Cours de philosophie complet sur le TRAVAIL
Publié le 26/01/2020
Extrait du document
1. Un tool-making animal qui travaille comme une bête !
Benjamin Franklin (1706-1790) célèbre inventeur, philosophe à ses heures, etc, n’a pas seulement commenté, sinon inventé, le célèbre : « Remem-berthat tlme is money. » Il est l’auteur d’un autre mot que Marx cite en son Capital. A vrai dire ce mot lui est prêté par Boswell (1740-1795) dans sa Vie de S. Johnson, où il est simplement rapporté sans plus de précision quant à l’occasion de sa naissance ou de ses conséquences immédiates. L'homme est un tool-making animal : autant dire un animal qui n’en est pas ou plus un, puisque si certains animaux ont des outils, précisément, ils les ont, ils ne les font point. Il y a pourtant des analogues de comportements instrumentaux chez les divers animaux : ainsi les pinsons des Galapagos (Cactospizza), déjà remarqués par Darwin (1839, The Voyage of the Beagle) pour la forme de leurs becs, « utilisent » un piquant de cactus pour extraire les larves nichées dans le bois des arbres. De même les chimpanzés étudiés par Jane Goodall «prennent» parfois un brin d’herbe pour extraire les termites de leurs termitières; on n’en finirait pas d’énumérer les autres exemples. Il faut cependant montrer de la prudence et rappeler que ces comportements mettent en évidence un seul usage instrumental, voire la possession d'un seul outil, même si le bâton tenu par le singe de laboratoire ou de brousse peut servir de manière polyvalente : aucun animal n’est capable de produire un milieu technique1, c'est-à-dire un système d’outils divers, aux effets spécifiques variés, même si leur nombre est relativement bas. On peut donc retenir l’idée que la fabrication d’outils reste l’un des nombreux critères de distinction de l'homme, mais qu’il faut éviter les projections anthropomorphiques sur les comportement animaux: à humaniser l’animal, on n'apprendra pas grand chose sur lui et on obscurcira notre compréhension de l’homme. Tool-making animal, l’homme travaille. Nouvelle équivalence de la différence anthropologique ? On objectera peut-être ce que l’on appelait autrefois les bêtes de somme, que l’on retrouve aujourd'hui dans les pays non industrialisés. Voltaire n’écrit-il point des Indiens d’Amérique :
« Des milliers d’Américains servaient aux Espagnols de bêtes de somme. » (Essai sur les moeurs 1756, Ch CXLVUÏ)
Si l’homme peut être bête de somme, c’est-à-dire travailler comme les animaux qui portent un fardeau (c’est le sens de « somme »), les animaux ne travaillent-ils pas et ne dit-on pas un peu vulgairement, il est vrai, mais ce n’est ni un non-sens ni un contre-sens, « travailler comme une bête » ? Singulier retournement : la capacité de faire des outils distingue l’homme avantageusement de l’animal, le travail en fait une bête. Il faut nuancer : une bête non un animal, pire un animal domestique. L’adjectif vient, on le sait, de domus qui signifie la maison au sens ancien du terme, c’est à dire juridiquement : les personnes et les biens, réunis dans une famille conduite par son chef. La domus n’est donc pas un bâtiment, un édifice, mais plutôt une institution. Benvéniste fait remarquer que de ce mot dérivent, 1) domicilium c’est-à-dire « la maison en tant que résidence et non en tant que construction et 2) dominus, terme social. » C’est du dominus que la domus tire sa fonction : il est en effet le représentant de l’autorité sociale, morale et religieuse sur tous ceux qui l’habitent. Domestique ne signifie donc pas seulement ce qui se trouve à la maison, mais qui appar-tientà un dominus, c’est-à-dire, en fin de compte, àun maître (l’équivalent grec de dominus est despotès). En ce sens, un animal domestique est un animal qui a perdu sa férocité et sa fierté (cf. fera en latin) pour devenir l’esclave d’un maître, tel le chien au « col pelé » dans la fable Le loup et le chien. En ce sens, travailler comme une bête, c’est encore travailler comme un homme puisque ne travaille que l’animal asservi, c’est à dire l’animal plus bas que l’animal...
Voici du même coup, semble-t-il, la noble différence anthropologique dégradée. Le bel avantage que d’être un tool-making animal si c’est pour devenir esclave ! Des langues appartenant à des aires diverses mais aussi à des époques différentes confortent ce verdict. En grec moderne on dit aujourd'hui douleuô (prononcer doulévô) pour dire «je travaille»; dans la langue classique, ce verbe signifiait être esclave (doulos). En russe rabotai’ signifie travailler et rabota travail, mais rab, c'est esclave. En hébreu enfin, ’avodah désigne le travail (encore en hébreu moderne d’ailleurs), mais ’eved est l’esclave... Notre vieux mot de travail (xne siècle) n’est pas associé à l’idée d’esclavage, mais a le sens pénible que conserve son équivalent d’origine latine : travail ne dérive-t-il pas d’un mot tripaliare qui signifiait torturer, tourmenter avec un tripalium et l’expression « le travail de l’accouchement » a conservé cette liaison ancienne d’une activité et d’une douleur. Pourtant l’appel aux analyses sémantiques produit aussi des sens qui s’opposent aux premiers et rappellent la fonction exaltante du travail de tool-maker: un travailleur est aussi un ouvrier et ce terme renvoie à l’œuvre qu’ouvre dans la matière brute, ou déjà quelque peu ouvrée par un travail antérieur, l’ouvrier. Le mot n’a pas alors une signification sociale bien précise ni dans tous les contextes : Platon qui se montre très dur dans la République pour les démiourgoï (artisans) considérés socialement (ils sont symbolisés par les métaux ignobles : le fer et le bronze dans la réplique qu’il propose du mythe hésiodique des races, III, 415 a) n’hésite pas à recourir (dans un mythe
1. Milieu technique. A. Leroi-Gourhan le définit ainsi par rapport au milieu Intérieur dans son livre Milieu et Techniques (Paris 1973) :
« Sur le fond de l’unité politique la langue, la religion, la formation sociale sont généralement les premières ressources de la conscience ethnique et à ce titre elles forment le plus stable du milieu intérieur. Dans ce milieu fluide où tout est en contact constant avec la totalité du mélange, on peut isoler des éléments qui commandent la vie technique et étudier cette partie artificiellement détachée du tout comme le milieu technique. » pp. 341-2
1. Un tool-making animal qui travaille comme une bête : grandeurs et misères de la différence anthropologique.
2. Il faut travailler : travail, loisir, paresse.
3. Qu’est-ce que travailler?
La définition du procès de travail dans le Capital de Marx.
4. Le métier, la manufacture et le machinisme : la tête et les mains.
5. L’intérêt du travail: l’ennui, problème social ou individuel ?
« Le travail est d’abord un procès entre l’homme et la nature, un procès où par son activité propre, l’homme médiatise, contrôle et règle ses échanges matériels avec la nature. Comme puissance naturelle, il fait personnellement face au matériau naturel. Il met en mouvement les forces naturelles propres à son corps, bras et jambes, tête et main, afin de s’approprier le matériau naturel sous une forme utilisable pour sa propre vie. En produisant par ce mouvement un effet sur la nature extérieure et en ' la changeant, il change en même temps sa propre nature. Il développe les potentialités qui sommeillent en elle et il soumet le jeu de leurs forces à son empire. »
(Das Kapital (1867) Berlin 1962, T.L p. 192 ; comparez GF p. 139).
Cette définition répond au pourquoi : le travail permet de s’approprier la nature sous une forme utilisable pour la vie. Travailler pour vivre c’est, à ce niveau, transformer, au sens littéral du terme, une nature, non directement inassimilable par un être naturel, qui ne peut vivre que d’elle, mais d’elle transformée : l’homme n’ëst pas un être non naturel, puisque le « procès » ne fait intervenir que des forces naturelles, mais il est dans sa nature et de changer la forme du matériau naturel et de transformer sa propre nature ce faisant. La généralité extrême des termes de cette première définition oblige à poursuivre la construction abstraite : pour dépasser les formes purement « instinctives et animales du travail », Marx dont le propos n’est pas de développer une théorie de l’évolution humaine, introduit une comparaison entre l’homme et l’animal de manière à faire apparaître le travail dans sa spécificité seulement humaine : -
« Une araignée effectue des opérations semblables à celles du tisserand, une abeille en remontre à maint architecte humain en construisant ses cellùles de cire. Mais ce qui distingue de prime abord et avantage le plus mauvais des architectes par rapport à la meilleure des abeilles, c’est qu’il a construit les cellules dans sa tête avant de les construire dans la cire. »
Cette comparaison fait ressortir un élément essentiel, qualifiant la différence anthropologique: l’homme travaille pour vivre, mais le travail est rendu possible non seulement par la représentation de cette fin imposée par une nature non directement assimilable par lui, mais par la capacité de la représentation idéale du résultat avant sa réalisation. Il s’agit là d’une finalité autre que celle simplement extérieure comme celle du besoin d’habitation «cause finale» de la construction, car elle repose sur la capacité de produire des formes qui ne suivent pas seulement les contours du matériau naturel en le transformant, mais qui ajoutent quelque chose à la nature, parce qu’elles sont la réalisation d’une volonté conforme à un but spécifique, celui du constructeur. Par le travail ainsi précisé, l’homme substitue à la nature «objet» de ses premiers échanges un milieu qui lui appartient exclusivement : le milieu technique. Toujours abstraite la définition se rapproche encore du concret : elle a pour obiet le procès de travair et non plus le travail :
Cette définition concerne surtout l’aspect technique du travail. L’essentiel est ici en effet moins le « travail lui-même » ou son « objet » que les moyens :
« Le moyen de travail est une chose ou un complexe de choses que le travailleur interpose entre lui-même et l’objet de travail et qui lui servent comme conducteurs de son activité sur cet objet. »
Marx fait des moyens de travail les indices (Anzeiger) des conditions sociales du travail et les gradimètres (Gradmesser) du développement de la force de travail humaine. Il est donc possible de mesurer le progrès technique par le niveau du développement des moyens de travail et une histoire de la technique entendue comme une histoire des milieux techniques est donc possible. Mais attention, il ne faudrait pas la confondre avec une histoire du « progrès social » : celle-ci implique un développement « progressif» de l’humanité, donc une finalité de l’histoire dont il n’est pas question ici. Marx veut simplement dire que l’époque de la machine à vapeur (Newcomen et Watt) est une époque, c’est-à-dire marque le début d’un nouveau temps qu’elle « suspend », par rapport au passé : il n’entend nullement par là que la situation en devient meilleure ou pire pour le travailleur, voire pour l’humanité... Peut-il d’ailleurs en être autrement au niveau d’une histoire ou d’une évolution dont l’objet n’est pas réel, mais abstrait ? Après tout il s’agit seulement d’un moment isolé dans un procès de travail. Remarque importante qu’il faut garder en mémoire chaque fois que l’on est tenté de confondre progrès technologiques (c’est-à-dire développement des moyens de travail) et progrès « tout court », c’est-à-dire entendu de l’esprit humain (Condorcet), de l’Humanité (Comte), de ('Histoire (un certain Marx et ses successeurs). On ne gagne rien dans la confusion.
Cette analyse technique du procès de travail peut encore être affinée : on peut montrer que les résultats d’un procès de travail antérieur servent éventuellement d’objets de travail dans le procès qui suit en aval, etc. Curieusement toutefois, on ne peut pas dire grand chose du travailleur qui reste tout abstraitement l’homme engagé dans un procès avec la nature. Marx souligne le fait de manière piquante :
« Nous n’avions donc pas besoin de présenter le travailleur ni sa relation avec d’autres travailleurs. L’homme et son travail d’un côté, la nature et ses matériaux de l’autre, voilà qui suffisait. Au goût du blé on ignore qui l’a cultivé ; pas davantage en ce procès de travail on ne voit les conditions sous lesquelles il se produit : sous le fouet brutal du surveillant des esclaves, le regard anxieux du capitaliste ? Est-ce Cincinnatus qui le mène, commandant à sa paire de bœufs, un sauvage qui tue une bête sauvage d’un coup de pierre ? »
(ibid. p. 198-199; GF p. 144)
«
1.
Un too/-making animal
qui travaille comme une bête !
Benjamin Franklin (1706-1790) célèbre inventeur, philosophe à ses heu
res, etc, n'a pas seulement commenté, sinon inventé, le célèbre: "Remem·
berthat time is money.
»Il est l'auteur d'un autre mot que Marx cite en
son Gapital.
A vrai dire ce mot lui est prêté par Boswell (1740-1795) dans
sa Vie de S.
Johnson, où il est simplement rapporté sans plus de préci·
sion quant à l'occasion de sa naissance ou de ses conséquences immé
diates.
L'homme est un toof-making animal: autant dire un animal qui n'en
est pas ou plus un, puisque si certains animaux ont des outils, précisé
ment, ils les ont, ils ne les font point.
Il y a pourtant des analogues de
comportements instrumentaux chez les divers animaux : ainsi les pinsons
des Galapagos (Cactospizza), déjà remarqués par Darwin (1839, The
Voyage of the Beagle) pour la forme de leurs becs,« utilisent» un piquant
de cactus pour extraire les larves nichées dans le bois des arbres.
De
même les chimpanzés étudiés par Jane Goodall «prennent » parfois un
brin d'herbe pour extraire les termites de leurs termitières; on n'en fini
rait pas d'énumérer les autres exemples.
Il faut cependant montrer de
ra prudence et rappeler que ces comportements mettent en évidence un
seul usage instrumental, voire la possession d'un seul outil, même si le
bâton tenu par le singe de laboratoire ou de brousse peut servir de manière
polyvalente: aucun animal n'est capable de produire un milieu technique 1,
c'est-à-dire un système d'outils divers, aux effets spécifiques variés, même
si leur nombre est relativement bas.
On peut donc retenir l'idée que la
fabrication d'outils reste l'un des nombreux critères de distinction de
l'homme, mais qu'il faut éviter les projections anthropomorphiques sur
les comportement animaux: à humaniser l'animal, on n'apprendra pas
grand chose sur lui et on obscurcira notre compréhension de l'homme.
Tool-making animal, l'homme travaille.
Nouvelle équivalence de la diffé
rence anthropologique? On objectera peut-être ce que l'on appelait autre
fois les bêtes de somme, que l'on retrouve aujourd'hui dans les pays non
industrialisés.
Voltaire n'écrit-il point des Indiens d'Amérique:
«Des milliers d' Américains servaient aux Espagnols de bêtes de somme.
»
(Essai sur les moeurs 1756, Ch.
CXL VIII)
1.
Miiieu technique.
A.
Leroi-Gourhan le définit ainsi par rapport au milieu Intérieur dans son livre Miiieu et Techniques (Paris 1973) : " Sur le fond de l'unité politique la langue, la religion, la formation sociale sont généralement les premières ressources de la conscience ethnique et à ce titre elles forment le plus stable du milieu intérieur.
Dans ce milieu fluide OO: tout eSt en contact constant avec la totalité du mêlange, on peut isoler des éléments qui commandent la vie technique et étudier cette partie artificielle men~ détachée du tout comme le milieu technique.
» pp.
341-2
188.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- cours philosophie travail et technique
- Cours de philosophie: LE TRAVAIL ET LES ECHANGES ?
- LA RELIGION - Cours complet de Philosophie
- Cours complet de philosophie: LA LIBERTE
- Séance 3 : Quelques rencontres fatidiques : un thème littéraire Cours complet