Baudelaire- Le public moderne et la photographie
Publié le 06/10/2021
Extrait du document


«
Je vous demande pardon de m'être diverti quelques instants à la manière
des petits journaux.
Mais, quelque frivole que vous paraisse la matière,
vous y trouverez cependant, en l'examinant bien, un symptôme
déplorable.
Pour me résumer d'une manière paradoxale, je vous
demanderai, à vous et à ceux de mes amis qui sont plus instruits que moi
dans l'histoire de l'art, si le goût du bête, le goût du spirituel (qui est la
même chose) ont existé de tout temps, si Appartement à louer 9 et autres
conceptions alambiquées ont paru dans tous les âges pour soulever le
même enthousiasme, si la Venise de Véronèse et de Bassan a été affligée
par ces logogriphes, si les yeux de Jules Romain, de Michel-Ange, de
Bandinelli ont été effarés par de semblables monstruosités; je demande,
en un mot, si M.
Biard est éternel et omniprésent, comme Dieu.
Je ne le
crois pas, et je considère ces horreurs comme une grâce spéciale
attribuée à la race française.
Que ses artistes lui en inoculent le goût,
cela est vrai; qu'elle exige d'eux qu'ils satisfassent à ce besoin, cela est
non moins vrai; car si l'artiste abêtit le public, celui-ci le lui rend bien.
Ils
sont deux termes corrélatifs qui agissent l'un sur l'autre avec une égale
puissance 10 .
Aussi admirons avec quelle rapidité nous nous enfonçons
dans la voie du progrès (j'entends par progrès la diminution progressive
de l'âme et la domination progressive de la matière 11 ), et quelle diffusion
merveilleuse se fait tous les jours de l'habileté commune, de celle qui
peut s'acquérir par la patience.
Chez nous le peintre naturel, comme le poëte naturel, est presque un
monstre.
Le goût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses
véritables applications) opprime ici et étouffe le goût du Beau.
Où il
faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et l'on peut
aisément deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le
Vrai 12 .
Il n'est pas artiste, naturellement artiste; philosophe peut-être,
moraliste, ingénieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on
voudra, mais jamais spontanément artiste.
Il sent ou plutôt il juge
successivement, analytiquement.
D'autres peuples, plus favorisés, sentent
tout de suite, tout à la fois, synthétiquement.
Je parlais tout à l'heure des artistes qui cherchent à étonner le public.
Le
désir d'étonner et d'être étonné est très-légitime.
It is a happiness to
wonder , "c'est un bonheur d'être étonné;" mais aussi, it is a happiness to
dream , "c'est un bonheur de rêver 13 ".
Toute la question, si vous exigez
que je vous confère le titre d'artiste ou d'amateur des beaux-arts, est
donc de savoir par quels procédés vous voulez créer ou sentir
l'étonnement.
Parce que le Beau est toujours étonnant, il serait absurde
de supposer que ce qui est étonnant est [264] toujours beau.
Or notre
public, qui est singulièrement impuissant à sentir le bonheur de la rêverie
ou de l'admiration (signe des petites âmes), veut être étonné par des
moyens étrangers à l'art, et ses artistes obéissants se conforment à son
goût; ils veulent le frapper, le surprendre, le stupéfier par des
stratagèmes indignes, parce qu'ils le savent incapable de s'extasier
devant la tactique naturelle de l'art véritable 14 .
.
»
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