Arthur SCHOPENHAUER: Instinct sexuel
Publié le 29/03/2005
Extrait du document
«
individualité harmonieuse à venir ? N'est-ce pas d'ailleurs le sens du beau qui d'ordinaire gouverne l'instinct sexuel ?Pourquoi, sinon parce qu'il s'agit de perpétuer le type de l'espèce le plus authentique possible ?« C'est un mirage voluptueux qui leurre l'homme, en lui faisant croire qu'il trouvera dans les bras d'une femme dont labeauté lui agrée une jouissance plus grande que dans ceux d'une autre [...] tout cela n'a lieu que pour conserver letype normal de l'espèce.
»Le génie de l'espèce est tel que l'amour semble planer au-dessus de tout ce qui est terrestre.
C'est ainsi que, parexemple, la valeur attribuée par l'amant à l'être aimé ne se fonde sur rien de réel.
Comment, en effet, l'amoureuxpourrait-il connaître suffisamment celle qu'il aime pour en apprécier les qualités, d'autant que c'est souvent dès lepremier regard que naissent les grandes passions ? Comment expliquer aussi que la perte de la bien-aimée, du faitd'un rival ou de la mort, puisse être pour celui qui aime une souffrance qui dépasse toutes les autres ? Commentcomprendre encore que l'amour puisse porter des hommes honnêtes et droits aux pires forfaits ? Tout cela, au fond,ne manifeste-t-il pas la raillerie et le mépris du génie de l'espèce à l'égard de la raison, mais aussi des droits et desintérêts individuels qu'il foule aux pieds ? Force est de constater que l'aspiration des amoureux est plus importante,plus élevée et plus juste que tout ce qui pourrait la contrecarrer, dans la mesure où l'espèce importe plus quel'individu.
C'est à un point tel que l'amour peut transformer la vie la plus prosaïque en poésie :« Le sentiment d'agir d'après des visées d'une portée si transcendante est ce qui soulève l'amoureux tellement hautau-dessus de tout ce qui est terrestre et même au-delà de lui-même et couvre d'un vêtement si suprasensible desdésirs très physiques, de sorte que l'amour devient un épisode poétique même dans la vie la plus prosaïque deshommes.
»L'amour est une chimère si éblouissante que lorsque son approche nous est interdite, la vie paraît sans intérêt, vide.Les amants parlent de l'harmonie de leurs âmes dans des termes pathétiques, mais cette harmonie n'est pas autrechose que cette convenance de leurs natures qui les rend capables d'assurer la perfection de l'enfant à engendrer.C'est si vrai que, la chose une fois accomplie, à l'entente des sexes succède inévitablement le malentendu desâmes.
Puis une intimité banale s'installe, qui laisse place bientôt à l'ennui et à la solitude.
Ce qui signifie bien quechaque amant se trouve leurré après l'achèvement de ce qui faisait de lui la dupe de l'espèce.
Ainsi, pourSchopenhauer, l'amour est une illusion tragique qui témoigne que l'espèce est plus importante que l'individu.
et quine cesse d'alimenter la souffrance humaine.
Le seul moment d'ivresse est celui où les regards pleins de désirs dedeux amoureux se rencontrent.
Mais pourquoi est-ce à la dérobée, furtivement, sinon parce qu'ils ont, quelque part,le sentiment d'être des traîtres en voulant perpétuer toute la misère et les peines de l'existence humaine qui, sanseux, serait vouée à une fin prochaine ?Pour Schopenhauer, l'être de l'homme en soi est indestructible et se perpétue à travers les générations.
Si l'amourest un transport, un élan qui dispose l'individu à tous les sacrifices, c'est bien parce que c'est la partie immortelle del'être qui s'exprime dans cette affaire.
Le rapprochement entre l'amour et l'immortalité avait été déjà réalisé parPlaton.
Mais ce dernier considérait la procréation comme une manière de mimer l'immortalité et affirmait que seul lecontact de l'âme avec les Idées éternelles, immuables, permettait d'accéder à une authentique immortalité.On retrouve chez Schopenhauer, dans sa description de la passion amoureuse, bien des traits qui nous sont familiers(surestimation de l'objet aimé, triomphe du principe de plaisir qui s'accompagne d'un certain désinvestissement àl'égard du quotidien, ivresse et parfois jalousie, anxiété, désespoir qui peut aller jusqu'à la mort ou la folie).
Maisl'originalité de Schopenhauer consiste à donner un sens nouveau à tous ces éléments en les intégrant au sein de samétaphysique.
Dans l'amour, la Volonté de vivre dépasse les individus en les utilisant comme purs moyens et leslaisse ensuite à nouveau retomber dans la morne quotidienneté d'une existence brève et accablée par les maux etles soucis.
En affirmant que l'amour n'est qu'un instinct déguisé, une triste opération de la Volonté de vivre quiconduit à la désillusion et à la douleur la plus vive, Schopenhauer cherche, en détruisant tout ce qui nous sembleformer le vrai bonheur de l'existence, à nous convaincre que la souffrance est le fond de toute vie humaine.
Dèslors, il ne nous resterait plus qu'à renoncer à cette Volonté de vivre qui se manifeste en nous.
Autrement dit, seulel'extinction de la vie du corps nous permettrait d'accéder à la sérénité.
Autant dire qu'il faudrait installer la mortdans la vie.
On peut rire et Schopenhauer n'a pas dû manquer de rire secrètement : on sait qu'il aimait la bonnechère et la vie par-dessus tout, au point de vouloir la prolonger le plus longtemps possible.
Songeons à Nietzschequi affirme qu'un instant de bonheur peut comporter une éternité.
Peu importe que l'amour soit une illusion : « Carqu'est-ce qu'aimer, sinon vivre ou se sentir vivre ? Il y a dans un quart d'heure de vérité de quoi rendre un sens etune raison d'être à toute une longue vie fantomale » (Jankélévitch, Traité des vertus).
Un bonheur, c'est tous lesbonheurs !.
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