apparaitre un monde magique « ayant décroché une étoile/il la manie à bras tendu « (vers13 14). Il a réussi à atteindre le ciel pour cueillir une étoile, son ascension  est réussit. Les deux premières strophes qui avaient un rythme plus lent seulement aux vers 1, 2, 3, 4,7 et 8 et qui présentaient des images statiques se font supplanter par le dynamisme des dernières strophes.  L’action est mise en place avec l’arrivée du « charlatan «, le tour de « l’arlequin «, et la description des spectateurs surnaturels. Le dynamisme est renforcé par la musicalité des assonances en [en] : « ayant/tendu/tandis/pendu/en «qui accélèrent le rythme. On pourrait penser que le poète par ce dynamisme s’éloigne de ses pensées premières. Mais ce n’est qu’une illusion car comme nous pouvons le constater dans cette quatrième strophe le thème obsédant de la mort réapparaît. Car celui qui « sonne les cymbales « est un « pendu « vers 15, et plus loin au vers 17 celui qui berce est un « aveugle «. Ainsi nous comprenons que ce monde merveilleux qui nous était présenté est voué à l’échec car ses créateurs possèdent  les traits propres à la mort : l’arlequine est « frôlée par les morts «, le « charlatan « est  crépusculaire,  l’arlequin est « blême « et l’étoile décrochée appartient aux « astres pâles comme du lait «. Après  le tour de l’arlequin le spectacle suit son cour, et comme dans les spectacles le moment correspondant à l’apogée des acrobaties et autres tours est généralement annoncé par de la musique. Ici c’est un acrobate « pendu « qui « des pieds sonne en mesure les cymbales « (vers 16). Ce son musical a un ton solennel, il fait penser au glas funèbre. Ce son final annonce clairement la fin de l’amour. Un certain lyrisme se dégage de ce poème et le ton élégiaque nous est donné par le désespoir du poète.

STROPHE 5 : un principe d’oppositions.

Contrairement au statisme du premier quatrain, dans cette dernière  strophe, les images se succèdent  rapidement selon un schéma grammatical particulier : personnage+verbe+complément. Cette opposition statique/dynamique entre les strophes joue un rôle primordial dans la construction du poème. Car les thèmes du poème se disposent tous autour d’un principe d’opposition, les contraires s’attirent pour former des couples. Grâce à cette interprétation on peut voir dans ce dernier quatrain une multitude d’oppositions liées à ce dynamisme/statisme. Tout d’abord nous avons l’antithèse  « aveugle « et « bel enfant «la vieillesse s’oppose à la  jeunesse de l’enfant. Puis, l’opposition entre « la biche « et ses «faons « mère/enfant, ensuite  la contradiction entre la grandeur du « trismégiste « et la petite taille du «nain «. Enfin, nous avons l’opposition du féminin et du masculin avec « l’arlequin « et « l’arlequine «.

  L’image de l’aveugle et du bel enfant au vers 17 est riche de sens, elle évoque la jeunesse et la vieillesse et marque également l’ambivalence du passé et de l’avenir, de la beauté et de la laideur. Le portrait de l’aveugle symbolise la nuit, les ténèbres et l’inconscient. Tandis que le bel enfant représente la beauté, le rayonnement, l’avenir. On peut se pencher sur la signification du verbe bercer au vers 17 qui par définition est un balancement, un mouvement lent et régulier comme  l’aube et le crépuscule, le passé et l’avenir, la naissance et la mort. Ce vers signifie que pour le poète tout est passage, tout est un va-et-vient ininterrompu, tout est contradiction. L’image de la « biche « qui « passe avec ses faons « fait parti du spectacle, mais c’est aussi la représentation de la vie qui défile,  et qui par définition envisage l’homme comme un passagers éphémère de ce monde. 

Ce dynamisme se fait entendre par le jeu phonique des assonances et des allitérations. Les allitérations en [L], les sifflantes[s] et le son des fricatives [f]ont un effet  allongeant  qui reproduit le mouvement du trismégiste qui grandit.            L’aveugle berce un bel enfant

                                 La biche passe avec ses faons

                                 Le nain regarde d'un air triste

                                 Grandir l'arlequin trismégiste

Les assonances avec le phonème [i] favorisent cette interprétation.

De plus ce poème  présente deux personnages : l’ «arlequin « et « l’arlequine «. Ils sont des doubles et forment un couple. Ils sont pourtant loin l’un de l’autre, puisque l’arlequine est près de l’étang et l’arlequin sur les tréteaux (vers 2 et 9). Cette séparation spatiale métaphorise sans doute le sentiment de l’éloignement amoureux. On dirait que l’arlequin essaie d’attirer l’attention de l’arlequine, cependant elle préfère se contempler. Il veut sûrement conquérir un astre pour en faire cadeau à celle qu’il aime. Pour elle, il devient «  trismégiste « (trois fois grand, vers 20). Ce geste symbolise un don d’amour mais l’arlequine ne regarde pas. On peut comparer l’arlequin « blême « à Apollinaire qui tend à Marie Laurencin ce poème-étoile, alors que le couple est séparé. Le nain qui regarde le tour d’un « air triste « renforce le désespoir du poète et confirme que l’expérience amoureuse est qu’un échec. La passion apparaît comme quelque chose de dangereux et le lyrisme élégiaque se fait entendre par la souffrance qu’éprouve le cœur du mal aimé.

Ce spectacle se conclut par le mariage de deux contraires : le nain et le trismégiste. Le nain fait référence soit à un être un peu grossier, une bête de foire. Soit il peut évoquer une créature légendaire celle du lutin et devient alors un personnage fantastique et féerique grâce à sa petite taille. L’arlequin quant à lui fait référence à Hermès Trismégiste qui signifie trois fois très grand en grec, personnage mythique gréco-égyptienne. Le roi égyptien Thot (dont Hermès sera identifié ultérieurement) était considéré comme le dieu du savoir car il était le créateur des langues et de l’écriture. Sa maîtrise du langage pour la guérison des malades faisait de lui un véritable magicien. Hermès sera identifié à ce roi par les grecs sous le nom d’Hermès Trigèmiste. Il est considéré comme le dieu du mensonge, de la fertilité, également associé aux enfers conduisant les ombres des mortels jusqu’au Styx et  eut un grand nombre d’aventures amoureuses. Hermès passe également pour le créateur de l’alchimie. Il est le fils de Zeus et de Maïa. Toutes ces indications permettent de faire un rapprochement  avec la propre vie d’Apollinaire par exemple les innombrables liaisons amoureuses d’Hermès font écho à la vie sentimentale du poète. Et comme l’Hermès Trismégiste, le privilège du poète est d’être lui le dieu de la parole, de la magie et du langage. En ce sens il devient un alchimiste.

Pour conclure, nous pouvons confirmer que le titre est un élément clé pour la lecture du poème. Ce terme crépuscule évoque deux moments : la fin du jour et la tombée de la nuit. Ces deux oppositions vont être en quelque sorte  le moteur pour la construction du poème. Puisque celui-ci se construit sur un dynamisme fait de contradictions permanentes. La structure même du poème est équivoque par le dynamisme ou le statisme que confèrent les strophes. Les antithèses sont omniprésentes et opposent le monde des vivants avec celui des morts, présentent des personnages ambigus créateurs d’un univers merveilleux cependant voué à l’échec. En effet, Apollinaire se sert de toutes ces images opposées pour laisser ses émotions transparaître.  Cette méthode qui repose sur une dialectique des contraires marque clairement la tristesse du poète. Car il choisit des personnages liés au monde du spectacle, de la gaieté ainsi que des éléments majestueux comme l’étoile, en vue de les destituer de leur qualité première. Le spectacle qui fait référence d’habitude à un monde joyeux, animé et plein de vie se retrouve figé.

Toute la structure du poème se joue sur ces oppositions, entre l’arlequine qui reste figée et l’arlequin en mouvement, entre la vieillesse de l’aveugle et la jeunesse de l’enfant, entre le monde merveilleux du rêve, et la triste réalité etc. Les personnages  de foire qui représentent un monde festif, de joie sont  corrélés à des adjectifs négatifs, puisque l’arlequin est blême, le charlatan est crépusculaire. Crépuscule est un poème que l’on pourrait comparer à un tableau de Picasso. Car le poète crée un monde pictural, on dirait que chaque personnage du tableau-poème est dans une posture car leurs gestes semblent figés. Le paysage et ses constituants sont intimement liés aux émotions du poète.

A travers ce poème, Apollinaire qui se cache derrière la figure de l’arlequin se remémore un de ses amours (Marie Laurencin) et nous emmène dans une ambiance triste et morbide. Sa poésie qui est lyrique et élégiaque est représentée par des thèmes qui lui sont particulièrement chers tels que : la mort, le souvenir, l’amour perdu, la femme aimé, l’eau de mort et le temps qui passe. Le poète  paraît très nostalgique face aux souvenirs  et la fin du poème démontre bien qu’il s’agissait d’un amour impossible. L’inspiration amoureuse empreinte ici et comme dans la plupart des poèmes d’Apollinaire, un chemin mélancolique, en accord avec le genre lyrique. La nostalgie, s’accompagne aussi d’une représentation négative de la femme et le destin du poète est d’être mal-aimé, car l’arlequine ne prête aucune attention à l’arlequin qui lui cueille en vain une étoile.

Apollinaire dans ses poèmes  fait ressurgir les fantômes des joies d’autrefois, peuplé d’ombres…Face aux malheurs, Apollinaire retourne sur son passé comme Orphée faisant mourir sa compagne. Pour Apollinaire l’écriture est un moyen de reconsidérer ses amours anciennes et de s’en libérer. La poésie n’est pas seulement un tombeau où se recueillent les images de mort mais permet à Apollinaire de revivre. Car les poèmes du passé sont aussi des poèmes de rupture qui dégage un nouvel avenir. Apollinaire chante sa tristesse et le poème est ainsi une dernière parole adressée aux êtres des histoires d’autrefois, aux femmes aimées.

Enfin, dans ce poème Apollinaire fait passer un message sur la nature du poète et le présente implicitement comme celui qui joue avec le langage, les mots, doué d’un certain pouvoir, alchimiste qui crée un monde d’illusions et de rêves voué à l’échec.

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