Claude LÉVI-STRAUSS, Race et Histoire.
Publié le 27/02/2008
Extrait du document
Mais quelle serait notre position en face d'une civilisation qui se serait attachée à développer des valeurs propres, dont aucune ne serait susceptible d'intéresser la civilisation de l'observateur ? Celui-ci ne serait-il pas porté à qualifier cette civilisation de stationnaire ? En d'autres termes la distinction entre les deux formes d'histoire [cumulative et stationnaire] dépend-elle de la nature intrinsèque des cultures auxquelles on l'applique, ou ne résulte-t-elle pas de la perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons toujours pour évaluer une culture différente ? Nous considérerions ainsi comme cumulative toute culture qui se développerait dans un sens analogue au nôtre, c'est-à-dire dont le développement serait doté pour nous de signification. Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient comme stationnaires, non pas nécessairement parce qu'elles le sont, mais parce que leur ligne de développement ne signifie rien pour nous, n'est pas mesurable dans les termes du système de référence que nous utilisons. [...] La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle insuffisamment développées et « primitives » qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque ou occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements différents. -- Claude LÉVI-STRAUSS, Race et Histoire.
Claude Lévi-Strauss, est un anthropologue, ethnologue et philosophe français. A travers des études de terrain dans les sociétés qu’il étudie, il élabore une théorie anthropologique dénuée de tout ethnocentrisme, et fondée sur une analyse structuraliste qui explique les sociétés en fonction des relations qu’elles instituent plutôt qu’en fonction des unités qui les composent. Dans ce texte extrait de Race et culture l’auteur se place dans une comparaison imaginée de notre propre culture avec une culture dont l’évolution serait semblable. Une telle fiction laisse supposer pour l’auteur que nous n’aurions aucune considération pour une société semblable à la notre, car justement, l’absence de différence ne laisse aucun point d’appui pour établir une comparaison. Seul ce qui est étranger, distinct, suscite notre intérêt selon Lévi-Strauss, qui affirme par là que notre regard est toujours ethnocentriste, car nous ne pensons que par rapport à nous-même et à notre propre civilisation. Il en résulte que le jugement que nous formons sur les sociétés distinctes des notres sont toujours colorés par les valeurs que nous avons intégrées dans notre culture, et qu’il est difficile de faire un examen objectif et d’opérer des jugements certains sur les autres cultures. L’auteur démasque dans ce texte l’illusion que nous nous formons par rapport à la culture d’autrui, et montre comment dépasser l’apparence que nous prenons malgré nous pour une vérité lorsque l’on considère les autres cultures.
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