Ce qui ne peut s'acheter est-il dépourvu de valeur ?
Publié le 04/01/2004
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Elle n'a pas une valeur marchande à proprement parler, mais une valeur au sens moral. Or valeur devient ici valeur absolue. Alors que les choses sont des moyens, les personnes, inachetables, sont des fins en soi. « Ce ne sont donc pas là des fins simplement subjectives dont l'existence, comme effet de notre action, a une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c'est-à-dire des choses dont l'existence est une fin en soi-même, et même une fin telle qu'elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se mettre simplement comme moyens. Sans cela, en effet, on ne pourrait trouver jamais rien qui eût une valeur absolue. « (Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, 2e section, Delagrave, p. 149)
La personne n'est pas une valeur économique, mais une valeur idéale. Alors que les choses économiques peuvent s'acheter, les personnes ont une « valeur intérieure «, en quelque sorte. Les valeurs économiques sont moyens (pour la subsistance, etc.), la personne est fin en soi.
Ce qu'il n'est pas possible d'acquérir moyennant finances, par la médiation de l'argent et de la monnaie, par le biais d'un moyen d'échange universel, est-il privé de toute capacité d'échange et de toute norme idéale et échappe-t-il au caractère des choses jugées supérieures ou désirables ? Tout peut-il avoir une valeur marchande ? La personne n'a-t-elle pas une valeur absolue ? Ne faut-il pas distinguer, avec Kant, les choses et les personnes ? Au-delà du prix, ne peut-on postuler la sphère de l'idéal? En définitive, tout a-t-il un prix ? Y a-t-il une primauté du spirituel ? Ce qui ne peut s'acheter est-il dépourvu de valeur ? Nous sommes ici interrogés sur l'au-delà de notre sphère marchande. Le gain théorique et pratique de l'intitulé est évident : nous faut-il ou non tout ramener à des échanges économiques ?
«
et aperçue d'ailleurs par Aristote, entre valeur d'usage et valeur d'échange.
« Il faut observer que le mot « valeur »a deux significations différentes; quelquefois il signifie l'utilité d'un objet particulier, et quelquefois il signifie la facultéque donne la possession de cet objet d'acheter d'autres marchandises.
On peut appeler l'une, valeur d'usage (valuein use), et l'autre, valeur d'échange (value in exchange).
Des choses qui ont la plus grande valeur d'usage n'ontsouvent que peu ou point de valeur d'échange et au contraire, celles qui ont la plus grande valeur d'échange n'ontsouvent que peu ou point de valeur d'usage ».
Il voit dans le travail la « mesure réelle de la valeur échangeable detoute marchandise ».
En passant par l'oeuvre de Ricardo, (Les Principes de L'Économie politique et de l'impôt) cetteanalyse de la valeur se raffine encore.
Marx, mettant au jour les présupposés de l'économie politique classiquedistingue le travail de la force de travail, laquelle comprend « l'ensemble des facultés physiques et intellectuelles quiexistent dans le corps d'un homme, dans sa personnalité vivante, et qu'il doit mettre en mouvement pour produiredes choses utiles » (Le Capital, Livre I, tome I, p.
170, ou p.
129 éd.
de poche des Éd.
Sociales).
Il établit que' « lavaleur d'une marchandise est à la valeur de toute autre marchandise, dans le même rapport que le temps de travailnécessaire à la production de l'une est au temps de travail nécessaire à la production de l'autre » (ibid., p.
55 ou p.44).
Il montre également que le surtravail du travailleur produit la plus-value pour le capitaliste.
Quant au prix, cen'est dit-il que « l'expression monétaire de la valeur » (Salaire, prix et profit, p.
40).Mais il n'y a évidemment pas qu'au sens économique qu'il est permis de parler d'une valeur relative ou si l'on veutd'un équivalent, d'un prix.
Lorsque l'on décerne à un enfant un prix d'excellence, cela n'entre pas directement dansun contexte économique.
Il en va de même si je dis que j'attache du prix au jugement de telle ou telle personne.Cela signifie que j'apprécie son jugement ou que celui-ci a pour moi de la valeur.
Nous retrouvons toujours là ladistinction entre prix et valeur qui est au centre de notre sujet.
Nous allons nous aider d'un bref extrait de Kant quiva nous permettre de bien comprendre la signification précise et la portée exacte d'une telle distinction.
Voici cetextrait : « Dans le règne des fins (2), tout a un prix (Preis) ou une dignité (Wiirde).
Ce qui a un prix peut être remplacé par quelque chose d'autre, à titre d'équivalent ; au contraire, ce qui estsupérieur à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c'est ce qui a une dignité » (Fondements de laMétaphysique des Mœurs, p.
160).
Disons tout de suite que pour Kant, seule ma moralité, en tant qu'elle se fondesur l'autonomie de la volonté (1) est ce qui a de la dignité.
Mais ce qui au premier chef nous intéresse dans ce quedit ici Kant, c'est, au-delà même de toute référence à sa morale, la distinction établie entre le prix et la valeur,laquelle se nomme ici dignité.
Cette distinction n'est pas propre à Kant.
Comme le rappelait Victor Delbos, untraducteur des Fondements de la Métaphysique des Mœurs, elle reprend, dans un autre contexte, une distinctionstoïcienne courante entre pretium (prix) et dignitas (dignité).
Sénèque écrit par exemple que « les biens du corpssont des biens au regard du corps, mais ce ne sont pas des biens absolus.
Certes ils ne seront pas sans prix maistoute dignité leur sera refusée » (Lettres à Lucilius, 71, § 33).Si pour Kant le prix suppose un équivalent et donc ne peut être appelé valeur que d'une façon relative, la dignité n'apas de prix, elle vaut absolument et ne dépend de rien d'autre qu'elle-même.
Elle n'est relative à rien : c'est unevaleur intrinsèque.
Mais le prix à son tour n'a pas le même sens si on le prend dans une acception matérielle ouspirituelle.
Kant distingue un prix sur le marché ou prix marchand (Marktpreis) d'un prix de sentiment (Affektionspreis: comme lorsque l'on prise ou affectionne ceci ou cela).
Si l'on peut évaluer en argent, c'est-à-dire donner un prixmarchand, à « l'habileté et l'application dans le travail » de tel ou tel homme, il n'en va pas de même en ce quiconcerne les qualités d'esprit, « la vivacité d'imagination » ou « l'humour » qui possèdent un prix de sentiment.
Ainsice qui ne peut s'acheter n'est donc en aucun cas « nécessairement dépourvu de valeur » puisque c'est précisémentle fait que quelque chose soit sans prix (valeur relative) qui lui confère une valeur (intrinsèque ou absolue).
Nousvoyons ainsi l'utilité, en dehors même de toute éthique kantienne, de la distinction entre prix et valeur.
Nous disonspar exemple que la vie de l'homme possède une valeur intrinsèque dans la mesure où elle ne peut pas s'acheter.
Ellevaut absolument.
Dire que la vie n'a pas de prix, c'est dire qu'elle a une valeur incomparable : rien ne peut laremplacer, rien ne lui est équivalent.Mais il ne faudrait pas croire que le concept de valeur occupe chez Kant une place fondamentale.
A vrai dire ceconcept n'a qu'une place limitée.
A quoi cela est-il dû ? Tout simplement à ce que, contrairement à ce qu'affirmentles élèves en mal d'inspiration, de tout temps les hommes n'ont pas pensé que ce qu'ils estimaient ou méprisaientavait ou n'avait pas de valeur.
Le concept de valeur, tel qu'il existe aujourd'hui en philosophie, ne voit véritablementle jour qu'avec Descartes.
Celui-ci, nous l'avons vu par ailleurs (cf.
le corrigé du commentaire de texte deDescartes, p.
13 sq.), cherche à déterminer « la juste valeur » des biens qui dépendent de notre conduite.
Mais sic'est le sujet qui, grâce à sa raison qui lui permet de parvenir à la vérité et en s'aidant au besoin de l'expérience,détermine la valeur, celle-ci ne joue encore qu'un rôle fort modeste.
Ce n'est en effet qu'au XIXe siècle que la véritépar exemple est comprise comme une valeur.
Et à notre époque, Sartre a pu écrire que « la valeur est par delà l'être» (Être et Néant, p.
136).
Une telle phrase fait écho à ce qui constitue la condition de possibilité de l'avènementpuis du déploiement du concept de valeur, à savoir l'interprétation par Platon du bien comme étant au-delà de l'être.« Le bien est en majesté et en pouvoir au-delà de l'être » (République, VI, 5096).
Précisons ce point.Socrate, au livre VI de la République, est pressé par ses interlocuteurs de répondre à la question : qu'est-ce que lebien ? Mais c'est là, dit-il, une question qui dépasse ses forces.
Il va donc s'efforcer d'abord de dire quel est le filsdu bien, quelle est l'image qui ressemble le plus au bien.
Rappelant la distinction proprement métaphysique entre unmonde sensible et un monde intelligible, le premier n'étant que la copie du second, Platon nous indique que si leschoses visibles sont vues, elles ne sont pas conçues, au contraire des idées qui sont conçues mais ne sont pasvues.
Que faut-il pour voir quelque chose ? D'un côté il y a la vue, de l'autre la couleur.
Mais il manque un troisièmeélément décisif : la lumière.
C'est la lumière qui unissant vue et couleur rend possible la vision.
Et à l'origine de lalumière, il y a le soleil.
Platon insiste sur le fait que pour que l'œil puisse voir ce qu'il y a à voir, il faut qu'il soit déjàouvert au soleil, ou pour reprendre un mot de Goethe cité par Heidegger, « soleillant ».
Le soleil est ainsi le fils dubien.
Il est par rapport à la vue et aux choses visibles dans le monde sensible ce qu'est le bien par rapport à l'acte.
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