Commentez cette idée de Baudelaire : «Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s'associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie en est un des ornements les plus vulgaires ; - tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l'illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n'y ait du Malheur» (Fusées, X, in Pléiade, Œuvres complètes, t. I, p. 617).
Publié le 31/01/2011
Extrait du document
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«
tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le mêmerythme, cette route se suit aisément la plupart du temps.
Un jour seulement, le «pourquoi» s'élève et toutcommence dans cette lassitude teintée d'étonnement.
«Commence», ceci est important.» (Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, coll.
Folio/Essais, p.
29.)
2 Si donc un accident, voire un incident minime, est la cause de ce «commencement», il ne fait en réalité querévéler un Malheur essentiel, et c'est évidemment à celui-là que pense surtout Baudelaire.
Ce Malheur est pour lui lié avant tout, à la notion d'exil.
L'homme n'est pas à sa place dans ce monde.
Il est toujours plus ou moins tiré versailleurs, vers le haut ou vers le bas, Idéal ou Spleen, la fameuse «postulation» double et contradictoire.
Certes,dans un monde rempli de Correspondances et d'Analogies, l'exil n'est pas tout à fait définitif (s'il l'était d'ailleurs, il neserait pas ressenti comme un exil) et les choses adressent des signes à l'homme.
Mais celui-ci n'en ressent que plusdouloureusement la nostalgie d'une Unité perdue et l'impression du «secret douloureux» dont parle La Vie antérieure , la Mélancolie de la «douce langue natale» oubliée que L'Invitation au voyage suggère dans un pays de rêve.
Mais aucun endroit réel n'est capable d'adoucir cette angoisse : la nature, les bois, l'océan parlent un langage trop connuet donc invitent l'homme à rejoindre autre chose (Obsession).
Quand à la ville, tout y est allégorie et exil (Le Cygne, ibidem, p.
470).
Bref, le Malheur humain est profond pour Baudelaire parce que rien ne permet à l'homme d'oublier qu'il n'est pas chez lui dans le Monde ; tout l'engage à aller ailleurs, Anywhere out of the world, sans pourtant qu'il soit guidé nettement vers cet Ailleurs, perpétuellement exilé qu'il est dans sa propre patrie, comme dira encoreCamus.
Cette situation intenable est en revanche source de création artistique parce que l'art se situe trèsvolontiers dans ce mouvement vers quelque chose d'autre, pressenti, mais non atteint.
Même chez les artistesassez éloignés du système baudelairien, le mouvement de la création est souvent analogue : devant le monde,l'écrivain éprouve la double impression que le monde ne le satisfait pas, mais qu'il pourrait le remodeler au nom d'uneIdée qu'il s'en fait et qui lui semble plus vraie que le monde réel.
Rousseau ne cessera d'opposer deux humanités :l'humanité réelle, où il ne voit que corruption, bassesse, intérêt sordide, ambition mesquine, et une humanité idéale,la vraie, celle qu'il porte en son coeur, et qu'il s'acharne à vouloir retrouver dans la première.
Faute d'y arriver, ildécide de la créer, imagine des «êtres selon son coeur», se fait romancier, et écrit La Nouvelle Héloïse, pédagogue, et trace le portrait d'Emile, mémorialiste, et fait son propre portrait, celui d'un homme qui eut ses faiblesses, maisvécut suivant la nature.
On dira certes que Rousseau préfigure l'attitude romantique et qu'il était un espritparticulièrement chimérique, mais en des époques plus classiques, chez des artistes en apparence plus solides, neretrouverait-on pas ce malheur profond à l'origine de l'oeuvre d'art ? Qu'est-ce que Phèdre (indépendamment de toute considération biographique et historique), si ce n'est l'évocation d'un univers intenable, où l'homme est sanscesse mis en accusation, impitoyablement jugé sur ses pensées les plus intimes, toujours corrompues en leursource, et où il ne peut ni être heureux ni espérer en un ailleurs consolant ? Exil dans une sorte de purgatoire qui nedébouche sur aucun paradis assuré, mais en rend toujours la nostalgie inévitable, ne sont-ce pas là les conditionsmêmes dans lesquelles doit s'élever la plainte très pure du chant poétique ?
3 Il faut sans doute pousser encore plus loin l'analyse du Malheur baudelairien.
Le Malheur n'est pas seulement pourlui le divorce qui est à l'origine de l'oeuvre d'art, il conduit aussi à une attitude qui va donner à celle-ci tout son prixet toute sa concentration : en effet, ce que Baudelaire reproche à la Joie, c'est qu'elle est épanouissement etdispersion.
L'homme heureux projette son Moi sur tous les objets du monde avec une sorte de générosité où ils'éparpille et peut-être finalement se perd.
Au contraire le Malheur fait refluer vers le plus intime de nous- mêmes toutes nos préoccupations.
Baudelaire tient en tout cas beaucoup à cette idée que le Malheur aboutit à une esthétique convergente et refluante : il le dit dès le Salon de 1846 pour définir le romantisme, à propos duquel il associe la «couleur», l'«aspiration vers l'Infini» avec l'«intimité», la «spiritualité»(Pléiade, Œuvres complètes, t.
II, p. 421) : il le répète à propos du célèbre tableau de Delacroix, Femmes d'Alger dans leur appartement, où il loue «une certaine beauté intérieure» de ces femmes qui ont l'air malade, mais dont les yeux expriment une «douleur morale»(Salon de 1846, ibidem, p.
440), un «secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation.
Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures.
Qu'elles se distinguent par le charmedu crime ou par l'odeur de la sainteté, que leurs gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du coeur oude l'esprit ont dans les yeux le plombé de la fièvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans le regard,l'intensité du sumaturalisme.» (Article sur l'Exposition universelle de 1855 ) Enfin, dans le contexte de la pensée qui nous occupe (Fusées, XVI), il parle d' «amertume refluante», de «besoins spirituels», d' «ambitions ténébreusement refoulées» pour essayer de définir une belle tête de femme ou d'homme et c'est en ce sens qu'il conclut que «le plusparfait type de Beauté virile est Satan, - à la manière de Milton».
Il faut relier sans doute cette conception à cellede l'alchimie baudelairienne : pour Baudelaire le Beau est toujours plus ou moins une quintessence, et seul le Malheurassure comme il faut la concentration nécessaire au niveau du plus intime de nous-mêmes.
Cette concentrationaura peut-être comme envers une certaine stérilité, elle aboutira peut-être à cette raréfaction de l'art dontsouffriront certains successeurs de Baudelaire, Mallarmé notamment.
Elle répond en tout cas à une conception trèspure, très aristocratique de la poésie : cette alchimie de la douleur, devenue «sage» et «plus tranquille», s'exprimedans la promenade un peu compassée de Recueillement et prend tout son sens métaphysique et religieux dans le premier poème des Fleurs du Mal, Bénédiction, où elle est «la noblesse unique», où elle est comme un extrait de «tous les temps» et de «tous les univers», bref, et le mot est capital, une «Essence» :
...
La meilleure et la plus pure Essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés.
II La part de la joie.
»
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