Autrui (cours de philo - TL)
Publié le 20/03/2015
Extrait du document
L'existence d'autrui I --- L'évidence immédiate d'autrui et la solitude Autrui est immédiatement évident.
Ce dont témoigne l'objet culturel, qui comme tel est bien une chose, c'est qu'autrui a la propriété d'être présent en une chose, hors de sa présence effective en chair et en os.
La permanente solitude du naufragé apporterait la preuve de la consistance d'un monde sans autrui, et donc du fait qu'autrui n'est qu'un supplément au monde.
Mais Robinson possède la caisse du charpentier : à l'écart des autres hommes, il n'est pas séparé de l'humanité, il n'a pas à refaire le lent processus qui l'a conduite à la maîtrise des outils.
Du point de vue de la perception, il est absent ; mais il est pourtant le corrélat actuel de mes pensées ou de mes sentiments.
Même si la présence d'autrui ne saurait se réduire à celle de tel ou tel individu déterminé, il reste cependant qu'autrui doit pouvoir m'être donné dans une perception actuelle.
Or, si évident et indubitable que me soit alors l'être d'autrui, c'est la nature de cette évidence qui ne cesse de faire problème.
Chez Descartes, le doute ne porte pas sur autrui précisément, mais sur le monde lui-même, de mon propre corps à la terre et au cieux, et même sur les vérités mathématiques qui sont comme l'essence des choses matérielles : tout ce qui n'est pas moi, ou pensée en moi sera tenu pour faux ou inexistant.
Or autrui est assurément dans le monde, mais il n'y est pas comme une quelconque chose du monde, bien qu'il y ait son corps matériel et visible, et bien que ses paroles y soient autant de sons qui ébranlent l'air.
Si l'exigence philosophique de la radicalité me fait rechercher une sphère d'évidence originaire, qui soit, selon le mot de Hegel, comme une «terre natale« de la vérité, et que je la trouve dans le cogito, la question est alors de savoir quel rapport l'existence, et même l'évidence d'autrui entretiennent avec cette vérité.
En effet, la pensée étant définie comme ce qui est «tellement en nous que nous en sommes immédiatement connaissants2«, la vérité indubitable du cogito sera celle de la pure intériorité.
Et par là même il est un étranger, un autre être hors de moi, dont j'ai conscience, mais sans savoir d'emblée quelle vérité il possède.
La reconquête de l'extériorité par le cogito se ferait alors sous la seule forme de l'acquisition d'une certitude touchant la nature et l'existence des choses matérielles.
La chose matérielle est hors de moi comme non-moi, autrui est hors de moi comme autre moi.
Il y a donc une différence radicale entre l'altérité d'autrui et l'altérité de la matière : pour échapper au solipsisme, il faut que je pose et que je préserve cette originalité de l'altérité d'autrui.
S'il n'y avait pas de non-moi comme matière, s'il n'y avait pas d'être étranger à la nature du moi, y aurait-il encore une altérité de l'alter ego?
En leur réalité matérielle et sensible, les signes sont là pour autre chose, qui est matériellement absente.
«Tous les assistants étaient des personnages vraiment expressifs : il ne fallait qu'avoir des yeux, sans aucune connaissance de la cour, pour disstinguer les intérêts peints sur les visages«.
Il suffit donc qu'autrui soit observateur pour lire en moi comme en un livre ouvert, et de même je n'ai qu'à être attentif pour mettre à jour ses pensées les plus secrètes.
Ainsi saisissons-nous en autrui à la fois les signes de son inaccessibilité et les signes des pensées déterminées qu'il veut cacher, et qui sont comme un cryptogramme offert au regard : autrui est à la fois cet être de fuite, irréductible à toute apparition, et cet être que je ne cesse de capturer en chacune de ses apparitions, pour peu que je sache les déchiffrer.
D'ailleurs, ce qu'autrui veut me cacher, ce n'est pas sa propre infinité, c'est, à nouveau, un autre personnage, différent de celui qu'il est pour moi : l'ambitieux cache son ambition, le snob son snobisme.
Dans la relation à autrui, s'instaure donc une dialectique entre le personnage (ce qu'est autrui, ce qui le caractérise, ou, en d'autres termes, son caractère empirique) et l'infinité (la puissance infinie d'être autre, de n'être pas arrêté par les contours du personnage).
Or le regard que je porte sur autrui, celui qu'autrui porte sur moi tendent toujours à composer ce personnage, à imposer sa loi à l'action, et ses limites au devenir.
Le propre du regard d'autrui, dans la mesure où il me fait caractère empirique, et donc chose, est de nier mon imprévisibilité, et par conséquent la liberté, que ce soit la mienne ou celle de Dieu.
De même, «la nature humaine se façonne aisément d'après les jugements d'autrui [...] Au fond de tous les vices, il y a sans doute quelque condamnation à laquelle on croit«.
Le rapport à autrui I --- Le semblable : l'identité et la distance Cependant, la connaissance du passé d'autrui et du caractère empirique qu'il permet d'esquisser ne suffisent pas.
Même si je pense autrui comme entièrement déterminé par là, il n'est pourtant jamais équivalent à la nature matérielle : je ne prévois pas ce qu'il va faire comme je calcule à l'avance la trajectoire d'un mobile ou la position d'une comète.
Et de même, un peu plus bas : «toutes les actions de l'homme dans le phénomène sont déterminées, suivant l'ordre de la nature, par son caractère empirique et par les autres causes concomitantes« (ibid., A 549/B 577).
Toutefois, la différence des désirs et des tempéraments ne fait pas de chaque homme une singularité si étrangère aux autres qu'ils ne pourraient ni le prévoir ni le comprendre.
Par conséquent, la prévision d'autrui se fonde sur la compréhension, et la compréhension ne s'établit qu'en surmontant la diversité des buts ou des objets d'aversion par une perpétuelle métaphore.
Mais celle-ci n'est à son tour possible que si c'est seulement la diversité des objets qui cristallise sous des formes différentes des affects identiques et communs à tous les hommes.
C'est que la littérature est un déplacement d'accent : que je rencontre Rastignac ou Grandet dans la vie, je les méprise ou ils me font horreur : mais c'est que la vie m'impose de considérer la particularité de leurs objets respectifs.
L'anticipation des actes d'autrui, et la tentative de discerner ses pensées et ses sentiments sont fondées, nous l'avons vu, sur la communauté de nature que j'exprime en disant qu'autrui est mon semblable.
Mais à cette similitude donnée, présupposée, s'ajoute bientôt une similitude acquise : à force de prêter à autrui mes sentiments et mes évaluations, à force de lui montrer que je crois spontanément qu'il aime et qu'il hait la même chose que moi, autrui me devient semblable, il contracte mes propres affections.
Je ne fais pas confiance à autrui ; ce n'est pas que je croie qu'il me veuille originellement duu mal ; mais je ne lui fais pas confiance pour me faire confiance.
Je prends l'initiative de la violence : mais l'origine de la violence, c'est la méfiance qui naît du rapport à autrui, de ce face à face dans lequel nous nous savons semblables.
Ce n'est pas le même phénomène que la rivalité expliquée tout à l'heure : mais ici aussi, il y a bien une opposition qui naît de la conscience que j'ai d'autrui comme mon semblable, une cristallisation de l'inimitié dans et par le seul rapport à autrui.
Jusqu'à maintenant, nous avons envisagé des rapports entre moi et autrui qui se fondaient sur le fait que nous étions des êtres vivants, que nous étions chacun la conscience de soi d'un individu vivant, naturel et sensible : car la rivalité nous opposait pour la possession de l'objet d'un désir, et la méfiance, pour la sûreté de notre conservation, même si nous avons peut me préférer à autrui.
constaté que ces rapports excédaient leur occasion : puisqu'on passait de la rivalité à propos de l'objet à la pure rivalité (capable de désigner l'objet au désir), et de la préservation de la vie à l'anticipation redoublée (j'imagine ce qu'autrui imagine de moi).
Or ce que nous apprend Hegel, c'est que la conscience de soi est pour une autre conscience de soi.
Ce qui veut dire que la conscience de la satisfaction de mes désirs immédiats, ou de mon succès dans la conservation de ma vie ne suffit pas à faire de moi une véritable conscience de soi.
Or, par essence, la reconnaissance est réciproque : les consciences de soi «se reconnaissent comme se reconnaissant réciproquement«.
C'est l'aporie de la reconnaissance : c'est elle qui est visée, recherchée, mais autrui et moi-même tentons de l'obtenir sans échapper entièrement à l'ordre de la naturalité.
Car même la vanité et l'amour-propre, où Rousseau voit la marque de la dénaturation de l'homme, sont encore «naturels« : je tente d'étendre le registre de la satisfaction naturelle, et je recherche des satisfactions irréelles, mais toujours comme satisfactions «sensibles«.
Si j'ai accepté l'éventualité de la mort, et qu'autrui a reculé et est resté attaché à sa vie, il ne peut plus rien sur moi, et j'ai inversement pouvoir sur lui, puisqu'il reste encore exposé dans la vie et l'être sensible auxquels il tient.
Il y a ce que Rousseau nomme amour de soi : il exprime que chacun a naturellement et en priorité la charge de sa propre existence et de sa conservation, et qu'il ne peut vivre que si l'amour de soi fait d'abord de sa propre vie un but ou une fin.
Selon Rousseau l'amour de soi n'est pas le seul principe, il est tempéré dans ses effets par la pitié, qui me commande de faire mon bien (et donc en ce sens n'entre pas en contradiction avec l'amour de soi), mais au moindre mal d'autrui qu'il est possible.
Dans une morale de la pitié, autrui est pris dans un rapport de réciprocité qui se fonde sur une nature sensible commune.
En ce sens le respect porte sur la nature raisonnable et la liberté comme autonomie, c'est-à-dire sur ce qui le constitue comme être intelligible, citoyen d'un monde suprasensible.
La pitié immédiate s'exerce donc à l'égard du proche que je rencontre.
Le respect au contraire est respect de tout homme : il semble n'atteindre le singulier qu'à travers l'universel.
«Ce n'est pas l'autre moi lui-même, ni ses vécus et ses apparitions eux-mêmes, ni rien de ce qui
appartient à son essence propre elle-même, qui sont donnés originaires. Si c'était le cas, si ce qui était
spécifiquement essentiel à l'autre était directement accessible, ce serait un simple moment de mon
essence propre et, finalement, lui et moi ne ferions qu'un« (Husserl, Méditations cartésiennes, P.U.F.,
1995, §50, pp. 157-158).
Proust, La Prisonnière, A la recherche du temps perdu, éd. Tadié, Pléiade, Gallimard, 1988, tome III,
p. 386. Voir également Nicolas Grimaldi, La Jalousie (Actes Sud. 1993) en particulier pp. 39-48. C'est en
ceci également que le corps d'autrui est si apaisant pour le jaloux, à la condition qu'il parvienne à
identifier, à réduire autrui à son corps : « En fermant les yeux, en perdant la conscience Albertine avait
dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où
j'avais fait sa connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres,
vie plus différente de la mienne, plus étrange et qui cependant m'appartenait davantage. Son moi ne
s'échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du
regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle était en dehors, elle s'était réfugiée, enclose, résumée,
dans son corps. « (La Prisonnière, op. cit., p. 578).
«
L'existence d'autrui 5
et le mousquet.
Cependant, non content de recueillir l'héritage de
l'ingéniosité humaine cristallisée sous la forme des outils, il multiplie les
rites et les activités
« conventionnelles », c'est-à-dire dépourvues d'utilité
vitale: Robinson a peur
de manquer d'encre, et pas seulement de poudre ou
de clous.
Le besoin de tenir
un journal et un calendrier prouvent qu'un
monde où l'on survit est incomplet
si l'humanité n'y est pas présente.
Car le
calendrier, avec ses dimanches, et ses mois, ses anniversaires et ses
célébrations, n'est ici que l'humanité
du temps.
En remplaçant la paresseuse
fluidité des jours et l'indifférenciation
du passé par l'inscription régulière
du temps, Robinson restitue le monde à l'humanité.
Perdre le compte des
jours revient à perdre la distinction chronologique
de la mémoire, et enfin à
perdre la mémoire et sa
propre humanité.
Il y a en effet une équivoque très
révélatrice dans le terme d'humanité, qui désigne à la fois la réalité des
autres hommes, et la qualité d'homme en moi.
En apparence, observer le
repos dominical est absurde sur une île déserte.
Mais Robinson, lorsqu'il
est l'auteur de toutes ces institutions,
ne cesse de produire autour de lui et
en lui la présence de l'humanité,
de peur de perdre sa propre humanité si
celle-là venait à lui manquer.
Il m'arrive d'être seul, mais la solitude est une figuration très inadéquate
du solipsisme.
Quand Pierre n'est pas empiriquement présent, face à moi, il
vient de me quitter ou il va revenir : il est visé dans mes regrets et mes
attentes, ou même dans le soulagement d'être délivré de son importunité.
Du point de vue de la
perception, il est absent; mais il est pourtant le
corrélat actuel de mès pensées ou de mes sentiments.
Cependant, s'il ne
s'agit plus de
Pierre ou de Paul, et donc d'un individu singulier, la solitude
n'est pas tant l'absence que l'anonymat d'autrui.
Car elle
me donne autrui
comme délivré
de son individualité déterminée : ainsi, dans l'objet culturel,
je n'éprouve pas la présence de tel ou tel homme en particulier, mais de
toute une tradition humaine.
Sans rien connaître de l'histoire, des
empereurs et des architectes, le petit pâtre d'Hubert Robert qui s'abrite à
l'ombre
des ruines est protégé du soleil par le vestige d'une indistincte
humanité.
La solitude est alors comme ces hauteurs d'où semblent peints
certains tableaux
de Brueghel, et qui dominent vallées ou villages : de là
haut, on voit s'affairer de multiples personnages trop petits pour qu'on
puisse les reconnaître individuellement et discerner leurs traits, mais on
entend d'autant mieux monter la grande rumeur
de l'humanité.
S'agissant
de Pierre, l'alternative est simple : ou bien il est présent à ma
perception, et je
le vois devant moi, ou bien il est absent du lieu où je suis,.
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