Devoir de Philosophie

Cours de philo pour toutes les sections de l’enseignement secondaire.

Publié le 01/05/2014

Extrait du document

Qu’est-ce que l’homme ?

La conscience est-elle source d’illusion ? (L’inconscient ; la liberté ; l’aliénation ; le désir et

l’idée du « moi « ; l’expérience spirituelle)

Peut-on considérer le corps comme le malheur de la conscience ? (La conscience et le

corps chez Nietzsche ; l’inconscient ; le langage, le corps et la pensée ; la connaissance

sensible, limites et illusions ; la création artistique …)

Pourquoi refuse-t-on la conscience à l’animal ? (La conscience et la pensée ; nature et

culture ; le langage ; le travail et la technique ; le questionnement métaphysique)

Faut-il se demander si l’homme est bon ou méchant par nature ? (nature et culture et le

problème de la nature humaine ; la philosophie politique ; le travail aliéné ; …)

Pourquoi faut-il se méfier de la notion de nature en général et de nature humaine en

particulier ? (nature et culture ; le langage ; la question morale ; la liberté)

La pluralité des cultures est-elle un obstacle à l’unité du genre humain ? (nature et

culture ; le langage ; la question morale ; les droits de l’homme ; la raison et la connaissance ;

la contemplation esthétique)

Notre nature nous indique-t-elle ce que nous devons faire ? (nature et culture ; la question

morale ; le désir et le bonheur ; la liberté ; …)

Peut-on dire d’une civilisation qu’elle est supérieure à une autre ? (nature et culture ; le

langage ; les droits naturels ; la technique ; les oeuvres d’art ; la connaissance de la vérité

objective)

Tout ce qui est naturel est-il normal ? (nature et culture ; le désir ; la question morale ;

l’intérêt général ; le travail et la technique…)

Faut-il dire que la société dénature l’homme ou qu’elle l’humanise ?

Y a-t-il un sens à parler, chez l’homme, de comportement inhumain ?

Cette conscience de lui-même, l’homme l’acquiert de deux manières : théoriquement, en

prenant conscience de ce qu’il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de

toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se

découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres

yeux. Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde

extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer le monde, comme luimême,

dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait

pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme

d’une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de

l’enfant : il veut voir des choses dont il soit lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans

l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son oeuvre dans laquelle il retrouve

comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes

les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une oeuvre d’art.

Hegel

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(La conscience ; l’inconscient ; le travail et la technique ; les relations avec autrui ; la

création artistique)

L’âme c’est ce qui refuse le corps. Par exemple ce qui refuse de fuir quand le corps

tremble, ce qui refuse de frapper quand le corps s’irrite, ce qui refuse de boire quand le corps

a soif, ce qui refuse de prendre quand le corps désire, ce qui refuse d’abandonner quand le

corps a horreur. Ces refus sont des faits de l’homme. Le refus total est la sainteté, l’examen

avant de suivre est la sagesse, et cette force de refus c’est l’âme. Le fou n’a aucune force de

refus ; il n’a plus d’âme. On dit aussi qu’il n’a plus conscience et c’est vrai. Qui cède

absolument à son corps soit pour frapper soit pour fuir, soit seulement pour parler, ne sait plus

ce qu’il fait ni ce qu’il dit. On ne prend conscience que par opposition de soi à soi.

Alain

(La conscience ; l’inconscient ; le désir ; la liberté ; le devoir)

Dans le sommeil, je suis tout ; mais je n’en sais rien. La conscience suppose réflexion et

division. La conscience n’est pas immédiate. Je pense, et puis je pense que je pense, par quoi

je distingue Sujet et Objet., Moi et le monde. Moi et ma sensation. Moi et mon sentiment. Moi

et mon idée. C’est bien le pouvoir de douter qui est le vie du Moi. Par ce mouvement, tous les

instants tombent au passé. Si l’on se retrouvait tout entier, c’est alors qu’on ne se reconnaîtrait

pas. Le passé est insuffisant, dépassé. Je ne suis plus cet enfant, cet ignorant, ce naïf. A ce

moment-là même j’étais autre chose, en espérance, en avenir. La conscience de soi est la

conscience d’un devenir et d’une formation de soi irréversible, irréparable. Ce que je voulais,

je le suis devenu. Voilà le lien entre le passé et le présent, pour le mal comme pour le bien.

Ainsi le moi est un refus d’être moi, qui en même temps conserve les moments dépassés.

Se souvenir, c’est sauver ses souvenirs, c’est se témoigner qu’on les a dépassés. C’est les

juger. Le passé, ce sont des expériences que je ne ferai plus. Un artiste reconnaît dans ses

oeuvres qu’il ne s’était pas encore trouvé lui-même, qu’il ne s’était pas encore délivré ; mais il

y retrouve aussi un pressentiment de ce qui a suivi. C’est cet élan qui ordonne les souvenirs

selon le temps.

Alain

(La conscience et la pensée ; l’inconscient ; l’art ; le temps)

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement

remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct et en donnant à ses actions

la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors seulement que, la voix du devoir

succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque là n’avait regardé

que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes et de consulter sa raison avant

d’écouter ses penchants. Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de

la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées

s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les

abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti,

il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal

stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

Rousseau

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Questions (pour les sections technologiques)

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale

2 Expliquez : « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un

changement remarquable «.

« il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature «

3 Que l’homme soit un être culturel exclut-il qu’il ait une nature ?

(nature et culture)

Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser

dans l’amour que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont

inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le

corps humain, sont en réalité des institutions.

Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que

l’on appellerait « naturels « et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et

tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas

une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même

temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites

vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque, qui pourraient servir à

définir l’homme.

Merleau-Ponty

(nature/culture ; le langage)

On décrit souvent l’état de nature comme un état parfait de l’homme, en ce qui concerne

tant le bonheur que la bonté morale. Il faut d’abord noter que l’innocence est dépourvue,

comme telle, de toute valeur morale, dans la mesure où elle est ignorance du mal et tient à

l’absence des besoins d’où put naître la méchanceté. D’autre part, cet état est bien plutôt celui

où règnent la violence et l’injustice, précisément parce que les hommes ne s’y considèrent que

du seul point de vue de la nature. Or, de ce point de vue-là, ils sont inégaux tout à la fois

quant aux forces du corps et quant aux dispositions de l’esprit, et c’est par la violence et la

ruse qu’ils font valoir l’un contre l’autre leur différence. Sans doute la raison appartient aussi

à l’état de nature, mais c’est l’élément naturel qui a en lui prééminence. Il est donc

indispensable que les hommes échappent à cet état pour accéder à un autre état, où prédomine

le vouloir raisonnable.

Hegel

(nature et culture)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « L’innocence est dépourvue, comme telle, de toute valeur morale «

« du seul point de vue de la nature…ils sont inégaux… quant aux forces du corps et quant

aux dispositions de l’esprit «

3 La raison définit-elle la nature de l’homme ?

Tout le monde reconnaît qu’il y a beaucoup d’uniformité dans les actions humaines, dans

toutes les nations et à toutes les époques, et que la nature humaine reste toujours la même

dans ses principes et ses opérations. Les mêmes motifs produisent toujours les mêmes

actions ; les mêmes évènements suivent les mêmes causes. L’ambition, l’avarice, l’amour de

soi, la vanité, l’amitié, la générosité, l’esprit public : ces passions, qui se mêlent à divers

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degrés et se répandent dans la société, ont été, depuis le commencement du monde, et sont

encore la source de toutes les actions et entreprises qu’on a toujours observées parmi les

hommes. Voulez-vous connaître les sentiments, les inclinations et le genre de vie des Grecs et

des Romains. Etudiez bien le caractère et les actions des Français et des Anglais ; vous ne

pouvez vous tromper beaucoup si vous transférez aux premiers la plupart des observations

que vous avez faites sur les seconds. Les hommes sont si bien les mêmes, à toutes les époques

et en tous les lieux, que l’histoire ne nous indique rien de nouveau ni d’étrange sur ce point.

Son principal usage est seulement de nous découvrir les principes constants et universels

de la nature humaine en montrant les hommes dans toutes les diverses circonstances et

situations, et en nous fournissant des matériaux d’où nous pouvons former nos informations et

nous familiariser avec les ressorts réguliers de l’action et de la conduite humaine.

David Hume

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « il y a beaucoup d’uniformité dans les actions humaines «

3 Si « l’homme invente l’homme «, peut-on parler d’une nature humaine ?

N’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme que de la mettre en parallèle avec

l’instinct des animaux, puisqu’on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les

effets du raisonnement augmentent sans cesse au lieu que l’instinct demeure toujours dans un

état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui,

et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en

est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les

instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les

besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la

conserver, et toutes les fois qu’elle leur est donnée , elle leur est nouvelle, puisque, la nature

n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur

inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le

dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle

leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. Il

est dans l’ignorance au premier âge de sa vie, mais il s’instruit sans cesse dans son progrès :

car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses

prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une

fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont

laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement.

Pascal

Questions

1 Dégagez les différentes oppositions que fait Pascal entre la raison de l’homme et

l’instinct des animaux.

2 Expliquez : « n’est-ce pas indignement traiter la raison de l’homme que de la mettre en

parallèle avec l’instinct des animaux «

« L’homme qui n’est produit que pour l’infinité «

3 Une réflexion sur l’animalité peut-elle nous éclairer sur l’homme ?

S’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature

humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. Ce n’est pas par hasard que

les penseurs d’aujourd’hui parlent plus volontiers de la condition de l’homme que de sa

nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l’ensemble des limites a priori

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qui esquissent sa situation fondamentale dans l’univers. Les situations historiques varient :

l’homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui

ne varie pas, c’est la nécessité pour lui d’être dans le monde, d’y être au travail, d’y être au

milieu d’autres et d’être mortel… Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun

ne me reste-t-il tout à fait étranger parce qu’ils se présentent tous comme un essai pour

franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s’en accommoder.

Sartre

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : «S’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle

qui serait la nature humaine, il existe une universalité humaine de condition «

3 Devons-nous renoncer à l’idée que nous avons une nature ?

(Nature/culture ; la liberté)

La question morale

La moralité consiste-t-elle à être animée de bons sentiments ?

L’intérêt peut-il être une valeur morale ?

Peut-on être sûr de bien agir ?

La morale est-elle une convention sociale ? (Morale ; nature/culture)

Une conduite désintéressée est-elle possible ?

Autrui peut-il être pour moi autre chose qu’un obstacle ou un moyen ? (Morale ; autrui)

Respecter autrui, est-ce s’interdire de le juger ?

Suffit-il de faire son devoir ?

Les valeurs morales sont-elles relatives ? (Morale ; nature/culture)

Peut-on dire d’un acte qu’il est inhumain ? (Morale ; nature/culture)

La conscience morale est-elle naturelle à l’homme ? (Morale ; nature/culture)

J’accorde volontiers qu’aucun homme ne peut avoir conscience en toute certitude d’avoir

accompli son devoir de façon tout à fait désintéressée, car cela relève de l’expérience interne,

et pour avoir ainsi conscience de l’état de son âme il faudrait avoir une représentation

parfaitement claire de toutes les représentations accessoires et de toutes les considérations que

l’imagination, l’habitude et l’inclination associent au concept du devoir, or une telle

représentation ne peut être exigée en aucun cas ; de plus l’inexistence de quelque chose (par

conséquent aussi d’un avantage qu’on a secrètement conçu) ne peut être de façon générale

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l’objet de l’expérience. Mais que l’homme doive accomplir son devoir de façon tout à fait

désintéressée et qu’il lui faille séparer complètement du concept de devoir son désir de

bonheur pour l’avoir tout à fait pur, c’est ce dont il est très clairement conscient ; ou alors s’il

ne croit pas l’être, on peut exiger de lui qu’il le soit autant qu’il est en son pouvoir de l’être :

car c’est précisément dans cette pureté qu’est à trouver la véritable valeur de moralité, et il

faut donc également qu’il le puisse.

Kant

(Morale ; liberté ; bonheur ; inconscient)

Etre bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, et de plus il y a de certaines âmes si

portées à la sympathie, que même sans un autre motif de vanité ou d’intérêt elles éprouvent

une satisfaction intime à répandre la joie autour d’elles et qu’elles peuvent jouir du

contentement d’autrui en tant qu’il est leur oeuvre. Mais je prétends que dans ce cas une telle

action, si conforme au devoir, si aimable qu’elle soit n’a cependant de valeur morale véritable,

qu’elle va de pair avec d’autres inclinations, avec l’ambition par exemple qui, lorsqu’elle

tombe heureusement sur ce qui est réellement en accord avec l’intérêt public et le devoir, sur

ce qui par conséquent est honorable, mérite louange et encouragements, mais non respect ; car

il manque à la maxime la valeur morale, c’est-à-dire que ces action soient faites, non par

inclination, mais par devoir. Supposez donc que l’âme de ce philanthrope soit assombrie par

un de ces chagrins personnels qui étouffent toute sympathie pour le sort d’autrui, qu’il ait

toujours encore le pouvoir de faire du bien à d’autres malheureux, mais qu’il ne soit pas

touché de l’infortune des autres, étant trop absorbé par la sienne propre, et que, dans ces

conditions, tandis qu’aucune inclination ne l’y pousse, il s’arrache néanmoins à cette

insensibilité mortelle et qu’il agisse, sans que ce soit sous l’influence d’une inclination,

uniquement par devoir, alors seulement son action a une véritable valeur morale.

Kant

Tout homme a le droit de prétendre au respect de ses semblables et réciproquement il est

obligé au respect envers chacun d’entre eux.

L’humanité elle-même est une dignité ; en effet l’homme ne peut jamais être utilisé

simplement comme moyen par aucun homme (ni par un autre, ni même par lui-même), mais

toujours en même temps aussi comme une fin, et c’et en ceci précisément que consiste sa

dignité (la personnalité) grâce à laquelle il s’élève au-dessus des autres êtres du monde, qui ne

sont point des hommes et peuvent lui servir d’instruments, c’est-à-dire au-dessus de toutes les

choses. Tout de même qu’il ne peut s’aliéner lui-même pour aucun prix (ce qui contredirait le

devoir de l’estime de soi), de même il ne peut agir contrairement à la nécessaire estime de soi

que d’autres se portent à eux-mêmes en tant qu’hommes, c’est-à-dire qu’il est obligé de

reconnaître pratiquement la dignité de l’humanité en tout autre homme ; et par conséquent sur

lui repose un devoir qui se rapporte au respect qui doit être témoigné à tout autre homme.

Kant

Il est absurde de supposer que l’homme qui commet des actes d’injustice ou

d’intempérance ne souhaite pas être injuste ou intempérant ; et si, sans avoir l’ignorance pour

excuse, on accomplit des actions qui auront pour conséquence de nous rendre injuste, c’est

volontairement qu’on sera injuste. Il ne s’ensuit pas cependant qu’un simple souhait suffira

pour cesser d’être injuste et pour être juste, pas plus que ce n’est ainsi que le malade peut

recouvrer la santé, quoiqu’il puisse arriver qu’il soit malade volontairement en menant une vie

intempérante et en désobéissant à ses médecins : c’est au début qu’il lui était alors possible de

ne pas être malade, mais une fois qu’il s’est laissé aller, cela ne lui est plus possible, de même

que si vous avez lâché une pierre vous n’êtes plus capable de la rattraper, mais pourtant il

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dépendait de vous de la jeter et de la lancer, car le principe de votre acte était en vous. Ainsi

en est-il pour l’homme injuste ou intempérant : au début il leur était possible de ne pas

devenir tels, et c’est ce qui fait qu’ils le sont volontairement ; et maintenant qu’ils le sont

devenus, il ne leur est plus possible de ne pas l’être.

Aristote

(Morale ; liberté ; nature/culture)

La doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand

bonheur, affirme que les actions sont bonnes ou sont mauvaises dans la mesure où elles

tendent à accroître le bonheur, ou à produire le contraire du bonheur. Par « bonheur « on

entend le plaisir et l’absence de douleur ; par « malheur «, la douleur et la privation de plaisir.

Pour donner une vue claire de la règle morale posée par la doctrine, de plus amples

développements sont nécessaires ; il s’agit de savoir, en particulier, quel est, pour

l’utilitarisme, le contenu des idées de douleur et de plaisir, et dans quelle mesure le débat sur

cette question reste ouvert. Mais ces explications supplémentaires n’affectent en aucune façon

la conception de la vie sur laquelle est fondée cette théorie de la moralité, à savoir que le

plaisir et l’absence de douleur sont les seules choses désirables comme fins, et que toutes les

choses désirables (qui sont aussi nombreuses dans le système utilitariste que dans tout autre)

sont désirables, soit pour le plaisir qu’elles donnent elles-mêmes, soit comme des moyens de

procurer le plaisir et d’éviter la douleur.

Stuart Mill

(Morale ; désir/bonheur)

Nous ne pouvons (…) accomplir un acte qui ne nous dit rien et uniquement parce qu’il est

commandé. Poursuivre une fin qui nos laissent froids, qui ne nous semble pas bonne, qui ne

touche pas notre sensibilité, est chose psychologiquement impossible. Il faut donc qu’à côté

de son caractère obligatoire, la fin morale soit désirée et désirable ; cette désirabilité est un

second caractère de tout acte moral. (…)

Le devoir (…) n’est qu’un aspect abstrait de la réalité morale ; en fait, la réalité morale

présente toujours et simultanément ces deux aspects que l’on ne peut isoler. Il n’y a jamais eu

un acte qui fût purement accompli par devoir ; il a fallu qu’il apparût comme bon en quelque

manière. Inversement il n’en est pas vraisemblablement qui soit purement désirables ; car ils

réclament toujours un effort.

De même que la notion d’obligation, première caractéristique de la vie morale, permettait

de critiquer l’utilitarisme, la notion de bien, seconde caractéristique, permet de faire sentir

l’insuffisance de l’explication que Kant a donné de l’obligation morale… Les fins morales

sont, par un de leurs aspects, objets de désirs. Si la sensibilité a, dans une certaine mesure, la

même fin que la raison, elle ne s’humilie pas en se soumettant à cette dernière.

Durkheim

Le souvenir du fruit défendu est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de

nous, comme dans celle de l’humanité. Nous nous en apercevrions si ce souvenir n’était

recouvert par d’autres, auxquels nous préférons nous reporter. Que n’eût pas été notre enfance

si l’on nous avait laissé faire ! Nous aurions volé de plaisirs en plaisirs. Mais voici qu’un

obstacle surgissait, ni visible, ni tangible : une interdiction. Pourquoi obéissions-nous ? La

question ne se posait guère ; nous avions pris l’habitude d’écouter nos parents et nos maîtres.

Toutefois nous sentions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents, parce qu’ils étaient

nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d’eux-mêmes que de leur

situation par rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c’est de là que partait, avec

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une force de pénétration qu’il n’aurait pas eue s’il avait été lancé d’ailleurs, le

commandement. En d’autres termes, parents et maîtres semblaient agir par délégation. Nous

ne nous en rendions pas nettement compte, mais derrière nos parents et nos maîtres nous

devinions quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse

par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c’est la société.

Bergson

Nous repoussons toute prétention de nous imposer un système quelconque de morale

dogmatique comme la morale éternelle, définitive, désormais immuable, sous prétexte que le

monde moral a lui aussi ses principes permanents, supérieurs à l’histoire et aux diversités

ethniques. Nous affirmons, au contraire, que toute théorie morale a été jusqu’ici le produit, en

dernière analyse, de l’état économique de la société. Et comme la société de son temps a

toujours évolué jusqu’ici dans des antagonismes de classe, la morale a toujours été une morale

de classe : ou bien elle a justifié la domination et les intérêts de la classe dominante, ou bien

elle a représenté, dès que la classe opprimée devenait assez puissante, la révolte contre cette

domination et les intérêts d’avenir des opprimés. Qu’ainsi, dans l’ensemble, il se soit réalisé

un progrès pour la morale comme pour toutes les autres branches de la connaissance humaine,

il n’y a pas lieu d’en douter. Mais nous n’avons pas encore dépassé la morale de classe. Une

morale réellement humaine, supérieure aux antagonismes de classe et à leurs survivances, ne

sera possible que dans une société qui aura, non seulement dépassé, mais encore oublié dans

la pratique de la vie l’opposition des classes.

Engels

(Morale ; le travail ; nature/culture)

Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales et la valeur de ces valeurs doit tout

d’abord être mise en question - et, pour cela, il est de toute nécessité de connaître les

conditions et les circonstances de leur naissance, ce dans quoi elles se sont développées et

déformées (la morale en tant que conséquence, symptôme, masque, tartuferie, maladie ou

malentendu ; mas aussi la morale en tant que cause, remède, stimulant, entrave ou poison),

connaissance telle qu’il n’y a pas encore eu de pareille jusqu’à présent, telle qu’on ne la

recherchait même pas. On tenait la valeur de ces « valeurs « pour donnée, réelle, au-delà de

toute mise en question ; et c’est sans le moindre doute et la moindre hésitation que l’on a,

jusqu’à présent, attribué au « bon « une valeur supérieure à celle du « méchant «, supérieure

au sens du progrès, de l’utilité, de la prospérité pour ce qui regarde le développement de

l’homme en général (sans oublier l’avenir de l’homme). Comment ? Que serait-ce si le

contraire était vrai ? Si, dans l’homme « bon «, il y avait un symptôme de régression, quelque

chose comme un danger, une séduction, un poison, un narcotique qui ferait peut-être vivre le

présent aux dépens de l’avenir, d’une façon plus agréable, plus inoffensive, peut-être, mais

aussi dans un style plus mesquin, plus bas ? En sorte que, si le plus haut degré de puissance et

de splendeur du type d’homme, possible en lui-même, n’a jamais été atteint, la faute en serait

précisément à la morale ! En sorte que, entre tous les dangers, la morale serait le danger par

excellence.

Nietzsche

(Morale ; nature/culture)

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Conscience de soi et connaissance de soi

La conscience est-elle source d’illusion ? (La conscience, l’inconscient ; la liberté ; la

connaissance sensible)

Suis-je ce que j’ai conscience d’être ?

Etre conscient de soi est-ce être maître de soi ? (La conscience ; l’inconscient ; la liberté)

L’idée d’inconscient exclut-elle l’idée de liberté ?

Peut-on refuser l’idée d’un inconscient psychique ?

Cette conscience de lui-même, l’homme l’acquiert de deux manières : théoriquement, en

prenant conscience de ce qu’il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de

toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se

découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres

yeux. Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde

extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme luimême,

dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait

pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme

d’une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de

l’enfant : il veut voir des choses dont il soit lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans

l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son oeuvre dans laquelle il retrouve

comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes

les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une oeuvre d’art.

Hegel

(La conscience ; l’inconscient ; le travail et la technique ; l’art)

Je me trouve en droit de supposer que la conscience ne s’est développée que sous la

pression du besoin de communiquer… La conscience n’est qu’un réseau de communication

entre hommes… : l’homme qui vivait solitaire, en bête de proie, aurait pu s’en passer. Si nos

actions, pensées, sentiments et mouvements parviennent – du moins en partie – à la surface de

notre conscience, c’est le résultat d’une terrible nécessité qui a longtemps dominé l’homme, le

plus menacé des animaux : il avait besoin de secours et de protection, il avait besoin de son

semblable, il était obligé de savoir dire ce besoin, de savoir se rendre intelligible ; et pour

tout cela, …il fallait qu’il eût une « conscience «, qu’il sût lui-même ce qui lui manquait, qu’il

sût ce qu’il sentait, qu’il sût ce qu’il pensait. Car comme toute créature vivante,

l’homme…pense constamment, mais il l’ignore ; la pensée qui devient consciente ne

représente que la partie la plus infime, disons la plus superficielle, la plus mauvaise, de tout ce

qu’il pense : car il n’y a que cette pensée qui s’exprime en paroles, c’est-à-dire en signes

d’échanges…Bref le développement du langage et le développement de la conscience … vont

de pair.

Je pense, comme on le voit, que la conscience n’appartient pas essentiellement à

l’existence individuelle de l’homme, mais au contraire à la partie de sa nature qui est

commune à tout le troupeau ; qu’elle n’est en conséquence, subtilement développée que dans

la mesure de son utilité pour la communauté, le troupeau ; et qu’en dépit de la meilleure

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volonté qu’il peut apporter à « se connaître «, percevoir ce qu’il a de plus individuel, nul de

nous ne pourra jamais prendre conscience que de son côté non individuel et « moyen «.

Nietzsche

On nous conteste de tous côtés le droit d’admettre un psychique inconscient et de travailler

scientifiquement avec cette hypothèse. Nous pouvons répondre à cela que l’hypothèse de

l’inconscient est nécessaire et légitime, et que nous possédons de multiples preuves de

l’existence de l’inconscient. Elle est nécessaire parce que les données de la conscience sont

extrêmement lacunaires ; aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, il se produit

fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui,

eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience…Notre expérience quotidienne la

plus personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en

connaissions l’origine, et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est demeurée cachée.

Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons

à prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait

d’actes psychiques ; mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la

cohérence, si nous interpolons1 les actes inconscients inférés2…L’on doit donc se ranger à

l’avis que ce c’est qu’au prix d’une prétention intenable que l’on peut exiger que tout ce qui

se produit dans le domaine psychique doive aussi être connu de la conscience.

Freud

1 Interpoler = introduire dans un texte des passages qui n’en font pas partie et qui en

changent le sens.

2 Inférer = tirer comme conséquence d’un fait.

(L’inconscient ; les sciences d’interprétation ; la vérification ou la réfutation)

L’homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs

erreurs que fonde le terme d’inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que

l’inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte

de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu’il n’y a point de

pensée en nous sinon par l’unique sujet, Je ; cette remarque est d’ordre moral. Il ne faut point

se dire qu’en rêvant on se met à penser. Il faut savoir que la pensée est volontaire ; tel est le

principe du remords : « Tu l’as bien voulu ! «. On dissoudrait ces fantômes en se disant

simplement que tout ce qui n’est point pensée est mécanisme, ou encore mieux, que ce ‘est

point pensée est corps, c’est-à-dire chose soumise à ma volonté ; chose dont je réponds. Tel

est le principe du scrupule. (…)

L’inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps, de le traiter

comme un semblable ; comme un esclave reçu en héritage et dont il faut s’arranger.

L’inconscient est une méprise sur le Moi, c’est une idolâtrie du corps. On a peur de son

inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qu me connaît et

que je connais mal.

Alain

L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il

n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. D’après ceci, nous

pouvons comprendre pourquoi notre théorie fait horreur à un certain nombre de gens. Car

souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : « Les

384

circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été ; bien sûr, je

n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un

homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bon livres, c’est parce

que je n’ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est

parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. Sont restées donc,

chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d’inclinations, de

possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas

d’inférer «.

Or, en réalité,… il n’y a pas d’amour autre que celui qui se construit, il n’y a pas de

possibilité d’amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n’y a pas de génie autre

que celui qui s’exprime dans des oeuvres d’art : le génie de Proust c’est la totalité des oeuvres

de Proust ; le génie de Racine c’est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n’y a rien ;

pourquoi attribuer à Racine la possibilité d’écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément

il ne l’a pas écrite ? Un homme s’engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette

figure il n’y a rien.

Evidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu’un qui n’a pas réussi sa vie. Mais

d’autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les

attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme

espoirs avortés, comme attentes inutiles.

Sartre

L’homme est un être de désir

Doit-on satisfaire tous ses désirs ? (Le désir ; la morale ; la liberté)

Etre raisonnable, est-ce renoncer à ses désirs ? (idem)

Les hommes ne désirent-ils rien d’autre que ce dont ils ont besoin ? (Le désir ;

nature/culture)

Le bonheur n’est-il qu’illusion ?

Est-il vrai de dire que l’homme a des désirs quand l’animal n’a que des besoins ?

(Le désir ; nature/culture)

Le désir est-il la marque de la misère de l’homme ? (Désir ; morale ; liberté)

La recherche du bonheur est-elle une affaire privée ?

La recherche du bonheur est-elle un idéal égoïste ? (Désir ; morale)

Le désir peut-il être désintéressé ? (idem)

La raison peut-elle vouloir la violence ? (désir ; nature/culture ; morale ; autrui)

Peut-on considérer la non-violence comme une autre violence ? (désir ; morale ; autrui)

385

Les rapports avec autrui visent-ils à supprimer tout secret ? (désir ; autrui ; langage)

Peut-on parler d’autrui comme de mon semblable ? (désir ; autrui ; morale)

Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit

moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on est heureux qu’avant d’être heureux.

En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force

consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui

rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire

propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant

l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce

qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où

commence la jouissance. Le pays des chimères est ce monde le seul digne d’être habité, et tel

est le néant des choses humaines, qu’hors l’Etre existant par lui-même, il n’y a rien que ce qui

n’est pas.

Rousseau

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Malheur à qui na plus rien à désirer ! «

« L’illusion cesse où commence la jouissance «

3 Le bonheur consiste-t-il dans la satisfaction de nos désirs ?

Pour bien vivre, il faut entretenir en soi-même les plus fortes passions au lieu de les

réprimer, et qu’à ces passions, quelque fortes qu’elles soient, il faut se mettre en état de

donner satisfaction par son courage et son intelligence, en leur prodiguant tout ce qu’elles

désirent.

Mais cela, sans doute, n’est pas à la portée du vulgaire : de là vient que la foule blâme ceux

qu’elle rougit de ne pouvoir imiter, dans l’espoir de cacher par là sa propre faiblesse ; elle

déclare que l’intempérance est honteuse s’appliquant… à asservir les hommes mieux doués

par la nature, et, faute de pouvoir elle-même procurer à ses passions une satisfaction

complète, elle vante la tempérance et la justice à cause de sa propre lâcheté.

La vérité, Socrate, que tu prétends chercher, la voici : la vie facile, l’intempérance , la

licence, quand elles sont favorisées, font la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces

fantasmagories qui reposent sur les conventions humaines contraires à la nature, n’est que

sottise et néant.

Platon1

1 C’est Calliclès qui s’exprime dans ce texte en s’opposant à Socrate, porte-parole de

Platon.

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « la foule blâme ceux qu’elle rougit de ne pouvoir imiter «

« La vie facile, l’intempérance, la licence.. ; font le bonheur «

3 Doit-on satisfaire tous ses désirs ?

Nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur, le souci mais non l’absence de

souci, la crainte mais non la sécurité… Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands

biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en

386

comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre

vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux

ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue

l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là

même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel

cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du

même coup la capacité de ressentir la douleur.

Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables, d’autant plus lent

qu’elles sont plus pénibles : car le chagrin, et non le plaisir est l’élément positif, dont la

présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments

d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse

de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux pour

nous ne la pas posséder.

Schopenhauer

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le

moins «

3 Le désir n’est-il que souffrance ?

Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance, tant

qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ

d’un désir nouveau… déjà, en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son

essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos ; mais chez la bête et chez

l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur

être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un

manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie

de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction

vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans

l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie oscille, comme un

pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui.

Schopenhauer

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « La vie oscille comme un pendule… de la souffrance à l’ennui «

3 L’idée de bonheur n’est-il qu’une illusion ?

Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout

plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur

ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par

une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre… C’est un grand bien à notre

avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si

l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter de peu que nous aurons, bien

persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin

d’elle… En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si

toute la douleur causée par le besoin est supprimée… L’habitude d’une nourriture simple et

non celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à

l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à

mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale,

387

enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand nous disons que

le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs de l’homme déréglé, ni de ceux

qui consistent dans les jouissances matérielles… Le plaisir dont nous parlons est celui qui

consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble.

Epicure

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale ;

2 Expliquez : « Quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas

des plaisirs de l’homme déréglé «

3 Est-il vrai que « la raison doive tenir le gouvernail « afin d’atteindre notre bien ?

Le bonheur humain est inséparable de la conscience explicite du bonheur…il n’y a pas de

bonheur animal, parce qu’il n’y a pas de bonheur sans réflexion sur le bonheur…De la même

façon, il faut briser la tradition et refuser de parler du bonheur des enfants… Le « bonheur «

de l’enfant est fait, en vérité, de naïveté, d’inconscience, d’irréflexion, de complète

hétéronomie1, de sécurité extérieure : tout vient des autres, rien n’y vient de soi. Ce prétendu

bonheur est condamné, de l’intérieur, par le désir de devenir grand, de devenir autre, de

devenir adulte, par le refus du maintien dans l’état présent, aussi fort chez l’enfant que sa

capacité d’adaptation et d’abandon à l’actuel… Le bien-être de l’enfant qu’on ne niera pas,

n’a rien à voir avec le bonheur, qui est un concept et une valeur d’adulte… Le bonheur ne

vient pas avant le bien et le mal ; il n’est jamais innocent.

R. Polin

1 hétéronomie = dépendance.

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Le bonheur humain est inséparable de la conscience explicite du bonheur «

« Le bonheur ne vient pas avant le bien et le mal ; il n’est jamais innocent «

3 Le bonheur dépend-il de nous ou des circonstances de la vie ?

Comment ne pas sentir (…) que cette intimité qui me protège et me définit est un obstacle

définitif à toute communication ? Tout à l’heure, perdu au milieu des autres, j’existais à peine.

J’ai maintenant découvert la joie de me sentir vivre, mais je suis seul à la goûter. Mon âme est

bien à moi, mais j’y suis enfermé (…). Les autres ne peuvent violer ma conscience, mais je ne

puis leur en ouvrir l’accès, même lorsque je le souhaite le plus vivement. (…)

Je découvre en même temps que l’univers des autres m’est aussi exactement interdit que le

mien leur est fermé. Plus encore que ma souffrance propre, c’est la souffrance d’autrui qui me

révèle douloureusement notre irréductible séparation. Quand mon ami souffre, je puis sans

doute l’aider par des gestes efficaces, je peux le réconforter par mes paroles, essayer de

compenser par la douceur de ma tendresse la douleur qui le déchire. Celle-ci me demeure

toujours extérieure. Son épreuve lui reste strictement personnelle. Je souffre autant que lui,

plus peut-être, mais toujours autrement que lui ; je ne suis jamais tout à fait « avec « lui. (…)

On meurt comme on est né, tout seul, les autres n’y peuvent rien. Enfermé dans la

souffrance, isolé dans le plaisir, solitaire dans la mort, réduit à chercher des indices ou des

comportements dont l’exactitude n’est jamais vérifiable, l’homme est condamné, par sa

condition même, à ne jamais satisfaire un désir de communication, auquel il ne saurait

renoncer.

Gaston Berger

388

(Désir ; autrui ; langage)

La violence est cette impatience dans le rapport avec autrui, qui désespère d’avoir raison

par raison et choisit le moyen court pour forcer l’adhésion…Individuelle ou collective, cette

violence n’est d’ailleurs que le camouflage d’une faiblesse ressentie, d’un effroi de soi à soi,

que l’on essaie, par tous les moyens de dissimuler. L’agressivité est d’ordinaire un signe de

peur… Celui qui, ayant la force brutale de son côté, se sent mis dans son tort, et comme

humilié, par un plus faible, réagit par des cris et des coups. Ainsi du loup devant l’agneau, de

l’homme souvent en face de la femme, de l’adulte en face de l’enfant, ou de l’enfant plus âgé

devant un plus jeune (…)

Le monde de la violence est celui de la contradiction ; il trahit un nihilisme foncier. Ce qui

est obtenu par violence demeure en effet sans valeur : ce n’est pas en violant une femme que

l’on obtient son amour, et la persécution ne saurait gagner cette libre approbation des

consciences – que pourtant l’on désire secrètement conquérir. Celui qui subit la violence, s’il

finit par y céder, devient en quelque sorte le complice de cette violence, et se trouve dégradé

par le fait même qu’il y a consenti.

G. Gusdorf

(Désir ; autrui/violence ; morale)

La liberté du sujet a-t-elle pour fondement la volonté ou le désir ?

Nous est-il si facile de distinguer entre se croire libre et être effectivement libre ?

Peut-on prouver la liberté ?

Etre libre, est-ce pouvoir dire « non « ?

Agir spontanément, est-ce agir librement ?

Est-il vrai qu’être libre, c’est pouvoir choisir ?

Etre libre, est-ce faire ce qui nous plaît ?

La liberté est-elle une donnée ou une conquête ?

Est-on d’autant plus libre qu’on est plus conscient ?

L’homme est libre ; sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses

et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, il faut remarquer que

certains êtres agissent sans jugement, comme par exemple la pierre qui tombe ; il en est ainsi

de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D’autres agissent d’après une appréciation,

mais qui n’est pas libre : par exemple les animaux ; en voyant le loup, la brebis saisit par un

discernement naturel, mais non libre, qu’il faut fuir ; en effet ce discernement est l’expression

d’un instinct naturel et non d’une opération synthétique. Il en est de même pour tout

389

discernement chez les animaux. Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de

connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et puisqu’un tel jugement n’est

pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte de synthèse qui procède de la raison, l’homme

agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action.

Saint Thomas

(Liberté ; nature/culture)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « D’autres agissent d’après une appréciation, mais qui n’est pas libre : par

exemple les animaux «.

3 Se sentir libres est-il une preuve que nous sommes effectivement libres ?

Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse à qui la nature a donné des sens

pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à

la détruire ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine

humaine, avec cette différence que la nature fait tout dans les opérations de la bête, au lieu

que l’homme concourt aux siennes, en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par

instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle

qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en

écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin

rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et

l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer. C’est

ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès, qui leur causent la fièvre et la mort ;

parce que l’esprit déprave les sens, et que la volonté parle encore, quand la nature se tait.

Rousseau

(Liberté ; nature/culture)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme

concourt aux siennes «.

3 Suffit-il d’être conscient pour être libre ?

L’erreur consiste dans une privation de connaissance ; mais, pour l’expliquer plus

amplement, je donnerai un exemple : les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres ; et

cette opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et sont ignorants des

causes par où ils sont déterminés ; ce qui constitue donc leur idée de la liberté, c’est qu’ils ne

connaissent aucune cause de leurs actions. Pour ce qu’ils disent en effet : que les actions

humaines dépendent de la volonté, ce sont des mots auxquels ne correspond aucune idée. Car

tous ignorent ce que peut être la volonté et comment elle peut mouvoir le corps (…). De

même, quand nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ

deux cents pieds, et l’erreur ici ne consiste pas dans l’action d’imaginer cela, prise en ellemême,

mais en ce que, tandis que nous l’imaginons, nous ignorons la vraie distance du soleil

et la cause de cette imagination que nous avons.

Spinoza.

390

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « cette opinion consiste en cela seul qu’ils ont conscience de leurs actions et

sont ignorants des causes par où ils sont déterminés «.

3 Le libre-arbitre est-il une illusion ?

Il ne nous reste aujourd’hui plus aucune espèce de compassion avec l’idée du « librearbitre

« : nous savons trop bien ce que c’est – le tour de force théologique le plus mal famé

qu’il y ait, pour rendre l’humanité « responsable « à la façon des théologiens, ce qui veut

dire : pour rendre l’humanité dépendante des théologiens… Je ne fais que donner ici la

psychologie de cette tendance à vouloir rendre responsable. – Partout où l’on cherche des

responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’oeuvre. On a

dégagé le devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la

volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité : la doctrine de la volonté a été

principalement inventée à fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver un coupable.

Toute l’ancienne psychologie, la psychologie de la volonté n’existe que par le fait que ses

inventeurs, les prêtres, chefs de communautés anciennes, voulurent se créer le droit d’infliger

une peine – ou plutôt qu’ils voulurent créer ce droit pour Dieu…Les hommes ont été

considérés comme « libres «, pour pouvoir être jugés et punis, - pour pouvoir être coupables ;

par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action

comme se trouvant dans la conscience.

Nietzsche

(Liberté ; morale ; religion)

Quand je dis que nous avons le sentiment intérieur de notre liberté, je ne prétends pas

soutenir que nous ayons le sentiment intérieur d’un pouvoir de nous déterminer à vouloir

quelque chose sans aucun motif physique2 ; pouvoir que quelques gens appellent indifférence

pure. Un tel pouvoir me paraît renfermer une contradiction manifeste (…) ; car il est clair

qu’il faut un motif, qu’il faut pour ainsi dire sentir, avant que de consentir. Il est vrai que

souvent nous ne pensons pas au motif qui nous a fait agir ; mais c’est que nous n’y faisons pas

réflexion, surtout dans les choses qui ne sont pas de conséquence. Certainement il se trouve

toujours quelque motif secret et confus dans nos moindres actions ; et c’est même ce qui porte

quelques personnes à soupçonner et quelquefois à soutenir qu’ils1 ne sont pas libres ; parce

qu’en s’examinant avec soin, ils découvrent les motifs cachés et confus qui les font vouloir. Il

est vrai qu’ils ont été agis pour ainsi dire, qu’ils ont été mus ; mais ils ont aussi agi par l’acte

de leur consentement, acte qu’ils avaient le pouvoir de ne pas donner dans le moment qu’ils

l’ont donné ; pouvoir, dis-je, dont ils avaient le sentiment intérieur dans le moment qu’ils en

ont usé, et qu’ils n’auraient osé nier si dans ce moment on les en eût interrogés.

Malebranche

1 Ils : ces personnes

2 Motif physique : motif qui agit sur la volonté

On dit volontiers : ma volonté a été déterminée par ces mobiles, circonstances, excitations

et impulsions. La formule implique d’emblée que je me sois ici comporté de façon passive.

Mais, en vérité, mon comportement n’a pas été seulement passif ; il a été actif aussi, et de

façon essentielle, car c’est ma volonté qui a assumé telles circonstances à titre de mobiles, qui

les fait valoir comme mobiles. Il n’est ici aucune place pour la relation de causalité. Les

circonstances ne jouent point le rôle de causes et ma volonté n’est pas l’effet de ces

circonstances. La relation causale implique que ce qui est contenu dans la cause s’ensuive

391

nécessairement. Mais en tant que réflexion, je puis dépasser toute détermination posée par les

circonstances. Dans la mesure où l’homme allègue qu’il a été entraîné par des circonstances,

des excitations, etc., il entend par là rejeter, pour ainsi dire, hors de lui-même sa propre

conduite, mais ainsi il se réduit tout simplement à l’état d’être non libre ou naturel, alors que

sa conduite, en vérité, est toujours sienne, non celle d’un autre ni l’effet de quelque chose qui

existe hors de lui. Les circonstances ou mobiles n’ont jamais sur l’homme que le pouvoir qu’il

leur accorde lui-même.

Hegel

Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à

fait impossible d’y résister quand se présentent l’objet aimé et l’occasion : si, devant la

maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il

aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas

chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui

ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un

honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible

de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le

ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge

donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en

lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.

Kant

(Liberté ; morale)

Il faut (…) préciser contre le sens commun que la formule « être libre « ne signifie pas

« obtenir ce qu’on a voulu «, mais « se déterminer à vouloir (au sens large de choisir) par soimême

«. Autrement dit, le succès n’importe aucunement à la liberté. La discussion qui oppose

le sens commun aux philosophes vient ici d’un malentendu : le concept empirique et

populaire de « liberté « produit de circonstances historiques, politiques et morales équivaut à

« faculté d’obtenir les fins choisies «. Le concept technique et philosophique de liberté, le seul

que nous considérions ici, signifie seulement : autonomie du choix. Il faut cependant noter

que le choix étant identique au faire suppose, pour se distinguer du rêve et du souhait, un

commencement de réalisation. Ainsi ne dirons-nous pas qu’un captif est toujours libre de

sortir de prison, ce qui serait absurde, ni non plus qu’il est toujours libre de souhaiter

l’élargissement ce qui serait une lapalissade1 sans portée, mais qu’il est toujours libre de

chercher à s’évader (ou à se faire libérer) – c’est-à-dire que quelle que soit sa condition, il

peut pro-jeter son évasion et s’apprendre à lui-même la valeur de son projet par un début

d’action. Notre description de la liberté, ne distinguant pas entre le choisir et le faire, nous

oblige à renoncer du coup à la distinction entre l’intention et l’acte.

Sartre

1 lapalissade : évidence.

Et comme il faut assumer nécessairement pour changer, le refus romantique de la maladie

est totalement inefficace. Ainsi y a-t-il du vrai dans la morale qui met la grandeur de l’homme

dans l’acceptation de l’inévitable et du destin. Mais elle est incomplète car il ne faut l’assumer

que pour la changer. Il ne s’agit pas d’adopter sa maladie, de s’y installer mais de la vivre

selon les normes pour demeurer homme. Ainsi ma liberté est condamnation parce que je ne

suis pas libre d’être ou de n’être pas malade et la maladie me vient du dehors ; elle n’est pas

de moi, elle ne me concerne pas, elle n’est pas ma faute. Mais comme je suis libre, je suis

contraint par ma liberté de la faire mienne, de la faire mon horizon, ma perspective, ma

392

moralité, etc. Je suis perpétuellement condamné à vouloir ce que je n’ai pas voulu, à ne plus

vouloir ce que j’ai voulu, à me reconstruire dans l’unité d’une vie en présence des

destructions que m’inflige l’extérieur (…) Ainsi suis-je sans repos : toujours transformé,

miné, laminé, ruiné du dehors et toujours libre, toujours obligé de reprendre à mon compte, de

prendre la responsabilité de ce dont je ne suis pas responsable. Totalement déterminé et

totalement libre. Obligé d’assumer ce déterminisme pour poser au-delà les buts de ma liberté,

de faire de ce déterminisme un engagement de plus.

Sartre

L’argument décisif utilisé par le bon sens contre la liberté consiste à nous rappeler notre

impuissance. Loin que nous puissions modifier notre situation à notre gré, il semble que nous

ne puissions pas nous changer nous-mêmes. Je ne suis « libre « ni d’échapper au sort de ma

classe, de ma nation, de ma famille, ni même d’édifier ma puissance ou ma fortune, ni de

vaincre mes appétits les plus insignifiants ou mes habitudes (…) Cet argument n’a jamais

profondément troublé les partisans de la liberté humaine (…) Ce qui est obstacle pour moi, en

effet, ne le sera pas pour un autre. Il n’y a pas d’obstacle absolu, mais l’obstacle révèle son

coefficient d’adversité à travers les techniques librement inventées, librement acquises ; il le

révèle aussi en fonction de la valeur de la fin posée par la liberté. Ce rocher ne sera un

obstacle si je veux, coûte que coûte parvenir au haut de la montagne ; il me découragera, au

contraire, si j’ai librement fixé des limites à mon désir de faire l’ascension projetée. Ainsi le

monde, par des coefficients d’adversité, me révèle la façon dont je tiens aux fins que je

m’assigne.

Sartre

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « le monde, par des coefficients d’adversité, me révèle la façon dont je tiens

aux fins que je m’assigne «

3 Etre libre consiste-t-il à réaliser mes désirs ?

La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela ne

signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes

antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis décide absolument

de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le passé que j’ai à être. Moi seul

en effet peut décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en

délibérant et en appréciant en chaque cas l’importance de tel ou tel évènement antérieur, mais

en me pro-jetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l’action de sa

signification. Cette crise mystique de ma quinzième année, qui décidera si elle « a été « pur

accident de puberté ou au contraire un premier signe d’une conversion future ? Moi, selon que

je déciderai – à vingt ans, à trente ans – de me convertir. Le projet de conversion confère d’un

seul coup à une crise d’adolescence la valeur d’une prémonition que je n’avais pas prise au

sérieux. Qui décidera si le séjour en prison que j’ai fait, après un vol, a été fructueux ou

déplorable ? Moi, selon que je renonce à voler ou que je m’endurcis. Qui peut décider de la

valeur d’enseignement d’un voyage, de la sincérité d’un serment d’amour, de la pureté d’une

intention passée, etc. ? C’est moi, toujours moi, selon les fins par lesquelles je les éclaire.

Sartre

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

393

2 Expliquez : « La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet

présent «.

3 La croyance en la liberté est-elle fondée sur l’ignorance des causes qui agissent sur

moi ?

La libération de l’homme face à son environnement : la pensée symbolique et la

technique

Faut-il faire confiance au langage ? (Langage ; art ; savoir objectif ; la vérité)

En quoi le langage est-il spécifiquement humain ? (Langage ; nature/culture)

Recourir au langage, est-ce renoncer à la violence ? (Langage ; politique ; violence)

Peut-on légitimement instituer une langue universelle ? (Langage ; art ; savoir objectif ;

culture)

Le langage n’est-il que transmission d’informations ? (Langage ; art ; savoir objectif)

Notre pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ? (Langage ; culture ;

savoir objectif)

Les hommes doivent-il travailler pour être humains ? (Travail ; nature/culture ; morale)

Le travail est-il un droit ou une fatalité ?

Le don peut-il être gratuit ou n’est-il qu’une forme de l’échange ? (Echanges ; morale)

L’homme se reconnaît-il mieux dans le travail ou le loisir ?

Faut-il redouter les machines ? (Travail ; technique ; politique ; morale)

La notion d’échange n’a-t-elle de sens qu’économique ? (Echange ; morale ; travail ;

politique)

Le progrès technique est-il la condition du bonheur ? (travail ; technique ; bonheur ;

morale ; politique)

Tout peut-il s’acheter ? (Echange ; travail ; morale ; politique)

Tout ce qui est possible techniquement est-il, pour autant, légitime ? (Technique ;

morale ; politique ; bonheur)

La technique nous éloigne-t-elle de la nature ? (Technique ; travail ; morale ;

nature/culture)

394

De tous les arguments qui nous persuadent que les bêtes sont dénuées de pensée, le

principal, à mon avis, est que bien que les unes soient plus parfaites que les autres dans une

même espèce, tout de même que chez les hommes, comme on peut voir chez les chevaux et

chez les chiens, dont les uns apprennent beaucoup plus aisément que d’autres ce qu’on leur

enseigne ; et que bien que toutes nous signifient très facilement leurs impulsions naturelles,

telles que la colère, la crainte, la faim, ou autres états semblables, par la voix ou par d’autres

mouvements du corps, jamais cependant jusqu’à ce jour on n’a pu observer qu’aucun animal

en soit venu à ce point de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire d’exprimer

soit par la voix, soit par les gestes quelque chose qui puisse se rapporter à la seule pensée et

non à l’impulsion naturelle. Ce langage est en effet le seul signe certain d’une pensée latente

dans le corps ; tous les hommes en usent, même ceux qui sont stupides ou privés d’esprit,

ceux auxquels manquent la langue et les organes de la voix, mais aucune bête ne peut en

user ; c’est pourquoi il est permis de prendre le langage pour la vraie différence entre les

hommes et les bêtes.

Descartes

L’invention de l’art de communiquer nos idées dépend moins des organes qui nous

servent à cette communication, que d’une faculté propre à l’homme, qui lui fait employer ses

organes à cet usage, et qui, si ceux-là lui manquaient, lui en ferait employer d’autres à la

même fin. Donnez à l’homme une organisation tout aussi grossière qu’il vous plaira : sans

doute il acquerra moins d’idées ; mais pourvu seulement qu’il y ait entre lui et ses semblables

quelque moyen de communication par lequel l’un puisse agir et l’autre sentir, ils parviendront

à se communiquer enfin autant d’idées qu’ils en auront.

Les animaux ont pour cette communication une organisation plus que suffisante, et jamais

aucun d’eux n’en fait cet usage. Voilà, ce me semble, une différence bien caractéristique.

Ceux d’entre eux qui travaillent et vivent en commun, les castors, les fourmis, les abeilles, ont

quelque langue naturelle pour s’entrecommuniquer, je n’en fais aucun doute. Il y a même lieu

de croire que la langue des castors et celle des fourmis sont dans le geste et parlent seulement

aux yeux. Quoi qu’il en soit, par cela même que les unes et les autres de ces langues sont

naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont en naissant : il les

ont tous, et partout la même ; ils n’en changent point, ils n’y font pas le moindre progrès. La

langue de convention n’appartient qu’à l’homme. Voilà pourquoi l’homme fait des progrès,

soit en bien, soit en mal, et pourquoi les animaux n’en font point.

Rousseau

(Langage ; nature/culture)

(Les logiciens) exagèrent surtout les imperfections des langues individuelles, telles que

l’usage les a façonnées, en leur opposant sans cesse ce type idéal qu’ils appellent une langue

bien faite. Or, c’est au contraire le langage, dans sa nature abstraite ou dans sa forme générale,

que l’on doit considérer comme essentiellement défectueux, tandis que les langues parlées,

formées lentement sous l’influence durable de besoins infiniment variés, ont, chacune à sa

manière et d’après son degré de souplesse, paré à cet inconvénient radical. Selon le génie et

les destinées des races, sous l’influence si diverse des zones et des climats, elles se sont

appropriées plus spécialement à l’expression de tel ordre d’images, de passions et d’idées. De

là les difficultés et souvent l’impossibilité des traductions, aussi bien pour des passages de

métaphysique que pour des morceaux de poésie. Ce qui agrandirait et perfectionnerait nos

facultés intellectuelles, en multipliant et en variant les moyens d’expression et de transmission

de la pensée, ce serait, s’il était possible, de disposer à notre gré, et selon les besoins du

395

moment, de toutes les langues parlées, et non de trouver construite cette langue systématique

qui, dans la plupart des cas, serait le plus imparfait des instruments.

Cournot

(Langage ; nature/culture ; le savoir objectif)

Il m’est arrivé maintes fois d’accompagner mon frère ou d’autres médecins chez quelque

malade qui refusait une drogue ou ne voulait pas se laisser opérer par le fer et le feu, et là où

les exhortations du médecin restaient vaines, moi je persuadais le malade, par le seul art de la

rhétorique. Qu’un orateur et un médecin aillent ensemble dans la ville que tu voudras : si une

discussion doit s’engager à l’assemblée du peuple ou dans une réunion quelconque pour

décider lequel des deux sera élu comme médecin, j’affirme que le médecin n’existera pas et

que l’orateur sera préféré si cela lui plaît.

Il en serait de même en face de tout autre artisan : c’est l’orateur qui se ferait choisir plutôt

que n’importe quel compétiteur ; car il n’est point de sujet sur lequel un homme qui sait la

rhétorique ne puisse parler devant la foule d’une manière plus persuasive que l’homme de

métier, quel qu’il soit. Voilà ce qu’est la rhétorique et ce qu’elle peut.

Platon

(Langage ; politique ; savoir objectif)

C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons conscience de nos pensées, nous

n’avons de pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective,

que nous les différencions de notre intériorité (…). C’est le son articulé, le mot, qui seul nous

offre une existence où l’externe et l’interne sont intimement unis. Par conséquent, vouloir

penser sans les mots est une tentative insensée. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu’il

y a de plus haut, c’est l’ineffable. Mais c’est là une opinion superficielle et sans fondement ;

car en réalité, l’ineffable, c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne

devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la

plus haute et plus vraie.

Hegel

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons le plus souvent à lire les

étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous

l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres.

Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal,

s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne dissimulait

déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets

extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont

d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la

haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui

arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes

qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous poètes, tous

romanciers, tous musiciens.

Bergson

(Langage ; art)

396

L’effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se

rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre à intérêt à vendre ; et

toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.

Mais, si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous

voyons que dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de

toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que

l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent.

L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte,

opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute

pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres.

Montesquieu

(Echanges ; morale ; politique)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les

particuliers «.

3 Peut-on concevoir des échanges gratuits ?

Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y

joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son

corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des

matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce

mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les

facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il

n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail

sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui

ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire

l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte

de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire

dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du

travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières

naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine

comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté.

Marx

(Travail ; nature/culture ; la conscience ; la technique)

En quoi consiste la dépossession du travail ? D’abord, dans le fait que le travail est

extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son être ; que, dans son travail,

l’ouvrier ne s’affirme pas, mais se nie ; qu’il ne s’y sent pas satisfait, mais malheureux ; qu’il

n’y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine

son esprit. C’est pourquoi l’ouvrier n’a le sentiment d’être à soi qu’en dehors du travail ; dans

le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il

travaille, il n’est pas lui. Son travail n’est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n’est

pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors

du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe

pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste. Le travail aliéné, le

travail dans lequel l’homme se dépossède, est sacrifice de soi, mortification. Enfin, l’ouvrier

ressent la nature extérieure du travail par le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui

397

d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à luimême,

mais à un autre (…)

On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) n’a de spontanéité que dans ses

fonctions animales : le manger, le boire et la procréation, peut-être encore dans l’habitat, la

parure, etc. ; et que, dans ses fonctions humaines, il ne se sent plus qu’animalité : ce qui est

animal devient humain, et ce qui est humain devient animal.

Marx

(Travail ; morale ; politique ; nature/culture)

Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les

habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en luimême

; aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfice. Mais il

est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des

gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas

le gain des gains dans le travail même. Les artistes et les contemplatifs de toute espèce font

partie de cette rare catégorie humaine, mais aussi ces oisifs qui passent leur existence à

chasser ou à voyager, à s’occuper de galants commerces ou à courir les aventures. Ils

cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au

plaisir, et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine. Mais sortis de là, ils sont d’une paresse

décidée, même si cette paresse doit entraîner la ruine, le déshonneur, les dangers de mort ou

de maladie. Ils craignent moins l’ennui qu’un travail sans plaisir…

Nietzsche

Si, en effet, travail et loisir sont l’un et l’autre indispensables, le loisir est cependant

préférable à la vie active et plus réellement une fin, de sorte que nous avons à rechercher à

quel genre d’occupation nous devons nous livrer pendant nos loisirs. Ce n’est sûrement pas au

jeu, car alors le jeu serait nécessairement pour nous la fin de la vie. Or si cela est inadmissible,

et si les amusements doivent plutôt être pratiqués au sein des occupations sérieuses (car

l’homme qui travaille a besoin de délassement, et le jeu est en vue du délassement, alors que

la vie active s’accompagne toujours de fatigue et de tension), pour cette raison nous ne

laisserons les amusements s’introduire qu’en saisissant le moment opportun d’en faire usage,

dans l’idée de les appliquer à titre de remède, car l’agitation que le jeu produit dans l’âme est

une détente et, en raison du plaisir qui l’accompagne, un délassement. Le loisir, en revanche,

semble contenir en lui-même le plaisir, le bonheur et la félicité de vivre.

Aristote

(Travail ; bonheur)

Dans la glorification du « travail «, dans les infatigables discours sur la « bénédiction du

travail «, je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes

impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent

aujourd’hui, à la vue du travail, - on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir,-

qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à

entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance.

Car il consume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la

méditation, à la rêverie, aux soucis, à l’amour et à la haine, il présente constamment à la vue

un but mesquin, et assure des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société où l’on

travaille dur en permanence aura davantage de sécurité : et l’on adore aujourd’hui la sécurité

comme la divinité suprême…

Nietzsche

398

Dans la machine l’homme supprime même cette activité…qui est sienne et fait

complètement travailler cette machine pour lui. Mais cette tricherie, dont l’homme use face à

la nature…se venge contre lui. Ce que l’homme gagne sur la nature en la soumettant toujours

davantage contribue à le rendre d’autant plus faible. En faisant exploiter la nature par toutes

sortes de machines, l’homme ne supprime pas la nécessité de son travail, mais il le repousse

seulement et l’éloigne de la nature, et ainsi l’homme ne se tourne pas d’une manière vivante

vers la nature en tant qu’elle est une nature vivante. Au contraire, le travail perd cette

vitalité…et le travail qui reste encore à l’homme devient lui-même plus mécanique. L’homme

ne diminue le travail que pour le tout, mais non pas pour l’ouvrier singulier pour lequel, au

contraire, il l’accroît plutôt, car plus le travail devient mécanique, moins il a de valeur et plus

l’homme doit travailler de cette façon.

Hegel

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « l’homme ne supprime pas la nécessité de son travail, mais…il l’éloigne de

la nature «.

3 La mécanisation du travail est-elle une aliénation ?

J’appelle technique ce genre de pensée qui s’exerce sur l’action même, et s’instruit par de

continuels essais et tâtonnements. Comme on voit qu’un homme même ignorant à force

d’user d’un mécanisme, de le toucher et pratiquer de toutes les manières et dans toutes les

conditions, finit par le connaître d’une certaine manière, et tout à fait autrement que celui qui

s’est d’abord instruit par la science ; et la grande différence entre ces deux hommes, c’est que

le technicien ne distingue point l’essentiel de l’accidentel ; tout est égal pour lui, et il n’y a

que le succès qui compte. Ainsi un paysan peut se moquer d’un agronome1 ; non que le

paysan sache ou seulement soupçonne pourquoi l’engrais chimique, ou le nouvel assolement2,

ou un labourage plus profond n’ont point donné ce qu’on attendait ; seulement, par une

longue pratique, il a réglé toutes les actions de culture sur de petites différences qu’il ne

connaît point, mais dont pourtant il tient compte, et que l’agronome ne peut pas même

soupçonner. Quel est donc le propre de cette pensée technicienne ? C’est qu’elle essaie avec

les mains au lieu de chercher par la réflexion.

Alain

1-Agronome : spécialiste des techniques agricoles d’un point de vue scientifique.

2-Assolement : répartition des cultures entre les parcelles d’une terre cultivée.

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « elle essaie avec les mains au lieu de chercher par la réflexion «

3 La technique n’est-elle nécessairement qu’un savoir-faire ?

Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de

sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action

soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine «…On voit sans

peine que l’atteinte portée à ce type d’impératif n’inclut aucune contradiction d’ordre

rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux

vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l’humanité. Sans me

contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l’humanité,

399

préférer un bref feu d’artifice d’extrême accomplissement de soi-même à l’ennui d’une

continuation indéfinie dans la médiocrité.

Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre

propre vie, mais non celle de l’humanité…Nous n’avons pas le droit de choisir le non- être

des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons même

pas le droit de le risquer. Ce n’est pas du tout facile, et peut-être impossible sans recours à la

religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n’avons pas ce droit…

Hans Jonas

(Technique ; morale ; politique ; nature/culture)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur «.

3 L’usage que nous faisons des techniques peut-il être illégitime ?

L’homme comme animal politique. Les fins de la cité et les moyens pour y parvenir

L’intérêt est-il l’unique lien social ?

Peut-il y avoir une société sans Etat ?

Les lois ont-elles pour but la paix ou la vertu ?

L’Etat doit-il assurer le bonheur des citoyens ? (Politique ; le bonheur)

Le politique est-il en droit de faire abstraction de la morale ? (Politique ; morale)

L’Etat est-il un mal nécessaire ?

La démocratie peut-elle échapper à la démagogie ?

L’exercice du pouvoir entraîne-t-il nécessairement l’abus de pouvoir ?

Quelle est la mesure de l’efficacité politique ?

Une violence légale est-elle violence ?

Peut-on accepter la loi de la majorité si l’on refuse la loi du plus fort ?

L’inégalité des hommes rend-elle impossible l’égalité des citoyens ? (Politique ;

nature/culture)

A quoi servent les lois ?

Ce qui est légal est-il nécessairement légitime ?

400

Est-ce dans la nature humaine qu’il faut chercher l’origine des injustices ? (Politique ;

nature/culture)

A-t-on le droit de s’opposer à la loi ?

Peut-on critiquer la démocratie ?

La démocratie n’est-elle qu’un idéal ?

L’action politique est-elle autre chose que la recherche du moindre mal ?

La compétence technique peut-elle fonder l’autorité politique ?

Y a-t-il de justes inégalités ?

Etre juste, est-ce traiter tout le monde de la même façon ?

La liberté politique se réduit-elle au pouvoir de vivre tranquillement ?

Liberté et égalité sont-elles opposées ou complémentaires ?

Y a-t-il contradiction entre être libre et être soumis aux lois ?

Les hommes doivent nécessairement établir des lois et vivre selon des lois, sous peine de

ne différer en aucun point des bêtes les plus totalement sauvages. La raison en est qu’aucune

nature d’homme ne naît assez douée pour à la fois savoir ce qui est le plus profitable à la vie

humaine en cité et, le sachant, pouvoir toujours et vouloir toujours faire ce qui est le meilleur.

La première vérité difficile à connaître est, en effet, que l’art politique véritable ne doit pas se

soucier du bien particulier, mais du bien général, car le bien commun assemble, le bien

particulier déchire les cités, et que bien commun et bien particulier gagnent tous les deux à ce

que le premier, plutôt que le second, soit solidement assuré.

Platon

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « l’art politique véritable ne doit pas se soucier du bien particulier, mais du

bien général «

3 Les lois ont-elles pour vocation de servir l’intérêt général ?

Si les hommes étaient ainsi disposés par la Nature qu’ils n’eussent de désirs que pour ce

qu’enseigne la vraie Raison, certes, la société n’aurait besoin d’aucunes lois, il suffirait

absolument d’éclairer les hommes par des enseignements moraux pour qu’ils fissent d’euxmêmes

et d’une âme libérale ce qui est vraiment utile. Mais tout autre est la disposition de la

nature humaine ; tous observent bien leur intérêt, mais ce n’est pas suivant l’enseignement de

la droite Raison ; c’est le plus souvent entraînés par leur seul appétit de plaisir et les passions

de l’âme (qui n’ont aucun égard à l’avenir et ne tiennent compte que d’elles-mêmes) qu’ils

désirent quelque objet et le jugent utile. De là vient que nulle société ne peut subsister sans un

pouvoir de commandement et une force, et conséquemment sans des lois qui modèrent et

contraignent l’appétit du plaisir et les passions sans frein.

Spinoza

401

Selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et

dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou blâmes ; et, pour effrayer les

plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir,

ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que

consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux j’imagine qu’ils se

contentent d’être sur le pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.

Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus

que le commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature

elle-même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant plus

que le faible.

Platon

NB : Il s’agit des propos de Calliclès qui défend une thèse opposée à celle de Socrate,

porte-parole de Platon.

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « la nature proclame que le meilleur ait plus que le pire «.

3 A quoi servent les lois ?

Etant donné qu’il n’existe pas au monde de république où l’on ait établi suffisamment de

règles pour présider à toutes les actions et paroles des hommes (car cela serait impossible), il

s’ensuit nécessairement que, dans tous les domaines d’activité que les lois ont passés sous

silence, les gens ont la liberté de faire ce que leur propre raison leur indique comme leur étant

le plus profitable. Car si nous prenons le mot de liberté en son sens propre de liberté

corporelle, c’est-à-dire de n’être ni enchaîné ni emprisonné, il serait tout à fait absurde de

crier comme ils le font pour obtenir cette liberté dont ils jouissent si manifestement. D’autre

part, si nous entendons par liberté le fait d’être soustrait aux lois, il n’est pas moins absurde de

la part des hommes de réclamer comme ils le font cette liberté qui permettrait à tous les autres

hommes de se rendre maîtres de leurs vies. Et cependant, aussi absurde que ce soit, c’est bien

ce qu’ils réclament, ne sachant pas que leurs lois sont sans pouvoir pour les protéger s’il n’est

pas un glaive entre les mains d’un homme (ou de plusieurs) pour faire exécuter ces lois.

Par conséquent, la liberté des sujets réside seulement dans les choses qu’en règlementant

leurs actions le souverain a passés sous silence, par exemple la liberté d’acheter, de vendre, et

de conclure d’autres contrats les uns avec les autres, de choisir leur résidence, leur genre de

nourriture, leur métier, d’éduquer leurs enfants comme ils le jugent convenable et ainsi de

suite.

Hobbes

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « la liberté des sujets réside seulement dans les choses qu’en règlementant

leurs actions le souverain a passés sous silence « ;

3 A quelles conditions est-on libre dans la cité ?

Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au-dessus des Lois (…). Un

peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois,

mais il n’obéit qu’aux Lois et c’est par la force des Lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes

les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats1 ne sont établies

que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres non

402

les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un Peuple est libre, quelque forme qu’ait

son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe

de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je

ne sache rien de plus certain.

Rousseau

1 magistrats : par ce mot Rousseau entend tous ceux qui ont une responsabilité dans les

affaires de l’Etat.

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Un peuple est libre… quand dans celui qui le gouverne il ne voit point

l’homme, mais l’organe de la Loi «

3 La liberté consiste-t-elle à ne dépendre que des lois ?

Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même

à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle

renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter toute moralité à ses

actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. Enfin c’est une convention vaine et contradictoire

de stipuler d’une part une autorité absolue, et de l’autre une obéissance sans bornes. N’est-il

pas clair qu’on n’est engagé en rien envers celui dont a droit de tout exiger ? Et cette seule

condition sans équivalent, sans échange, n’entraîne-t-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel

droit mon esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient et que, son droit

étant le mien, ce droit de moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ?

Rousseau

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme «.

3 Peut-on renoncer librement à sa liberté ?

Toute loi (…) vise l’intérêt commun des hommes, et ce n’est que dans cette mesure qu’elle

acquiert force et valeur de loi, dans la mesure, au contraire, où elle ne réalise pas ce but, elle

perd de sa force d’obligation (…) Or il arrive fréquemment qu’une disposition légale utile à

observer pour le bien public, en règle générale, devienne, en certains cas, extrêmement

nuisible. Aussi le législateur, ne pouvant envisager tous les cas particuliers rédige-t-il la loi en

fonction de ce qui se présente le plus souvent, portant son attention sur l’utilité commune.

C’est pourquoi, s’il se présente un cas où l’observation de telle loi soit préjudiciable à l’intérêt

général, celle-ci ne doit pas être observée. Ainsi à supposer que dans une ville assiégée on

promulgue la loi que les portes doivent demeurer closes, c’est évidemment utile au bien

public, en règle générale : mais s’il arrive que les ennemis poursuivent des citoyens dont

dépend le salut de la cité, il serait très préjudiciables à cette ville de ne pas ouvrir ses portes.

Et par conséquent dans une telle occurrence, il faudrait ouvrir les portes, malgré les termes de

la loi, afin de sauvegarder l’intérêt général que le législateur a en vue.

Saint Thomas d’Aquin

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

403

2 Expliquez : « Toute loi vise l’intérêt commun des hommes « ; « le législateur ne pouvant

envisager tous les cas particuliers «.

3 La loi a-t-elle vocation à s’appliquer à tous les domaines de l’action humaine ?

Le besoin du droit naturel est aussi manifeste aujourd’hui qu’il l’a été des siècles et même

des millénaires. Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit

que le droit est déterminé exclusivement par le législateur et les tribunaux des différents pays.

Or il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de

décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste

et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel

nous sommes capables de juger le droit positif. Bien des gens considèrent que l’étalon en

question n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société ou notre « civilisation « tel

qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions…

Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société

montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à sa société et

par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous

permette de juger de l’idéal de notre société comme de toute autre.

Léo Strauss

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif «

3 Le droit est-il fondé sur des valeurs ou des intérêts ?

En effet rien de ce qui est de droit humain ne saurait déroger à ce qui est de droit naturel ou

de droit divin. Or selon l’ordre naturel institué par la divine providence, les réalités inférieures

sont subordonnées à l’homme, afin qu’il les utilise pour subvenir à ses besoins. Il en résulte

que le partage des biens et leur appropriation selon le droit humain ne suppriment pas la

nécessité pour les hommes d’user de ces biens en vue des besoins de tous. Dès lors, les biens

que certains possèdent en surabondance sont destinés, par le droit naturel, à secourir les

pauvres. C’est pourquoi saint Ambroise écrit : « Le pain que tu gardes appartient à ceux qui

ont faim, les vêtements que tu caches appartiennent à ceux qui sont nus et l’argent que tu

enfouis est le rachat et la délivrance des malheureux. « Or le nombre de ceux qui sont dans le

besoin est si grand qu’on ne peut pas les secourir tous avec les mêmes ressources, mais aucun

a la libre disposition de ses biens pour secourir les malheureux. Et, même en cas de nécessité

évidente et urgente, où il faut manifestement prendre ce qui est sous la main pour subvenir à

un besoin vital, par exemple quand on se trouve en danger et qu’on ne peut pas faire

autrement, il est légitime d’utiliser le bien d’autrui pour subvenir à ses propres besoins ; on

peut le prendre, ouvertement ou en cachette, sans pour autant commettre réellement un vol ou

un larcin.

Saint Thomas d’Aquin

Questions

1 Dégagez les articulations de ce texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « En effet rien de ce qui est de droit humain ne saurait déroger à ce qui est de

droit naturel «

3 A-t-on le droit de désobéir à la loi ?

Les lois injustes sont de deux sortes. Il y a d’abord celles qui sont contraires au bien

commun ; elles sont injustes en raison de leur fin, par exemple quand un chef impose à ses

404

subordonnés des lois onéreuses qui profitent à sa cupidité ou à sa gloire plus qu’au bien

commun ; soit en raison de leur auteur, par exemple quand un homme promulgue une loi qui

excède le pouvoir qu’il détient ; soit encore en raison de leur forme, lorsque les charges

destinées au bien commun sont inégalement réparties dans la communauté. De pareilles lois

sont des contraintes plus que des lois, car, selon le mot de Saint Augustin au livre I du Libre

Arbitre, « on ne peut tenir pour loi une loi qui n’est pas juste «. Par conséquent de telles lois

n’obligent pas en conscience, sauf dans les cas où il importe d’éviter le scandale et le

désordre ; il faut alors sacrifier même un droit.

(…) Il y a ensuite les lois qui sont injustes parce que contraire au bien divin, comme les

lois des tyrans imposant l’idolâtrie et d’autres actes contraires à la loi divine. Il ne faut en

aucune manière observer de telles lois ; c’est en ce sens qu’il est dit dans les Actes des

Apôtres qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.

Saint Thomas d’Aquin

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale ;

2 Expliquez : « on ne peut tenir pour loi une loi qui n’est pas juste «

3 Vaut-il mieux un ordre injuste que pas d’ordre du tout ?

Des fondements de l’Etat… il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est

pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à

un autre, que l’Etat a été institué, au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour

qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra,

sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de

l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de

bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps

s’acquittent en sécurité de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison

libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans

malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc la liberté.

Spinoza

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « L’Etat a été institué… pour qu’il vive autant que possible en sécurité «

« La fin de l’Etat est donc la liberté «.

3 La fin de l’Etat est-elle la sécurité ou la liberté ?

Le meilleur Etat (…) est celui où les hommes vivent dans la concorde et où la législation

nationale est protégée contre toute atteinte. En effet, il est certain que les séditions, les

guerres, l’indifférence systématique ou les infractions effectives aux lois sont bien plus

imputables aux défauts d’un Etat donné qu’à la méchanceté des hommes. Car les hommes ne

naissent point membres de la société, mais s’éduquent à ce rôle ; d’autre part, les sentiments

humains naturels sont toujours les mêmes. Au cas donc où la méchanceté règnerait davantage

et où le nombre de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation que dans

une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une telle suite d’évènements : cette nation

n’aurait pas pris de dispositions suffisantes en vue de la concorde, et sa législation n’aurait

pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse.

Spinoza

405

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez « Le meilleur Etat… est celui où les hommes vivent dans la concorde «

« Les hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à ce rôle «

3 Les institutions politiques sont-elles responsables de la méchanceté des hommes ?

L’Etat…est un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est

l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant

scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les

antagonismes, les classes aux intérêts économiques opposés ne se consument pas, elle et la

société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus

de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’ « ordre « ; et ce

pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus

étranger, c’est l’Etat. (…) Comme l’Etat est né du besoin de réfréner des oppositions de

classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de classes, il est, dans la

règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et

qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux

moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. (…) L’Etat n’existe pas de toute éternité.

Il y a eu des sociétés qui se sont tirées d’affaire sans lui, qui n’avaient aucune idée de l’Etat et

du pouvoir d’Etat. A un certain stade du développement économique, qui était nécessairement

lié à la division de la société en classes, cette division fit de l’Etat une nécessité.

Engels

La société antérieure, évoluant dans des oppositions de classes, avait besoin de l’Etat, c’està-

dire, dans chaque cas, d’une organisation de classe exploiteuse pour maintenir… par la

force la classe exploitée dans les conditions d’oppression données par le mode de production

existant (esclavage, servage, salariat). L’Etat était le représentant officiel de toute la société,

sa synthèse en un corps visible, mais cela, il ne l’était que dans la mesure où il était l’Etat de

la classe qui, pour son temps, représentait elle-même toute la société : dans l’Antiquité, Etat

des citoyens propriétaires d’esclaves ; au Moye Age, de la noblesse féodale ; à notre époque,

de la bourgeoisie. Quand il finit par devenir effectivement le représentant de toute la société,

il se rend lui-même superflu. Dès lors qu’il n’y a plus de classe sociale à tenir dans

l’oppression… il n’y a plus rien à réprimer qui rende nécessaire un pouvoir de répression, un

Etat. Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la

société – la prise de possession des moyens de production au nom de la société, - est en même

temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. L’intervention d’un pouvoir d’Etat dans des

rapports sociaux devient superflue dans un domaine après l’autre, et entre alors naturellement

en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses... L’Etat

n’est pas « aboli «. Il s’éteint.

Engels

Nous pensons que la politique, nécessairement révolutionnaire, du prolétariat doit avoir

pour objet immédiat et unique la destruction des Etats. Nous ne comprenons pas qu’on puisse

parler de solidarité internationale lorsqu’on veut conserver les Etats, - à moins qu’on ne rêve

l’Etat universel, c’est-à-dire l’esclavage universel…- l’Etat par sa nature même étant une

rupture de cette solidarité et par conséquent une cause permanente de guerre. Nous ne

concevons pas non plus qu’on puisse parler de la liberté du prolétariat ou de la délivrance

réelle des masses dans l’Etat et par l’Etat. Etat veut dire domination, et toute domination

suppose l’assujettissement des masses et par conséquent leur exploitation au profit d’une

minorité gouvernante quelconque…

406

Les marxiens professent des idées toutes contraires. Ils sont les adorateurs du pouvoir

d’Etat, et nécessairement aussi les prophètes de la discipline politique et sociale, les

champions de l’ordre établi de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel et de la

souveraineté des masses, auxquelles on réserve le bonheur et l’honneur d’obéir à des chefs, à

des maîtres élus (…) Entre les marxiens et nous il y a un abîme. Eux, ils sont les

gouvernementaux, nous les anarchistes…

Bakounine

Vaut-il mieux être aimé que craint, ou craint qu’aimé ? Je réponds que les deux seraient

nécessaires ; mais comme il paraît difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr de

se faire craindre qu’aimer, quand on doit renoncer à l’un des deux…Cependant, le prince doit

se faire craindre de telle sorte que, s’il ne peut gagner l’amitié, du moins il n’inspire aucune

haine, car ce sont là deux choses qui peuvent très bien s’accorder. Il lui suffira pour cela de ne

toucher ni aux biens de ses concitoyens ni à leurs femmes… qu’il évite par-dessus tout de

prendre les biens d’autrui ; car les hommes oublient plus vite la perte de leur père que la perte

de leur patrimoine.

C’est pourquoi un seigneur avisé ne peut, ne doit respecter sa parole si ce respect se

retourne contre lui et que les motifs de sa promesse soient éteints. Si les hommes étaient tous

gens de bien, mon précepte serait condamnable ; mais comme ce sont tous de tristes sires et

qu’ils n’observeraient pas leurs promesses, tu n’as pas non plus à observer les tiennes…

Il n’est donc pas nécessaire à un prince de posséder toutes les vertus… ; ce qu’il faut, c’est

qu’il paraisse les avoir. Bien mieux, j’affirme que s’il les avait et les appliquait toujours, elles

lui porteraient préjudice ; mais si ce sont de simples apparences, il en tirera profit. Ainsi, tu

peux sembler – et être réellement- pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux : fort bien ;

mais tu dois avoir entraîné ton coeur à être exactement l’opposé, si les circonstances l’exigent.

Machiavel

Je pense (…) que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne

ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde…je vois une foule innombrable

d’hommes semblables et égaux qui tournent sans cesse sur eux-mêmes pour se procurer de

petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est

comme étranger à la destinée de tous les autres…

Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge d’assurer leur

jouissance et de veiller sur leur sort…Il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne

songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur : mais il veut en être l’unique

agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs

plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise

leurs héritages…

Le souverain étend ses bras sur la société tout entière : il en couvre la surface d’un réseau

de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les

plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la

foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement

d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ;

il ne tyrannise point, il gène, il comprime, il énerve, il hébète, et il réduit chaque nation à

n’être qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

Tocqueville

Les historiens, et même le bon sens, peuvent nous faire connaître que, pour séduisants que

puissent paraître ces idées d’égalité parfaite, en réalité elles sont, au fond, impraticables, et si

407

elles ne l’étaient pas, elles seraient extrêmement pernicieuses pour la société humaine. Rendez

les possessions aussi égales que possible : les degrés différents de l’art, du soin, du travail des

hommes rompront immédiatement cette égalité. Ou alors, si vous restreignez ces vertus, vous

réduisez la société à la plus extrême indigence, et, au lieu de prévenir le besoin et la mendicité

chez quelques uns, vous les rendez inévitables à la communauté entière. La plus rigoureuse

inquisition est également nécessaire, pour déceler toute inégalité dès qu’elle apparaît, ainsi

que la juridiction la plus sévère, pour la punir et la rectifier. Mais, outre que tant d’autorité

doit bientôt dégénérer en tyrannie, et être exercée avec une grande partialité, qui peut bien en

être investi dans une situation telle que celle ici supposée ?

Hume

A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable

démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre

gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment

assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour

cela des commissions, sans que la forme de l’administration change…

Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations

intestines que le démocratique ou populaire, parce qu’il n’y a aucun qui tende si fortement et

si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage pour

être maintenu dans la sienne. C’est surtout dans cette constitution que le citoyen doit s’armer

de force et de constance, et dire chaque jour de sa vie au fond de son coeur ce que disait un

vertueux Palatin dans la diète de Pologne : « Je préfère une liberté dangereuse à un esclavage

tranquille «.

S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si

parfait ne convient pas à des hommes.

Rousseau

Il est vrai, que dans les démocraties, le peuple parait faire ce qu’il veut ; mais la liberté

politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un Etat, c’est-à-dire dans une société

où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à

n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir.

Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté.

La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent ; et si un citoyen pouvait faire ce

qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce

pouvoir.

La démocratie et l’aristocratie ne sont point des Etats libres par leur nature. La liberté

politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. Mais elle n’est pas toujours dans

les Etats modérés. Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir ; mais c’est une

expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce

qu’il trouve des limites. Qui le dirait ! La vertu même a besoin de limites.

Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le

pouvoir arrête le pouvoir.

Montesquieu

Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique ou un

gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l’un, le bras

du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout. Mais dans un Etat populaire,

il faut un ressort de plus qui est la vertu…

408

Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient

d’autre force qui put le soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que

de manufactures, de commerce, de finances et de luxe même.

Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les coeurs qui peuvent la recevoir, et

l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on

était libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave

échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était

règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte.

La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens

et la licence de tous.

Montesquieu

Il n’y a donc pas et il ne saurait y avoir de régime politique absolument préférable à tous

les autres, il y a seulement des états de civilisation plus perfectionnés les uns que les autres.

Les institutions bonnes à une époque peuvent être et sont même le plus souvent mauvaises à

une autre, et réciproquement. Ainsi, par exemple, l’esclavage, qui est aujourd’hui une

monstruosité, était certainement, à son origine, une très belle institution, puisqu’elle avait

pour objet d’empêcher le fort d’égorger le faible ; c’était un intermédiaire inévitable dans le

développement général de la civilisation. De même, en sens inverse, la liberté, qui, dans une

proportion raisonnable, est si utile à un individu et à un peuple qui ont atteint un certain degré

d’instruction et contracté quelques habitudes de prévoyance, parce qu’elle permet le

développement de leurs facultés, est très nuisible à ceux qui n’ont pas encore rempli ces deux

conditions, et qui ont indispensablement besoin, pour eux-mêmes autant que pour les autres,

d’être tenus en tutelle. Il est donc évident qu’on ne saurait s’entendre sur la question absolue

du meilleur gouvernement possible.

Comte

(Politique ; nature/culture)

L’art : évasion du monde ou dévoilement du sens ?

Peut-on reprocher à une oeuvre d’art de ne rien vouloir dire ?

La laideur peut-elle faire l’objet d’une représentation esthétique ?

L’art peut-il s’enseigner ?

En quoi l’art peut-il être considéré comme une chose sérieuse ?

L’oeuvre d’art nous apprend-elle quelque chose ?

Faut-il avoir acquis des connaissances pour pouvoir apprécier une oeuvre d’art ?

La beauté artistique est-elle supérieure à la beauté naturelle ?

Une oeuvre d’art nous invite-t-elle à nous évader du monde ou à mieux le regarder ?

409

La fin de l’art est-elle la vérité ?

L’art peut-il échapper au critère du beau et du laid ?

Peut-on expliquer une oeuvre d’art ?

Embellir la vie, est-ce la seule fonction de l’art ?

L’artiste est-il simplement un technicien ?

L’art peut-il ne pas être sacré ? (Art ; religion)

Est-il possible dans le domaine des arts d’avoir tort ou raison lorsqu’on dit : « c’est

beau « ?

En quel sens peut-on dire que le monde ne serait pas visible sans l’art ?

Les qualités de l’artiste sont-elles celles de l’artisan ?

Qu’est-ce qui distingue une oeuvre d’art d’un objet quelconque ?

Les arts sont-ils un langage ? (Art ; langage ; savoir objectif)

L’art n’est-il qu’un mode d’expression subjectif ?

Les artistes ont un intérêt à ce qu’on croie aux intuitions soudaines, aux soi-disant

inspirations ; comme si l’idée de l’oeuvre d’art, des poèmes, la pensée fondamentale d’une

philosophie, tombait du ciel comme un rayon de la grâce. En réalité l’imagination du bon

artiste ou penseur produit constamment du bon, du médiocre et du mauvais, mais son

jugement extrêmement aiguisé, exercé, rejette, choisit, combine ; ainsi, l’on se rend compte

aujourd’hui, d’après les carnets de Beethoven, qu’il a composé peu à peu ses plus

magnifiques mélodies et les a en quelque sorte triées d’ébauches multiples. Celui qui discerne

moins sévèrement et s’abandonne volontiers à la mémoire reproductrice pourra, dans

certaines conditions, devenir un grand improvisateur ; mais l’improvisation artistique est à un

niveau fort bas en comparaison des idées d’art choisies. Sérieusement et avec peine. Tous les

grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à inventer, mais

encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger.

Nietzsche

Il reste à dire maintenant en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée

précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même

dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il avait pensé dès

qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une

idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est

une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait

l’oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair

qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence ;

l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient

ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et

410

c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature, et s’étonne luimême.

Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au

poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît

sous le pinceau. (…)

Alain

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « l’idée lui vient à mesure qu’il fait «.

3 En quoi la création artistique diffère-t-elle de la création artisanale ?

Il est évident, par exemple, que les qualités esthétiques, positives, indéniables et parfois

très remarquables, d’une automobile, d’un avion, d’un écouteur téléphonique, d’un barrage

hydro-électrique, ne sauraient en rien (dans l’esprit moderne) résulter d’ornements surajoutés,

ni d’une intervention de l’artiste professionnel se substituant à l’ingénieur pour en corriger ou

pour en remanier l’ouvrage, pour le « surdéterminer «1. Elles sont inhérentes à ces choses

mêmes, directement, en tant qu’elles sont « réussies « ou « accomplies « ou « parfaites en leur

genre « ; en tant que leur forme est excellente, bien adaptée à la fonction. (…) En les créant,

l’ingénieur a fait à la fois et par un même acte, par une même démarche, oeuvre d’industrie et

oeuvre d’art.

Etienne Souriau

1 surdéterminer : ajouter des significations supplémentaires.

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « L’ingénieur a fait par un même acte oeuvre d’industrie et oeuvre d’art «.

3 Une oeuvre industrielle peut-elle être une oeuvre d’art ?

Créer, c’est le propre de l’artiste ; où il n’y a pas création, l’art n’existe pas. Mais on se

tromperait si l’on attribuait ce pouvoir créateur à un don inné. En matière d’art, le créateur

authentique n’est pas seulement un être doué, c’est un homme qui a su ordonner en vue de

leur fin tout un faisceau d’activités, dont l’oeuvre d’art est le résultat. C’est ainsi que pour

l’artiste, la création commence à la vision. Voir, c’est déjà une opération créatrice, et qui

exige un effort. Tout ce que nous voyons, dans la vie courante, subit plus ou moins la

déformation qu’engendrent les habitudes acquises, et le fait est peut-être plus sensible en une

époque comme le nôtre, où cinéma, publicité et magazines nous imposent quotidiennement un

flot d’images toutes faites, qui sont un peu, dans l’ordre de la vision, ce qu’est le préjugé dans

l’ordre de l’intelligence. L’effort nécessaire pour s’en dégager est indispensable à l’artiste qui

doit voir toutes choses comme s’il les voyait pour la première fois. Il faut voir toute la vie

comme lorsqu’on était enfant, et la perte de cette possibilité vous enlève celle de vous

exprimer d’une façon originale, c’est-à-dire personnelle.

Henri Matisse

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « l’artiste doit voir toutes choses comme s’il les voyait pour la première

fois «.

3 La création artistique peut-elle se rapprocher de la démarche philosophique ?

411

C’est un vieux précepte que l’art doit imiter la nature… D’après cette conception, le but

essentiel de l’art consisterait dans l’imitation, autrement dit dans la reproduction habile

d’objets tels qu’ils existent dans la nature, et la nécessité d’une pareille reproduction faite en

conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l’art un but

purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l’homme dispose, ce

qui existe dans le monde extérieur, et tel qu’il y existe. Mais cette répétition peut apparaître

comme une occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons-nous de revoir dans des

tableaux ou sur la scène des animaux, des paysages ou des évènements humains que nous

connaissons déjà pour les avoir vus ou pour les voir dans nos jardins, dans nos intérieurs ou,

dans certains cas, pour en avoir entendu parler par des personnes de nos connaissances ? On

peut même dire que ces efforts inutiles se réduisent à un jeu présomptueux dont les résultats

restent toujours inférieurs à ce que nous offre la nature. C’est que l’art, limité dans ses

moyens d’expression, ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l’apparence de la

réalité à un seul de nos sens ; et, en fait, lorsqu’il ne va pas au-delà de la simple imitation, il

est incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie réelle : tout ce

qu’il peut nous offrir, c’est une caricature de la vie.

Hegel

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « l’art… ne peut nous offrir qu’une caricature de la vie «

3 Une oeuvre d’art nous invite-t-elle à nous évader du monde ?

La philosophie n’est pas l’art, mais elle a avec l’art de profondes affinités. Qu’est-ce que

l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans

voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque

nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce

sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes

conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement

d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions,

celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir

directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais

ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s’adresse moins aux

objets extérieurs qu’à la vie intérieure de l’âme.

Bergson

(Art ; philosophie)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas «.

3 L’art nous apprend-il quelque chose sur le réel ?

Le but de l’art, son besoin originel, c’est de produire aux regards une représentation, une

conception née de l’esprit, de la manifester comme son oeuvre propre ; de même que, dans le

langage, l’homme communique ses pensées et les fait comprendre à ses semblables.

Seulement, dans le langage, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre,

quelque chose de purement extérieur à l’idée et d’arbitraire.

L’art, au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées une

existence sensible qui leur corresponde. Ainsi, d’abord, l’oeuvre d’art, offerte aux sens, doit

412

renfermer en soi un contenu. De plus, il faut qu’elle le représente de telle sorte que l’on

reconnaisse que celui-ci, aussi bien que sa forme visible, n’est pas seulement un objet réel de

la nature, mais un produit de la représentation et de l’activité artistique de l’esprit. L’intérêt

fondamental de l’art consiste en ce que ce sont les conceptions objectives et originelles, les

pensées universelles de l’esprit humain, qui sont offertes à nos regards.

Hegel

L’oeuvre d’art vient de l’esprit et existe pour l’esprit, et sa supériorité consiste en ce que si

le produit naturel est un produit doué de vie, il est périssable, tandis qu’une oeuvre d’art est

une oeuvre qui dure. La durée présente un intérêt plus grand. Les évènements arrivent, mais

aussitôt arrivés, ils s’évanouissent ; l’oeuvre d’art leur confère de la durée, les représente dans

leur vérité impérissable. L’intérêt humain, la valeur spirituelle d’un évènement, d’un caractère

individuel, d’une action, dans leur évolution et leurs aboutissements, sont saisis par l’oeuvre

d’art qui les fait ressortir d’une façon plus pure et transparente que dans la réalité ordinaire,

non artistique. C’est pourquoi l’oeuvre d’art est supérieure à tout produit de la nature qui n’a

pas effectué ce passage par l’esprit. C’est ainsi que le sentiment et l’idée qui en peinture ont

inspiré un paysage confèrent à cette oeuvre de l’esprit un rang plus élevé que celui du paysage

tel qu’il existe dans la nature.

Hegel

L’art peut ainsi être un luxe mensonger. On ne s’étonnera donc pas que des hommes ou des

artistes aient voulu faire machine arrière et revenir à la vérité. Dès cet instant ils ont nié que

l’artiste ait droit à la solitude et lui ont offert comme sujet non pas ses rêves mais la réalité

vécue et soufferte par tous. Certains que l’art pour l’art, par ses sujets comme par son style,

échappe à la compréhension des masses ou bien n’exprime rien de leur vérité, ces hommes

ont voulu que l’artiste se proposât au contraire de parler du et pour le plus grand nombre. ..

Dès lors, les artistes qui refusent la société bourgeoise et son art formel… doivent être

réalistes et ne le peuvent pas… Comment, en effet un réalisme socialiste est-il possible alors

que la réalité n’est pas tout entière socialiste ? (…) On se vouera donc d’une part à nier et à

condamner ce qui dans la réalité n’est pas socialiste, d’autre part à exalter ce qui l’est ou le

deviendra. Nous obtenons inévitablement l’art de propagande, avec ses bons et ses méchants,

une bibliothèque rose, en somme coupée autant que l’art formel de la réalité complexe et

vivante (…) L’art culmine ici dans un optimisme de commande, le pire des luxes justement, et

le plus dérisoire des mensonges.

Albert Camus

Si l’on me demande si je trouve beau le palais que je vois devant moi, je puis sans doute

répondre : je n’aime pas ces choses qui ne sont faites que pour les badauds, ou encore

répondre comme ce sachem iroquois qui n’appréciait à Paris que les rôtisseries ; je peux bien

encore déclamer, tout à la manière de Rousseau, contre la vanité des grands qui abusent du

travail du peuple pour des choses aussi inutiles ; enfin je puis me persuader bien facilement

que si je me trouvais dans une île inhabitée, sans espoir de jamais revenir parmi les hommes,

et que j’eusse le pouvoir par le simple fait de le souhaiter d’y transporter magiquement un tel

palais, je n’en prendrais même pas la peine, supposé que je possède une masure assez

confortable pour moi. On peut m’accorder tout cela et l’approuver ; toutefois ce n’est pas là la

question. On désire uniquement savoir si la seule représentation de l’objet s’accompagne en

moi par une satisfaction, aussi indifférent que je puisse être à l’existence de l’objet de cette

représentation. On voit aisément que ce qui importe pour dire l’objet beau et prouver que j’ai

du goût, c’est ce que je découvre en moi en fonction de cette représentation et non ce par quoi

je dépends de l’existence de l’objet. Chacun doit reconnaître qu’un jugement sur la beauté en

413

lequel se mêle le plus petit intérêt est très partial et ne peut être un jugement de goût pur. Pour

jouer le rôle de juge en matière de goût il ne faut pas se soucier le moins du monde de

l’existence de l’objet, mais bien au contraire être indifférent en ce qui y touche.

Kant

En ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement fondé sur un

sentiment particulier, et par lequel il affirme qu’un objet lui plaît, soit restreint à une seule

personne. Il admet donc, quand il dit : le vin des Canaries est agréable, qu’un autre corrige

l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : il m’est agréable ; il en est ainsi non seulement

pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui plaît aux yeux et aux

oreilles de chacun (…) Il en va tout autrement du beau. Ce serait ridicule, si quelqu’un, se

piquant de bon goût, pensait s’en justifier en disant : cet objet (l’édifice que nous voyons, le

concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation) est beau pour

moi. Car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir

pour lui du charme et de l’agrément, il n’importe ; mais quand il dit d’une chose qu’elle est

belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais au

nom de tous, et parle alors de la beauté comme d’une propriété des objets ; il dit donc que la

chose est belle et ne compte pas pour son jugement de satisfaction sur l’adhésion des autres

parce qu’il a constaté qu’à diverses reprises leur jugement était d’accord avec le sien, mais il

exige cette adhésion.

Kant

Le savoir objectif ou la connaissance s’imposant à tous le esprits

A quoi tient la certitude que l’on accorde aux mathématiques ?

Comment les mathématiques, produit de la pensée indépendant de l’expérience,

peuvent-elles rendre compte de la réalité ?

Les mathématiques sont-elles une science comme les autres ?

Les connaissances scientifiques peuvent-elles être à la fois vraies et provisoires ?

Ne doit-on tenir pour vraie une proposition que si elle est contrôlable par une

expérience ?

Les faits parlent-ils d’eux-mêmes ?

Les sciences permettent-elles de connaître la réalité même ?

La connaissance scientifique progresse-t-elle par l’accumulation des faits ?

La connaissance scientifique a-t-elle des limites ?

La connaissance scientifique abolit-elle toute croyance ? (La science ; la religion ; la

vérité)

414

La science découvre-t-elle ou construit-elle son objet ?

La valeur d’une théorie se mesure-t-elle à son efficacité pratique ?

Une connaissance scientifique du vivant est-elle possible ?

La machine fournit-elle un modèle pour comprendre le vivant ?

Doit-on concevoir des limites à l’expérimentation sur le vivant ?

L’homme se réduit-il à ce que nous en font connaître les sciences humaines ?

Les sciences humaines peuvent-elles adopter les méthodes des sciences de la nature ?

Peut-on dire que la « conscience « est l’ennemie secrète des sciences humaines ?

L’histoire : une histoire ou des histoires ?

Peut-on dire qu’il existe une logique des évènements historiques ?

Le journaliste peut-il décider qu’un évènement est historique ?

En quel sens peut-on dire que l’historien « fait « l’histoire ?

L’histoire est-elle le simple récit des faits tels qu’ils se sont passés ?

Faut-il renoncer à l’idée que l’histoire possède un sens ?

L’histoire est-elle ce qui arrive à l’homme ou ce qui arrive par l’homme ?

L’historien peut-il être objectif ?

Tous les objets de la raison humaine ou de nos recherches peuvent se diviser en deux

genres, à savoir les relations d’idées et les faits. Du premier genre sont les sciences de la

géométrie, de l’algèbre et de l’arithmétique et, en bref, toute affirmation qui est intuitivement

ou démonstrativement certaine. Le carré de l’hypoténuse est égal au carré de deux côtés, cette

proposition exprime une relation entre ces figures. Trois fois cinq est égal à la moitié de trente

exprime une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre, on peut les découvrir

par la seule opération de la pensée, sans dépendre de ce qui existe dans l’univers. Même s’il

n’y avait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide

conserveraient toujours leur certitude et leur évidence.

Les faits, qui sont les seconds objets de la raison humaine, on ne les établit pas de la même

manière ; et l’évidence de leur vérité, aussi grande qu’elle soit, n’est pas d’une nature

semblable à la précédente. Le contraire d’un fait quelconque est toujours possible, car il

n’implique pas contradiction et l’esprit le conçoit aussi facilement et aussi distinctement que

s’il concordait pleinement avec la réalité. Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition

n’est pas moins intelligible et elle n’implique pas plus contradiction que l’affirmation : il se

lèvera. Nous tenterions donc en vain d’en démontrer la fausseté et l’esprit ne pourra jamais la

concevoir distinctement.

Hume

415

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Le contraire d’un fait quelconque est toujours possible «

3 Toutes les vérités objectives sont-elles de nature rationnelle ?

Nos idées, par exemple de mathématiques, d’astronomie, de physique, sont vraies en deux

sens. Elles sont vraies par le succès ; elles donnent puissance dans ce monde des apparences.

Elles nous y font maîtres, soit dans l’art d’annoncer, soit dans l’art de modifier selon nos

besoins ces redoutables ombres au milieu desquelles nous sommes jetés. Mais, si l’on a bien

compris par quels chemins se fait le détour mathématique, il s’en faut de beaucoup que ce

rapport à l’objet soit la règle suffisante du bien penser. La preuve selon Euclide n’est jamais

d’expérience ; elle ne veut point l’être. Ce qui fait notre géométrie, notre arithmétique, notre

analyse, ce n’est pas premièrement qu’elles s’accordent avec l’expérience, mais c’est que

notre esprit s’y accorde avec lui-même, selon cet ordre du simple au complexe, qui veut que

les premières définitions, toujours maintenues, commandent toute la suite de nos pensées. Et

c’est ce qui étonne d’abord le disciple, qui ce qui est le premier à comprendre ne soit jamais le

plus urgent ni le plus avantageux. L’expérience avait fait découvrir ce qu’il faut de calcul et

de géométrie pour vivre, bien avant que la réflexion se fût mise en quête de ces preuves

subtiles qui refusent le plus possible l’expérience, et mettent en lumière cet ordre selon

l’esprit qui veut se suffire à lui-même. Il faut arriver à dire que ce genre de recherches ne vise

point d’abord à cette vérité que le monde confirme, mais à une vérité plus pure, toute d’esprit,

ou qui s’efforce d’être telle, et qui dépend seulement du bien penser.

Alain

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Ce qui fait notre géométrie, notre arithmétique,…ce n’est pas

premièrement qu’elles s’accordent avec l’expérience, mais c’est que notre esprit s’y

accorde avec lui-même «.

3 L’expérience ne nous apprend-elle rien ?

La somme des angles d’un triangle est-elle égale, inférieure ou supérieure à deux angles

doits ? Des trois cas concevables un géomètre ancien eût répondu que le premier était vrai, les

deux autres faux. Pour un moderne, il s’agit là de trois théorèmes distincts qui ne s’excluent

mutuellement qu’à l’intérieur d’un système selon que le nombre des parallèles est postulé

égal, supérieur ou inférieur à un…

L’idée ainsi apparue à l’occasion de la théorie des parallèles, doit naturellement s’étendre à

l’ensemble des postulats…Un théorème de géométrie était à la fois un renseignement sur les

choses et une construction de l’esprit, une loi de physique et une pièce d’un système logique,

une vérité de fait et une vérité de raison. De ces couples paradoxaux, la géométrie théorique

laisse maintenant tomber le premier élément, qu’elle renvoie à la géométrie appliquée… De

théorèmes incompatibles entre eux peuvent également être vrais, pourvu qu’on les rapporte à

des systèmes différents.

Quant aux systèmes eux-mêmes, il n’est plus question pour eux de vérité ou de fausseté,

sinon au sens logique de la cohérence ou de la contradiction interne. Les principes qui les

commandent sont de simples hypothèses, dans l’acception mathématique de ce terme : ils sont

seulement posés, et non affirmés ; non pas douteux, comme la conjoncture du physicien, mais

situés par delà le vrai et le faux, comme une décision ou une convention.

R. Blanché

416

La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument

à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres

raisons que celles qui fondent l’opinion de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort.

L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En

désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur

l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait

pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de

morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit

d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que

nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et

quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est

précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un

esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y pas eu de

question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné.

Tout est construit.

Bachelard

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Rien n’est donné. Tout est construit «

3 L’opinion ne contient-elle aucune forme de pensée ?

La première condition que doit remplir un savant qui se livre à l’investigation dans les

phénomènes naturels, c’est de conserver une entière liberté d’esprit assise sur le doute

philosophique. Il ne faut pourtant point être sceptique ; il faut croire à la science, c’est-à-dire

au déterminisme, au rapport absolu et nécessaire des choses, aussi bien dans les phénomènes

propres aux êtres vivants que dans les autres ; mais il faut en même temps être bien convaincu

que nous n’avons ce rapport que d’une manière plus ou moins approximative, et que les

théories que nous possédons sont loin de représenter des vérités immuables. Quand nous

faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule chose dont nous soyons certains, c’est

que toutes ces théories sont fausses absolument parlant. Elles ne sont que des vérités partielles

et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des degrés sur lesquels nous nous reposons,

pour avancer dans l’investigation ; elles ne représentent que l’état actuel de nos connaissances

et, par conséquent, elles devront se modifier avec l’accroissement de la science, et d’autant

plus souvent que les sciences sont moins avancées dans leur évolution.

Cl. Bernard

Les solutions apportées au problème des rapports entre physique et mathématique sont

diverses, mais qu’elles proviennent de scientifiques ou de philosophes, elles reposent, dans

leur écrasante majorité (…) sur l’idée que les mathématiques constituent le langage de la

physique (…) : « Toutes les lois sont tirées de l’expérience, mais, pour les énoncer, il faut une

langue spéciale ; le langage ordinaire est trop pauvre, il est d’ailleurs trop vague, pour

exprimer des rapports si délicats, si riches et si précis. Voilà donc une première raison pour

laquelle le physicien ne peut se passer des mathématiques ; elles lui fournissent la seule

langue qu’ils puissent parler « (H. Poincaré).

Cette conception des mathématiques comme langage de la physique peut toutefois

s’interpréter de diverses façons, suivant que ce langage est pensé comme celui de la nature,

que devra s’efforcer d’assimiler l’homme qui l’étudie, ou à l’inverse comme le langage de

l’homme, dans lequel devront être traduits les faits de la nature pour devenir compréhensibles.

La première position semble être celle de Galilée (…) ; elle est aussi celle d’Einstein :

417

« D’après notre expérience à ce jour, nous avons le droit d’être convaincus que la nature est la

réalisation de ce qu’on peut imaginer de plus simple mathématiquement « (…). Le second

point de vue est celui de Heisenberg : « Les formules mathématiques ne représentent plus la

nature, mais la connaissance que nous en possédons «.

(…) Dans le cas de la chimie, de la biologie, des sciences de la Terre, etc., c’est-à-dire, en

général, des « sciences exactes « autres que la physique, le rôle des mathématiques est réduit,

pour l’essentiel, au calcul numérique, c’est-à-dire à la manipulation du quantitatif. Il en va

tout autrement en physique, où les mathématiques jouent un rôle plus profond.

Lévy-Leblond

Je conçois les théories scientifiques comme autant d’inventions humaines – comme des

filets créés par nous et destinés à capturer le monde. Elles diffèrent, certes, des inventions de

poètes, et même des inventions des techniciens. Une théorie n’est pas seulement un

instrument. Ce que nous recherchons c’est la vérité : nous testons nos théories afin d’éliminer

celles qui ne sont pas vraies. C’est ainsi que nous parvenons à améliorer nos théories – même

en tant qu’instruments : en créant des filets qui sont de mieux en mieux adaptés à la tâche

d’attraper nos poissons, à savoir le monde réel. Ce ne sont pourtant jamais des instruments

parfaits. Ce sont des filets rationnels créés par nous, et elles ne doivent pas être confondues

avec une représentation complète de tous les aspects du monde réel, pas même si elles sont

très réussies, ni même si elles semblent donner d’excellentes approximations de la réalité.

Popper

Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme

on pourrait le croire, uniquement déterminée par le monde extérieur. Dans l’effort que nous

faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de

comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en

mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est

ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout

ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses

observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, et il ne

peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison. Mais

le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de

la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus

de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la

connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité

objective.

Einstein et Infeld

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain «.

3 La vérité scientifique nous dévoile-t-elle la réalité telle qu’elle est ?

Cette notion, pour moi capitale, de réel voilé, il me semble qu’on la saisit mieux si l’on a

présente à l’esprit une analogie inspirée d’une idée de Bertrand Russell et consistant à

comparer le réel en soi – ou réalité indépendante – à un concert, tandis que la réalité

empirique- l’ensemble des phénomènes- est comparée à un enregistrement sur disque ou sur

cassette de ce concert. Il est indéniable que la structure du disque n’est pas indépendante de

celle du concert. Il est clair cependant que la première, qui est déployée dans l’espace sous

forme de minuscules creux et bosses le long des sillons, n’est pas purement et simplement

418

identifiable à la seconde, qui est déployée dans le temps. Aussi y aurait-il évidente absurdité à

prétendre que concert et disque constituent une seule et même chose. En outre, un martien

débarquant sur Terre, découvrant le disque et étudiant sa structure ne pourrait pas, quelque

doué qu’il fût, reconstituer le concert. Dira-t-on pour autant que l’examen effectué ne lui en

donne aucune idée ? A l’évidence ce serait faux puisqu’il peut même connaître sa

« structure « d’une manière quantitative. De fait, s’il est imaginatif et s’il possède le sens de

l’ouïe peut-être pourra-t-il conjecturer qu’à l’origine de creux et bosses qu’il étudie il y a une

émission de sons. Peut-être pourra-t-il aller jusqu’à se figurer avec quelques détails comment

celle-ci fut réalisée. Mais s’il se lance dans une telle voie il devra bien être conscient de

l’inévitable part d’arbitraire inhérente à sa démarche.

Bernard d’Espagnat

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Cette notion de réel voilé «.

3 L’expérience permet-elle de nous dévoiler la réalité ?

Je crois que le cerveau humain a une exigence fondamentale ; celle d’avoir une

représentation unifiée et cohérente du monde qui l’entoure, ainsi que des forces qui animent

ce monde. Les mythes, comme les théories scientifiques, répondent à cette exigence humaine.

Dans tous les cas, et contrairement à ce qu’on pense souvent, il s’agit d’expliquer ce qu’on

voit par ce qu’on ne voit pas, le monde visible par un monde invisible qui est toujours le

produit de l’imagination….

Par conséquent, qu’il s’agisse d’un mythe ou d’une théorie scientifique, tout système

d’explication est le produit de l’imagination humaine. La grande différence entre mythes et

théories scientifiques, c’est que le mythe se fige. Une fois imaginé, il est considéré comme la

seule explication du monde possible. Tout ce qu’on rencontre comme évènement est

interprété comme signe qui confirme le mythe. Une théorie scientifique fonctionne de manière

différente. Les scientifiques s’efforcent de confronter le produit de leur imagination (la théorie

scientifique) avec la « réalité «, c’est-à-dire l’épreuve des faits observables. De plus, ils ne se

contentent pas de récolter des signes de sa validité. Ils s’efforcent d’en produire d’autres, plus

précis, en la soumettant à l’expérimentation. Et les résultats de celle-ci peuvent s’accorder ou

non à la théorie. Et si l’accord ne se fait pas, il faut jeter la théorie et en trouver une autre.

François Jacob

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Les mythes, comme les théories scientifiques, répondent à cette exigence

humaine «.

3 La raison et la croyance s’excluent-elles mutuellement ?

Dans une montre, une partie est l’instrument qui fait se mouvoir les autres ; mais un

rouage n’est pas la cause efficiente qui engendre les autres ; une partie, il est vrai, existe pour

l’autre, mais non par cette autre. La cause efficiente de ces parties et de leur forme n’est pas

dans la nature (de cette matière) mais au-dehors, dans un être qui peut agir en vertu d’idées

d’un tout possible par sa causalité. C’est pourquoi dans une montre, un rouage n’en produit

pas un autre et encore moins une montre d’autres montres, en utilisant (organisant) pour cela

une autre matière ; elle ne remplace pas les défauts de la première formation à l’aide des

autres parties ; et si elle est déréglée, elle ne se répare pas non plus d’elle-même, toutes choses

qu’on peut atteindre de la nature organisée. Un être organisé n’est pas seulement une machine

419

– car celle-ci ne détient qu’une force motrice –, mais il possède une énergie formatrice qu’il

communique même aux matières qui ne la possèdent pas (il les organise), énergie formatrice

qui se propage et qu’on ne peut expliquer uniquement par la puissance motrice (le

mécanisme).

Kant

Supposons que la mort au lieu de laisser un cadavre ne perdant sa structure que lentement

se manifeste par une décomposition instantanée du corps. Cela n’est pas une imagination

gratuite, mais une simple accélération de ce qui se passe en fait : un animal mort ne conserve

la forme de l’organisme vivant que par inertie, comme la limaille de fer sur la table conserve

la forme du champ de force, même quand le champ de force a disparu. En fait le cadavre n’est

plus que l’ensemble des matériaux de la vie : un peu d’eau, de charbon, d’azote, de fer. La

mort se traduirait alors par la chute instantanée d’une fine poussière. Nous nous ferions sur

cette idée, une idée plus juste de ce qu’est la vie. La vie ne nous paraîtrait pas le

fonctionnement massif, macroscopique de l’organisme ou pas seulement cela, mais ce qui

tient, directement ou indirectement, la forme même de l’organisme, ce qui est cette forme

elle-même, se survolant et se surveillant.

Ruyer

Tout être vivant enferme en lui une énorme somme d’esprit, bien plus qu’il n’en faut pour

bâtir la plus splendide des cathédrales. Cet esprit se nomme aujourd’hui information, mais

cela ne change rien à la chose. Il n’est pas inscrit comme dans un ordinateur, mais se

condense, miniaturisé à l’échelle moléculaire, dans l’A.D.N. des chromosomes… et cela dans

chaque cellule. Cet esprit est le sine qua non de la vie. En son absence aucun être vivant n’est

concevable. D’où vient-il ? Problème qui intéresse biologistes et philosophes et que la science

actuelle ne paraît pas capable de résoudre. Devant une oeuvre humaine, on croit savoir d’où

vient l’esprit qu’elle contient et qui l’a façonnée ; quand il s’agit d’un être vivant on l’ignore

et personne ne l’a vu et ne le sait, pas plus Darwin qu’Epicure, Leibniz qu’Aristote, Einstein

que Parménide.

Un acte de foi peut seul nous faire adopter telle ou telle hypothèse. La science, elle qui

n’accepte aucun credo, ou ne devrait pas en accepter, confesse son ignorance, son

impuissance à résoudre ce problème dont nous sommes sûrs qu’il se pose et a une réalité. Si

rechercher l’origine de l’information dans un ordinateur n’est pas un faux problème, pourquoi

le serait-ce quand il s’agit de l’information contenue dans les noyaux cellulaires ?

Pierre P. Grassé

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « La science, elle qui n’accepte aucun credo, ou ne devrait pas en accepter «

3 La science exclut-elle toute croyance ?

Le monde de l’évolution que nous connaissons, le monde vivant que nous voyons autour

de nous, est tout sauf le seul monde possible. L’évolution est une nécessité dans la mesure où

les organismes vivent, interagissent avec le milieu, se reproduisent, entrent en compétition les

uns avec les autres, donc changent. En revanche, ce qui n’est pas une nécessité, c’est la

direction que se trouve prendre le changement, les voies où s’engage l’évolution. Les

modifications ne peuvent survenir pour former des organismes nouveaux qu’en fonction de la

structure génétique qu’avaient les organismes existant à ce moment-là. Autrement dit,

l’évolution résulte d’une interaction entre une série de conjonctures disons physiques,

écologiques, climatiques, ce qu’on pourrait appeler une grande conjoncture historique, avec

420

l’autre série que forment les conjonctures génétiques des organismes. C’est l’interaction de

ces deux types de conjonctures qui a donné aux êtres vivants la direction qu’elle a

aujourd’hui. Mais il est vraisemblable que nous aurions pu ressembler à quelque chose de

complètement différent, et que nous pourrions ne pas être là, que le monde vivant pourrait être

complètement différent de ce qu’il est.(…) Nous pourrions parfaitement ressembler à quelque

chose d’autre qui défie totalement notre imagination. C’est évidemment très difficile de

réaliser que le monde vivant tel qu’il existe pourrait être complètement différent, pourrait

même ne pas exister du tout. C’est pourtant ce qu’il faut bien admettre.

F. Jacob

L’expédition de Colomb, en1492, ne paraît en rien exceptionnelle. Depuis le début du XV°

siècle…, les Portugais ont entrepris toute une série de voyages de découverte le long des côtes

d’Afrique. La seule originalité du dessein de Colomb est qu’il se propose d’attendre l’Asie en

naviguant vers l’ouest et non vers l’est. Quant au « retentissement « du voyage de Colomb, il

est alors très limité. Ses circonstances sont assez vite connues des hommes politiques, des

savants, des marchands qui s’intéressent de près aux voyages de découverte. Mais ceux-ci

commentent et analysent celui-ci ni plus ni moins que tous les voyages du même genre.

En fait, l’imprévisibilité est ailleurs : ce ne sont pas seulement des îles jusque-là inconnues

des Européens que Colomb a abordées, c’est un Nouveau Monde, avec la révolution

intellectuelle que cela représente. Mais alors nul ne pouvait l’imaginer. C’est que les

conséquences incalculables du débarquement de Colomb dans l’une des îles Bahamas ne se

feront sentir qu’une trentaine d’années plus tard : début de la conquête et de l’exploitation du

continent américain avec Fernand Cortez en 1519 ; appel de plus en plus massif aux esclaves

noirs amenés d’Afrique ; ouverture de l’économie européenne vers les autres continents et

mise en place pour trois siècles d’une économie à l’échelle du monde au seul bénéfice de

l’Europe. Au total, si le 12 octobre 1492 n’apparaît pas sur le coup, comme un véritable

« évènement historique «, il est pourtant le point de départ de réactions en chaîne… qui

allaient profondément bouleverser l’histoire de tous les continents.

François Lebrun

L’historien …se trouve devant un problème : il constate l’impopularité d’un roi et aucun

document ne lui en fait savoir la raison ; il lui faut alors remonter (…) de l’effet à sa cause

hypothétique. S’il décide que cette cause doit être la fiscalité (…) l’incertitude est alors elleci

: nous sommes assurés de l’effet, mais sommes-nous remontés à la bonne explication ? La

cause est-elle la fiscalité, les défaites du roi ou une troisième chose à laquelle nous n’avons

pas songé ? La statistique des messes que les fidèles faisaient dire pour la santé du roi montre

clairement la désaffection des esprits à la fin du règne (…) Or nous savons qu’au XVII° siècle

beaucoup d’émeutes étaient causées par les impôts nouveaux…L’impôt est donc une cause

vraisemblable du mécontentement, mais d’autres ne le seraient-elles pas tout autant ? Quelle

était la force du patriotisme dans l’âme paysanne ? Les défaites n’auraient-elles pas fait autant

que la fiscalité pour l’impopularité du roi ? (…) On se demandera si, d’après tout ce qu’on

sait du climat de cette époque, il existait une opinion publique, si le peuple considérait la

guerre étrangère comme autre chose qu’une affaire glorieuse et privée que le roi conduisait

avec des spécialistes et qui ne concernait pas les sujets, sauf quand ils avaient à en souffrir

matériellement. On parvient ainsi à des conclusions plus ou moins vraisemblables. « Les

causes de cette émeute, qui sont mal connues, étaient probablement l’impôt, comme toujours

à cette époque, en de telles circonstances «.

P. Veynes

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

421

2 Expliquez : « On parvient ainsi à des conclusions plus ou moins vraisemblables «.

3 Une vérité vraisemblable se rapproche-t-elle de la simple croyance ?

J’ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec

des hommes politiques, qui ne se sont jamais occupés qu’à produire les évènements sans

songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes

générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient

volontiers que tout devait être attribué à des incidents particuliers (…). Il est à croire que les

uns et les autres se trompent.

Je hais pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les évènements de

l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui

suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain. Je les trouve étroits

dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. (…) Je crois que

(…) beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des

circonstances accidentelles et que beaucoup d’autres restent inexplicables ; qu’enfin le hasard

ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes…entre pour beaucoup dans tout ce que nous

voyons sur le théâtre du monde ; mais je crois fermement que le hasard n’y fait rien, qui ne

soit préparé à l’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état

des moeurs, sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et

nous effraient.

Tocqueville

C’est leur bien propre que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur agissante

vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée,

plus vaste qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment. (…) La Raison gouverne le

monde et par conséquent gouverne et a gouverné l’histoire universelle. Par rapport à cette

Raison universelle…, tout le reste est subordonnée et lui sert d’instrument et de moyen. (…) Il

résulte des actions des hommes quelque chose d’autre que ce qu’ils ont projeté et atteint, que

ce qu’ils savent et veulent immédiatement. Ils réalisent leurs intérêts, mais il se produit en

même temps quelque autre chose qui y est cachée, dont leur conscience ne se rendait pas

compte et qui n’entrait pas dans leurs vues.

Hegel

L’expérience et l’histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n’ont jamais rien

appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer.

Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une

situation si particulière, que c’est seulement en fonction de cette situation unique qu’il doit se

décider : les grands caractères sont précisément ceux qui, chaque fois, ont trouvé la solution

appropriée. Dans le tumulte des évènements du monde, une maxime générale est d’aussi peu

de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé, car

un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent : il n’a aucun pouvoir

sur le monde libre et vivant de l’actualité.

Hegel

La route en lacets qui monte. Belle image du progrès. Mais pourtant elle ne me semble pas

bonne. Ce que je vois de faux, en cette image, c’est cette route tracée d’avance et qui monte

toujours ; cela veut dire que l’empire des sots et des violents nous pousse encore vers une plus

grande perfection, quelles que soient les apparences ; et qu’en bref l’humanité marche à son

destin par tous moyens, et souvent fouettés et humiliés, mais avançant toujours. Le bon et le

méchant, le sage et le fou poussent dans le même sens, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le

422

sachent ou non. Je reconnais ici le grand jeu des dieux supérieurs, qui font que tout serve leurs

desseins. Mais grand merci. Je n’aimerais point cette mécanique, si j’y croyais. (…) Pour moi,

je ne puis croire à un progrès fatal ; je ne m’y fierais point.

Alain

Il y a des rêveurs politiques et sociaux qui dépensent du feu et de l’éloquence à réclamer

un bouleversement de tous les ordres, avec l’illusion qu’aussitôt le plus superbe temple d’une

belle humanité s’élèverait, pour ainsi dire, de lui-même. Dans ces rêves dangereux persiste un

écho de la superstition de Rousseau, qui croit à une bonté de l’humaine nature,

miraculeusement originelle, mais pour ainsi dire enterrée, et met au compte des institutions de

civilisation, dans la société, l’Etat, l’éducation, toute la responsabilité de cet enterrement.

Malheureusement, on sait par des expériences historiques que tout bouleversement de ce

genre ressuscite à nouveau les énergies les plus sauvages, les caractères les plus effroyables et

les plus effrénées des âges reculés : que par conséquent un bouleversement peut bien être une

source de force dans une humanité devenue inerte, mais jamais ordonnateur, architecte,

artiste, perfecteur de la nature humaine.

Nietzsche

L’homme face à son destin ou les interrogations métaphysiques

Faut-il se méfier de l’évidence ?

Y a-t-il des vérités immuables ?

Le savoir exclut-il toute forme de croyance ?

La réalité est-elle rationnelle ?

La connaissance scientifique peut-elle seule atteindre la vérité ?

Toute vérité est-elle vérifiable ?

Faut-il tenir pour vrai que ce qui peut être prouvé ?

Les vérités scientifiques ne sont-elles que conventionnelles ?

Le besoin d’une conviction est-il une preuve de faiblesse ?

Peut-on dire que le vrai est ce qui réussit ?

L’unanimité est-elle un critère de vérité ?

Que la nature soit explicable, est-ce explicable ?

La science peut-elle tenir lieu de philosophie ?

La philosophie nous détache-t-elle du monde ?

423

Quel enseignement peut-on recevoir de l’expérience ?

Faut-il vivre comme si nous ne devions jamais mourir ?

La certitude d’être mortel est-elle un obstacle au bonheur ?

La croyance religieuse implique-t-elle une démission de la raison ?

Une existence sans croyance semble-t-elle possible ?

Y a-t-il incompatibilité entre la science et la religion ?

Exister, est-ce seulement vivre ?

La vérité a-t-elle une histoire ?

La connaissance a-t-elle des limites ?

Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le coeur1 ; c’est

de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le

raisonnement, qui n’y a point de part, essaye de les combattre. Les pyrrhoniens2, qui n’ont que

cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque

impuissance où nous soyons de le prouver par la raison, cette impuissance ne conclut autre

chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances,

comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace,

temps, mouvement, nombres, (est) aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements

nous donnent.

Et c’est sur ces connaissances du coeur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et

qu’elle y fonde tout son discours. (Le coeur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace, et

que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres

carrés dont l’un soit double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent,

et le tout avec certitude, quoique par différentes voies.) Et il est aussi inutile et aussi ridicule

que la raison demande au coeur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y

consentir, qu’il serait ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les

propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir.

Pascal

1 le coeur : connaissance intuitive, au-delà de nos capacités rationnelles.

2 Pyrrhoniens : disciples de Pyrrhon, philosophe sceptique (IV° III° siècle av JC)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le

coeur «.

3 La raison humaine connaît-elle des limites indépassables ?

Il y a une liaison dans les perceptions des animaux, qui a quelque ressemblance avec la

raison ; mais elle n’est fondée que dans la mémoire des faits, et nullement dans la

connaissance des causes. C’est ainsi qu’un chien fuit le bâton dont il a été frappé, parce que la

424

mémoire lui représente la douleur que ce bâton lui a causée. Et les hommes, en tant qu’ils sont

empiriques, c’est-à-dire dans les trois quarts de leurs actions, n’agissent que comme des

bêtes ; par exemple, on s’attend qu’il fera jour demain, parce qu’on l’a toujours expérimenté

ainsi. Il n’y a qu’un astronome qui le prévoie par raison ; et même cette prédiction manquera

enfin, quand la cause du jour, qui n’est point éternelle cessera. Mais le raisonnement véritable

dépend des vérités nécessaires ou éternelles, comme sont celles de la logique, des nombres, de

la géométrie, qui sont la connexion indubitable des idées et les conséquences immanquables.

Les animaux, où ces conséquences ne se remarquent point, sont appelés bêtes ; mais ceux qui

connaissent ces vérités nécessaires, sont proprement ceux qu’on appelle animaux

raisonnables…

Leibniz

(Vérité ; nature/culture)

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « ceux qui connaissent ces vérités nécessaires, sont proprement ceux qu’on

appelle animaux raisonnables «.

3 La raison est-elle l’essence de l’homme ?

Qu’est-ce qu’en effet que le temps ? Qui serait capable de l’expliquer facilement et

brièvement ? Qui peut le concevoir, même en pensée, assez nettement pour exprimer par des

mots l’idée qu’il s’en fait ? Est-il cependant notion plus familière et plus connue dont nous

usions en parlant ? Quand nous en parlons, nous comprenons sans doute ce que nous disons ;

nous comprenons aussi, si nous entendons un autre en parler.

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le

demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je

sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé ; que si rien n’arrivait, il n’y aurait

pas de temps à venir ; que si rien n’était, il n’y aurait pas du temps présent.

Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et

que l’avenir n’est pas encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas

rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent, pour être du

temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut

être qu’en cessant d’être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est

qu’il tend à n’être plus.

Saint Augustin

La temporalité, pour nous du moins, est en rapport essentiel avec la mort : elle est

temporalité d’un mortel. On méconnaît radicalement la temporalité lorsqu’on en méconnaît le

rapport avec la mort. Nous nous concevons assez aisément, peut-être, comme ayant un avenir

indéfini et comme pro-jetant indéfiniment. Du reste, lorsque la temporalité est vécue sur le

mode inauthentique, où la mort est oubliée, ou du moins perdue de vue comme si elle ne nous

concernait pas, que fait-on sinon projeter comme si l’on disposait d’un temps indéfini, comme

si l’on ne devait jamais mourir ? Or la temporalité est fondamentalement finie, et l’on projette

toujours (le sachant ou occultant ce savoir) sur fond de la finitude. Le temps signifie la mort et

le destin, c’est-à-dire la finité de ma vie et la finitude de mon être (« finitude « en ce sens que

la fin ne vient pas seulement au terme, mais que je suis toujours déjà, et à tous les instants de

ma vie, un être-pour-la-fin).

425

De la finité de la vie résulte l’essence même de la liberté comme impliquant le choix. Ma

liberté est une liberté sous l’horizon du destin (je serais libre d’une tout autre manière si je

devais vivre indéfiniment), une liberté-pour-la-mort, dans le sens suivant : je suis libre en

mortel. Je suis libre sous l’étreinte du destin. Ainsi le destin n’est nullement en contradiction

avec la liberté : il en fonde l’essence comme liberté humaine, liberté finie. Je dois choisir,

c’est-à-dire exclure certains possibles, et cela pour toujours, et parmi d’innombrables vies

possibles choisir la mienne.

Marcel Conche

Si on la considère du côté de l’au-delà, la mort n’est rien, puisque, lorsqu’on est mort, on

n’est plus là pour le savoir…Si, en revanche, on voit la mort du côté de la vie, avec des yeux

de chair, l’idée du néant est aussi insoutenable que la vue du soleil. Et cette angoisse n’est pas

dissipable à coups d’exercices : elle est inscrite au coeur de notre existence, car celle-ci ne tire

pas un trait sous le bilan de chaque instant, mais se déroule dans un faux présent instantané

qui est un futur perpétuel ; si bien que l’idée terrible que l’avenir nous fera un jour défaut est

inscrite au coeur du présent ; lorsque nous « commençons « la moindre phrase, lorsque nous

sommes « en train « de la prononcer, nous avons à l’esprit la phrase telle qu’elle sera une fois

achevée, ou l’embarras de ne pas avoir déjà sur la langue les mots qui l’achèverons. Le temps

ne se vit pas par minutes successives, sauf pour les machines à laver et autres automates qui

ne pensent pas d’avance à la suite de leur programme, mais « vivent « les choses au fur et à

mesure qu’elles arrivent. Les hommes sont différents : ils tendent sans cesse vers l’avenir un

membre de chair, que la mort mutilera, à quelque moment qu’elle survienne.

P. Veyne

La religion et la magie restent très distinctes ; il y a entre elles une répugnance et une

hostilité véritables. Le magicien se sert souvent, il est vrai, des rites et croyances des religions,

mais c’est en les profanant ou en les prenant à contre-pied : la magie est essentiellement

antireligieuse.

Il est un caractère par lequel elles se distinguent très nettement : les croyances religieuses

sont communes aux membres d’une collectivité qui font profession d’y adhérer ; une société

dont les membres sont liés les uns aux autres parce qu’ils se représentent de la même manière

les choses sacrées dans leurs rapports avec les choses profanes, c’est ce que nous appelons

une église, et il n’y a pas de religion sans église. Il en va tout autrement des croyances

magiques ; bien qu’elles soient souvent très répandues, elles ne servent jamais à unir les uns

aux autres les individus qui les adoptent et ne les lient pas en un groupe ; il n’y a pas d’église

magique ; un mage, un sorcier a une clientèle flottante analogue à celle d’un médecin ; il n’a

pas d’église.

Durkheim

La seule objection qui atteindrait la foi serait de prouver le caractère illusoire, et

illusionnant, des valeurs religieuses. Mais qui le démontrera ? L’incroyant ne jouit pas de ces

valeurs : il n’en peut juger. Le croyant les vit, et les vit comme originales, comme distinctes

de toute autre espèce de valeurs. Seulement il les vit sans pouvoir les objectiver. S’il les

objectivait il les détruirait par là même ; il se priverait à la fois de la joie de les vivre et du

pouvoir de témoigner en leur faveur. Le vrai est qu’on peut critiquer l’expression d’un

« vécu «, donc l’intention déclarée qui le vise. Mais on ne peut appréhender ce « vécu « luimême,

sauf en l’expérimentant ; l’existant ne se prouve pas, il s’éprouve. Si on ne l’éprouve

pas, il faut se taire, non gémir ni maudire. Autrement on devra autoriser l’aveugle à nier les

couleurs, le rustre à profaner l’art, le sot à proclamer l’imposture du savant. Cela conduit à un

426

monde absurde, au demeurant pittoresque. Mais qui aurait intérêt à identifier ce monde au

monde philosophique ?

H. Duméry

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez : « l’existant ne se prouve pas, il s’éprouve «.

3 La foi et la raison sont-elles inconciliables ?

La philosophie comprend de nombreuses questions (dont certaines sont du plus profond

intérêt pour notre vie spirituelle), qui, pour autant qu’on puisse le prévoir, doivent demeurer

insolubles, à moins que les facultés de l’esprit humain ne deviennent tout autre que ce qu’elles

sont à présent. L’univers comporte-t-il une unité de plan et de but, ou bien n’est-ce qu’une

rencontre fortuite d’atomes ? (…) Le bien et le mal ont-ils de l’importance pour l’univers, ou

seulement pour l’homme ? De telles questions sont posées par la philosophie et résolues de

façons différentes par des philosophes différents. Or, que des réponses soient possibles ou

non, celles que propose la philosophie ne sont jamais d’une vérité démontrable. Pourtant, si

faible que soit l’espoir de découvrir une réponse valable, l’examen persévérant de telles

questions fait partie des tâches dévolues à la philosophie ; celle-ci nous fait prendre

conscience de l’importance de tels problèmes ; elle examine toutes les façons de les traiter et

elle aide à garder intact cet intérêt spéculatif pour l’univers qui est en danger d’être anéanti si

nous nous bornons à la recherche d’un savoir à la certitude bien établie.

Russell

Questions

1 Dégagez les articulations du texte ainsi que son idée principale.

2 Expliquez la première phrase.

3 La raison est-elle totalement impuissante à résoudre les problèmes philosophiques ?

Cette phrase : « La science ne pense pas «, qui a fait tant de bruit lorsque je l’ai prononcée,

signifie : la science ne se meut pas dans la dimension de la philosophie. Mais, sans le savoir,

elle se rattache à cette dimension.

Pae exemple : la physique se meut dans l’espace et le temps et le mouvement. La science

en tant que science ne peut pas décider de ce qu’est le mouvement, l’espace, le temps. La

science ne pense donc pas, elle ne peut même pas penser dans ce sens avec ses méthodes. Je

ne peux pas dire, par exemple, avec les méthodes de la physique, ce qu’est la physique. Ce

qu’est la physique, je ne peux que la penser à la manière d’une interrogation philosophique.

La phrase : « La science ne pense pas « n’est pas un reproche, mais c’est une simple

constatation de la structure interne de la science : c’est le propre de son essence que, d’une

part, elle dépend de ce que la philosophie pense, mais que, d’autre part, elle oublie elle-même

et néglige ce qui exige là d’être pensé.

Heidegger

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