Baruch SPINOZA: Comment vivre librement sous la conduite de la Raison ?
Publié le 18/04/2009
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Dans une première partie, Spinoza introduit plusieurs manières qui servent à “garder un autre individu en sa puissance”. Il s'agit de repérer les différents modes de soumission d'autrui et d'en mesurer la portée. On peut alors distinguer quatre moyens pour maintenir autrui “en sa puissance”, pour établir un pouvoir. Les deux premiers sont des moyens qui ne visent à supprimer que l’indépendance du corps. Il s’agit, soit de l’enchaîner et de l’immobiliser, par exemple, avec une incarcération brutale, ce qui le mettrait à la disposition du puissant; soit d’enlever ses armes et l’empêcher de se défendre ou de s’enfuir, par exemple, après avoir perdu un combat, ce qui le placerait sous contrôle de celui qui aurait gagné le combat. Le troisième et le quatrième consistent en un contrôle du corps ainsi que l’esprit également. Soit on provoque “une crainte extrême”, par la menace d’une force physique, par exemple, soit on s’attache l’autre par des “bienfaits”, c’est-à-dire des services, des faveurs, à un point tel que l’individu préfère se soumettre à son maître que vivre sa vie personnelle. Dans les deux cas, le résultat est le même : une domination sur l’esprit est effectuée. Pourtant, cette domination de l’esprit, dit Spinoza, repose sur la présence du “sentiment de crainte ou d’espoir”. Ce sentiment doit être maintenu, sinon, l’individu risque de redevenir indépendant, car ce sentiment est la seule barrière qui empêche la liberté de l’esprit, et ainsi l’indépendance; l’état du corps n’a pas d’importance quant à l’indépendance, selon Spinoza. En effet, Spinoza conclut que ces deux derniers moyens de contrôle ne sont pas vraiment plus efficaces que les deux premiers. Les deux premiers sont insuffisants, et les deux derniers reposent sur une condition difficile à maintenir; la liberté est toujours sous-jacente. Ainsi un pouvoir efficace et durable ne peut jamais vraiment être établi avec ces procédés sus-mentionnés.
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Au-delà, et représentant donc une maîtrise supérieure, se présentent les deux façons de soumettre l'autre par sonesprit.
Cela peut s'obtenir, soit en lui inspirant une crainte extrême (de telle sorte que sa vie soit sans cesse sous lecoup d'une menace latente, c'est-à-dire que sa survie ne soit jamais absolument garantie), soit en se l'attachantpar des bienfaits — et c'est alors sa reconnaissance qui l'affaiblit, c'est le fait même de lui distribuer des biens quisignifie et confirme son infériorité.
On peut noter que cette dernière façon correspond, par exemple, à certainespratiques du pouvoir monarchique.Si l'esprit de l'inférieur ressent qu'il a intérêt à demeurer à sa place, c'est parce qu'il se sait en danger permanent,ou parce qu'il espère bénéficier de bienfaits supplémentaires.
Dans les deux cas, le pouvoir repose sur le « sentiment», sur des réactions affectives.
Aussi Spinoza peut-il souligner qu'il ne dure qu'aussi longtemps que le sentiment lui-même.
Si les circonstances permettent au soumis de ne plus craindre le pouvoir ou de ne plus rien espérer, ilretrouve son indépendance, et le pouvoir qui s'exerçait sur lui s'effondre.
C'est à partir de telles considérations queHobbes considérait que le tyran devait en permanence apparaître comme redoutable : la suspension de la terreurqu'il provoque signifierait en effet sa fin à court terme.
[II.
Liberté, jugement indépendant et raison]
La situation évoquée ensuite par Spinoza est autrement grave.
Si le corps seul est soumis, l'esprit reste libre ; sil'obéissance est obtenue par la crainte ou la reconnaissance, elle risque de ne pas durer.
On pourrait doncconsidérer qu'il est dans l'intérêt du puissant de soumettre l'esprit par des voies durables.Or, ce qui caractérise fondamentalement l'esprit est la faculté d'exercer des jugements.
C'est cette facultéqu'exerce encore l'homme physiquement soumis, mais c'est aussi cette faculté qui peut susciter la volonté de sortirde la crainte ou de la reconnaisance.
La maîtrise la plus accomplie serait donc celle qui parviendrait à « duper »l'esprit du soumis, c'est-à-dire à fausser sa capacité à raisonner correctement et à faire en sorte que sesraisonnements soient désormais faussés.En inversant la perspective, on aboutit à repérer la liberté comme la possibilité d'être guidé par la raison.
Ce queSpinoza nomme « la puissance humaine » — et qui désigne la valeur authentique de l'existence — se mesure eneffet à la force de l'esprit lui-même, et non du corps.
Dès lors, l'homme « le plus indépendant » est bien celui quiexerce le mieux la force de son esprit, c'est-à-dire celui chez lequel la raison s'affirme davantage et qui se laisseguider par sa raison.Dans cette optique.
on peut considérer que l'homme peut être libre alors même que son corps ne l'est pas (c'estbien ce qu'affirmaient les stoïciens) : il y a donc, dans l'esclave lui-même, une liberté possible.
Par contre, l'hommesoumis par la crainte ou l'espoir ne peut être indépendant intérieurement, parce qu'il se laisse guider par unsentiment, et non par la raison.
On peut même considérer que cet homme, lorsqu'il se libèrede ses sentiments de crainte ou d'espoir, n'accède qu'à une indépendance encore trop marquée par le sentiment, etinsuffisamment guidée par la raison.
[III.
Vers la conscience aliénée]
La possibilité d'affirmer qu'il demeure, dans l'esclave physiquement contraint, une liberté de la raison n'est pas sansconséquences.
On pourrait en déduire, par exemple, que c'est en se fondant sur sa raison toujours présente qu'ilpourra finir par réclamer sa liberté.
Hegel considérera qu'une telle déduction est trop hâtive, et qu'il convientd'analyser les modifications introduites dans ce qui reste de conscience à l'esclave par son propre travail, pourconstater qu'il accède en effet à une liberté, mais qui est bien supérieure à celle qu'il a perdue.
Il n'en reste pasmoins que Spinoza souligne fortement la différence qualitative qui doit être faite entre la soumission du corps etcelle de l'esprit.Mais cet extrait esquisse également une autre voie, qui concerne cette fois la « duperie » qu'un esprit peut exercersur un autre.
Spinoza se contente de l'évoquer, et d'indiquer qu'elle supprimerait la capacité à « raisonnercorrectement ».
Si l'on admet que ce « correctement » désigne un raisonnement susceptible d'analyser la réalitépour ce qu'elle est, on peut trouver dans ce texte les prémisses d'une théorie sur la conscience aliénée.Bien entendu, la théorie de Marx se développe dans un tout autre contexte : l'aliénation de la conscience est dûeselon lui aux conditions économiques, que Spinoza n'envisage évidemment pas, dans la mesure où son approche estplutôt de type spiritualiste.
Il n'en reste pas moins que l'évocation de la soumission par la reconnaissance et la «duperie » comme source de dépendance commencent à cerner des fonctionnements idéologiques qui ne pourrontêtre radicalement mis en cause qu'au xixe siècle.
[Conclusion]
Cet extrait est donc d'une grande richesse : d'une part, il tient compte de données historiques (l'esclavage, lesystème monarchique), de l'autre, il met en place une façon de penser qui se déploiera bien après lui.
En troisièmelieu, son insistance sur le rôle de la raison dans la liberté a l'avantage de lier étroitement deux conceptsfondamentaux pour l'être humain..
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