Commentez cette phrase d'un philosophe (L. Lavelle) : « Le langage est la mémoire de l'humanité. » ?
Publié le 19/06/2009
Extrait du document
«
langage est la mémoire de l'humanité.
» Cette affirmation ne peut-elle pas être prise plus à la lettre que nous nel'avons fait jusqu'ici ?Nous avons supposé que le langage n'est que l'instrument par lequel se transmettent les souvenirs qui n'existeraientcomme tels que dans les mémoires individuelles : le langage, oral aussi bien qu'écrit, se réduirait alors à des signesconventionnels permettant reconstituer le passé, mais qui, à strictement parler, n'en contiendrait pas le moindrerésidu.
C'est bien ce qui se passerait si le langage était constitué de signes purement artificiels et aussi immuablesque les signes mathématiques, en sorte que rien des expériences d'un individu ou d'une époque ne pourrait s'yinscrire.
Or, il n'en est rien : le langage est une réalité vivante qui conserve quelque chose de la vie de ceux quil'ont créé et utilisé.
a) Chaque époque et même chaque individu se constitue son langage propre en adaptant le vocabulaire traditionnelà ses besoins particuliers et souvent en créant des néologismes.Il se fait une importante évolution sémantique, et nous utilisons aujourd'hui bien des mots qui ne figurent pas dansLittré.
« Le vocabulaire est l'expression de la société.
Les mots ne tombent pas du ciel.
Ils sont déterminés etapparaissent à leur heure.
Ce n'est pas par hasard que le mot civilisation se rencontre pour la première fois en 1766,au moment où l'effort de synthèse réalisé par l'Encyclopédie a su donner naissance à une conception nouvelle queles expressions anciennes de police et de politesse étaient impuissantes à traduire (...).
Mais le mot n'est .passeulement déterminé, il détermine.
Le mot opère une cristallisation du concept.
Il est le concept.
» Aussi, « à lacondition qu'elle soit complétée par les explications nécessaires, l'étude du vocabulaire peut exprimer l'ensemble desactivités humaines à une époque donnée ».
L'auteur que nous venons de citer propose qu'on se limite à la recherchedes « mots-clés » desquels dépendent les « mots-témoins », et proposé les mots-clés suivants : pour le XVIIesiècle, l'honnête homme; pour le XVIIIe, le philosophe; pour le XIXe, le bourgeois, avec les deux mots-cléssecondaires; l'artiste et le prolétaire.
Plus tard, sans doute, on notera l'usage fait à notre époque par les motsengagement, dépassement, incarnation, personne, existence...
b) Le langage reflète l'ensemble de la vie psychique avec laquelle il forme un tout.Il ne faut pas croire, en effet, que nous commençons par penser ou par sentir et qu'ensuite nous allons à larecherche de mots aptes à exprimer nos pensées pensées et, nos sentiments Activité psychique et expressionprocèdent parallèlement et se conditionnent l'une l'autre : sans doute, on ne peut exprimer que des états d'âme oud'esprits réels, mais ces derniers ne se précisent qu'en s'exprimant.
Les psychologues contemporains le répètent à :« La pensée fait le langage en se faisant par le langage » :
« La pensée, chez celui qui parle, ne traduit pas une pensée déjà faite, mais l'accomplit »; « Le langage n'est pas,comme on le croit trop souvent, le vêlement de la pensée.
il en est le corps véritable ».
La vie affective, elle aussi,reste fort confuse et parfois presque virtuelle tant que nous ne nous sommes pas dit explicitement ce que nouséprouvions : en épinglant une étiquette sur certains sentiments, nous leur donnons une consistance qui leurmanquait jusque-là.Par suite, le langage n'est pas simplement l'expression de la pensée et des sentiments : il faut le considérer commeune composante essentielle de la pensée et des sentiments.
Mon opinion dans une question morale oupsychologique est moins dans mon esprit que dans les mots par lesquels je l'exprime.
Ma colère est à chercher dansles gestes ou dans les interjections qui l'expriment plus que dans ma conscience.Aussi, en relisant les écrits des anciens, nous pouvons parvenir à penser ce qu'ils pensaient et comme ils lepensaient, faire revivre en nous leurs sentiments avec leur tonalité propre.
C'est vraiment la pensée qui revit grâceau langage qui constitue une véritable mémoire.
c) Enfin, le langage ordinaire condense un immense savoir, résidu des expériences multiséculaires de ceux qui, peu àpeu, l'ont constitué.
Par là aussi il est pour l'humanité une véritable mémoire.Sans doute, il ne faudrait pas prétendre tirer une géographie ou une histoire du vocabulaire et des expressions de lalangue usuelle.
Il est bien certains mots qui rappellent un fait précis du passé : le judas, par exemple, n'est pas sansrapport avec celui qui trahit Jésus, et l'expression « Je m'en Lave les mains » nous vient de Pilate.
En parcourant, ledictionnaire on pourrait recueillir une liste impressionnante de termes ou de formules qui ne peuvent être biencomprises que replacées dans leur contexte historique; néanmoins cette collection se réduirait à des bribes.Au contraire, dans le domaine des idées générales sur l'homme et sur la vie, le vocabulaire recèle un ensembled'idées assez cohérent pour qu'on puisse en tirer la psychologie et la philosophie de ses auteurs.
L'étymologie nousrévèle bien souvent la nature du fait dénommé : l'attention, par exemple, est une tension vers; comprendre, c'estsaisir ensemble; l'émotion consiste dans un mouvement qui fait sortir de soi; se décider, c'est trancher...
Mais iln'est pas nécessaire de savoir le latin et le grec pour retrouver dans les mots le fruit des observations desgénérations passées et la psychologie de l'homme s'éclaire vivement par la réflexion sur l'usage actuel de la langue;pour préciser la nature de l'émotion, par exemple, il suffirait de relever les formules du langage courant par lesquelleson exprime cet état d'âme.Aussi ALAIN revenait-il souvent sur la supériorité de la formation classique qui consiste essentiellement dans l'étudedu langage : « Qui Comprendrait tous les mots de sa langue, écrit-il, en saurait assez », aussi peut-on « réduiretoute recherche à savoir ce qu'on dit », car « nous n'avons jamais fini de savoir ce que nous disons ».
CONCLUSION. - Les générations passées ont laissé dans le langage que nous utilisons des traces de leurs expériences.
Aussi pouvons-nous dire avec LAVELLE que le langage est la mémoire de l'humanité.
Il convientcependant de le remarquer, les données de cette mémoire restent pour la plupart implicites.
Pour les expliciter, ilfaut une réflexion aidée d'une vaste culture.
Sans doute, le vulgaire, en utilisant le langage de son milieu, bénéficiedans une certaine mesure des acquisitions de ses ancêtres mais il ignore l'origine des instruments qu'il manie sans en.
»
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