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Alain: le respect de la vie d'autrui

Publié le 12/04/2005

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alain
Je dis que le respect de la vie d'autrui n'est pas un devoir social, attendu qu'il existe indépendamment de l'existence ou de la nature d'une société quelconque. Quand un homme tomberait de la lune, vous n'auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer. De même pour le vol ; je m'interdis de voler qui que ce soit ; j'ai la ferme volonté d'être juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes concitoyens ; et je rougirais d'avoir augmenté injustement la note à payer, qu'il s'agisse d'un chinois ou d'un nègre. La société n'a donc rien à faire ici ; elle ne doit pas être considérée. Ou alors, si je la considère, qu'exige-t-elle de moi, au nom de la solidarité ? Elle exige que j'approuve en certains cas le vol, l'injustice, le mensonge, la violence, la vengeance, en deux mots les châtiments et la guerre. Oui, la société, comme telle, ne me demande que de mauvaises actions. Elle me demande d'oublier pour un temps les devoirs de justice et de charité, seulement elle me le demande au nom du salut public, et cela vaut d'être considéré. C'est pourquoi je veux bien que l'on traite de la morale sociale, à condition qu'on définisse son objet ainsi : étude réfléchie des mauvaises actions que le Salut Public ou la Raison d'État peut nous ordonner d'accomplir. Alain

Est-ce parce que la société l'ordonne que nous agissons moralement ? On pourrait être tenté de le croire dès lors que la conduite morale est l'objet d'une éducation. Pourrait-on d'ailleurs parler de bien et de mal en dehors de toute vie sociale ? Et n'est-ce pas le souci de bien s'intégrer à un groupe qui pousse aux efforts nécessaires pour vaincre ses tendances égoïstes ? C'est contre cette fausse évidence qu'écrit Alain. Admettre que les impératifs moraux soient des impératifs sociaux reviendrait en effet à les relativiser : l'intérêt de la société évolue au gré des circonstances, et ce qui paraît louable aujourd'hui deviendrait condamnable demain.

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« avec l'aumône, va au-delà, et me pousse à aimer même celui qui ne le mérite pas.

On peut remarquer au passageque s'il y a une institution sociale chargée de faire respecter la justice, il ne saurait en exister qui soit au service dela charité au sens authentique.

Et même, si on pousse l'idée jusqu'au bout, n'y a-t-il pas dans la charité quelquechose d'antisocial, dans la mesure où elle pousse à négliger tout ce qui relève de l'intérêt ?Ceci nous conduit à la seconde partie.

La société a évidemment aussi ses exigences, mais c'est « au nom de lasolidarité ».

Il faut ici prévenir un contresens, car le mot « solidarité » a souvent pris de nos jours un sens purementmoral, et on en parle comme d'une vertu, ce qui pourrait faire croire qu'Alain est ici ironique, et accuse implicitementla société d'hypocrisie.

Or la solidarité désigne d'abord une communauté objective d'intérêts.

C'est donc parexcellence le fondement de l'obligation sociale.Parfois, la solidarité commandera un comportement extérieur qui sera semblable à ce qu'exigerait la justice, mais lefondement est tout autre. Un impératif moral, comme l'a montré Kant, ne saurait avoir d'autre mobile que le pur respect de la loi morale elle-même, ce qui signifie qu'une conduite n'est réellement méritoire d'un point de vue moral que si elle est parfaitementdésintéressée.

C'est pourquoi cet impératif est « catégorique », c'est-à-dire commande inconditionnellement, alorsque les commandements de la société varient selon l'intérêt commun.Simple nuance, dira-t-on, voire querelle de métaphysiciens sans influence aucune dans le monde réel ? Pas du tout.La différence entre les fondements se traduira nécessairement « en certains cas ».

Vol, injustice, mensonge,violence, vengeance : cette énumération laisse penser qu'aucune exigence morale n'est préservée.

Puis Alainramène les crimes de la société à deux, qui en constituent la raison d'être : les châtiments et la guerre.

On a là eneffet deux réalités inévitables : aucune société ne peut renoncer à se défendre, soit contre l'ennemi extérieur, etc'est la guerre, soit contre le fauteur de désordre présent en son sein, et ce sont les châtiments.Ainsi ce qui semblait à première lecture relever de la polémique un peu facile se mue en démonstration ; c'est enraison de son essence même que la société est parfois immorale, et non parce que cette société - ou celle-là seraitparticulièrement injuste, ce qu'exprime la phrase « Oui, la société, comme telle, ne me demande que de mauvaisesactions ».

(Il est important ici de trouver le ton juste : une copie qui en « rajouterait » en accusant la société detous les maux risquerait fort d'une part de ne pas être philosophique et d'autre part de passer à côté de l'intérêtvéritable du texte.

Au contraire, il faut insister sur ce point aucune transformation sociale, fût-elle révolutionnaire,ne pourra contrecarrer ce qui apparaît comme une loi générale ; et même, nous allons le voir, la société a desexcuses, et surtout les exigences sociales doivent être prises en compte, bien qu'elles n'aient que l'apparence de lamoralité.)Ce qui apparaît à ce moment du texte, c'est qu'il y a nécessairement un conflit de valeurs, destiné à éclater detemps à autre, et tel que l'a mis en évidence par exemple l'affaire Dreyfus.

D'un côté « les devoirs de justice et decharité », de l'autre «le Salut Public ou la Raison d'État ».

Il est exclu que les uns puissent fonder les autres, commele texte l'a montré.Pour autant, le point de vue moral, si impérieux, pur et profond qu'il soit, ne peut faire totalement oublier le point devue de la solidarité ou tout simplement de l'ordre.

Ainsi celui-ci a sa propre légitimité, malgré tout ce que l'on vientd'en écrire : « cela vaut d'être considéré ».

Ici le texte opère un renversement qui mérite lui aussi, si l'on peut dire,d'être considéré.

L'action mérite réflexion.

Il ne suffit pas de savoir ce qu'il faut faire dans l'absolu, il faut aussipeser les conséquences liées aux contingences de la situation présente.C'est la distinction classique entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité.

La première ne s'attachequ'à ce qu'il faut faire du point de vue universel qui est celui de la raison, la seconde ne considère que les résultats.Pour la première, le mensonge, par exemple, n'est jamais permis ; pour la seconde, en revanche, d'un mal peut sortirun bien, et il y a des mensonges utiles.

Voilà le conflit nécessaire dont nous avons parlé, insoluble.Nous voilà amenés à exercer une vertu particulière, qui semble avoir été créée à cet effet, et qui s'appelle lediscernement, qui pèse le pour et le contre, dans l'impossibilité d'un jugement tranché.

Alain préfère parler de l'«étude réfléchie des mauvaises actions que le Salut Public ou la Raison d'État peut nous ordonner d'accomplir ».Cette formulation manifeste à nouveau son humanisme : entre exigences morales et exigences sociales, la balancen'est pas égale, et ce qui fait qu'une action est bonne ou mauvaise relève du jugement moral seul.

Mais derrière laconscience morale il y a ce qu'on peut peut-être appeler la conscience tout court, ou bien la faculté de juger.

Et sila conscience morale est sourde à toute autre considération, le discernement au contraire se doit de tout prendreen compte.

Et donc la flamme de l'exigence morale est parfois mise sous l'éteignoir.Mais que les puristes prennent garde à ne pas exiger le tout ou rien, car le goût de l'absolu n'est rien sans le sensdu relatif.

Et c'est en fin de compte au nom de la vérité, ou d'un désir désintéressé du bien, que l'on accepte deprivilégier le souci pragmatique de l'intérêt commun à celui de la justice en soi.

Peut-être est-ce que c'est cela,devenir adulte.. »

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