Aimer, un acte désintéressé?
Publié le 01/11/2023
Extrait du document
«
Aimer, un acte désintéressé ?
Aimer semble de prime abord un élan spontané du cœur dans lequel le rapport à l’autre parait
libéré de tout calcul d’intérêt.
L’être aimé est recherché en lui-même ; il n’est pas un simple
moyen en vue d’une fin que le sujet se donne.
Toutefois, en aimant, le moi se laisse également
pousser par des désirs et des besoins instinctifs dont la satisfaction s’avère vitale pour lui.
Derrière l’image d’une relation amoureuse éthérée se cacheraient ainsi les intérêts d’un moi
qui ne se montre jamais plus narcissique que dans cette relation qui le porte vers autrui.
Fautil alors que l’homme fasse un effort sur lui-même pour aimer sans pour autant être
foncièrement égoïste ?
I-
l‘amour n’est pas toujours cet élan généreux et désintéressé vers autrui.
Au moins,
sous certaines de ses formes, il est mû par l’égoïsme instinctif du moi qui cherche
avant tout son intérêt, son plaisir.
Dans ce sens, on peut dire que tout amour est
sous-tendu par l’amour que chacun porte pour lui-même, par l’attachement
narcissique à soi.
L’autre, l’être aimé, ne serait dans ce sens que le moyen dont
nous nous servons pour parvenir à la pleine satisfaction de soi.
Un tel scepticisme
qui entoure la relation amoureuse est exprimé non seulement par des penseurs
religieux qui dénoncent l’attachement de l’homme à ce qui est censé flatter son
égo, mais aussi par des moralistes et des penseurs qui entendent démystifier le
sentiment amoureux en y décelant le seul attachement que chacun porte à soi.
On peut ainsi rappeler comment un philosophe chrétien comme Saint Thomas
d’Aquin distingue entre ce qu’il appelle « amour d’amitié et amour de convoitise »
il précise dans Somme théologique qu’ « un ami, au sens propre, est celui à qui
nous voulons du bien ; et l’on parle de convoitise à l’égard de ce que nous voulons
pour nous » cet amour de convoitise ou concupiscence est un amour égoïste qui
cherche d’abord son bien à soi.
L’amour ici n’est que l’autre nom de la pulsion qui
pousse à chercher la satisfaction de l’instinct.
Derrière l’amour que l’on peut avoir pour un autre se profile l’amour de soi,
l’amour narcissique pour soi même.
Freud note dans ce sens que le sentiment
amoureux qui se projette sur l’autre semble d’abord déposséder le moi de luimême et que cette dépossession se manifeste surtout dans l’idéalisation de l’être
aimé.
Souvent en effet, l’amant confère à ce dernier toutes les qualités rêvées, il
construit de lui une représentation parfaite de telle sorte qu’on pourrait dire que
l’aimé constitue le tout alors que l’amant se réduit en face de lui à presque rien.
Freud va jusqu’à dire que « l’objet absorbe, dévore pour ainsi dire le moi »
Cependant, cet abandon du moi n’a rien d’une attitude altruiste.
En réalité, c’est
toujours soi même qu’on aime dans l’amour.
Si l’idéalisation de l’objet aimé est
poussée si loin, c’est pour des motifs contraires aux apparences, pense Freud.
C’est
parce qu’on s’idolâtre soi même sous les traits de l’objet aimé qui représente en
quelque sorte l’idéal du moi.
D’un autre côté, on peut également soupçonner le fait d’aimer comme une manière
d’affirmer sa propre puissance, sa propre force.
Aimer n’est qu’une façon de
posséder autrui et de s’augmenter de son être.
Il serait en effet de l’essence même
de l’amour de pousser l’amoureux à vouloir posséder et dominer.
Sa définition
même comme manque depuis Platon fait de lui cette expérience qui tend à avoir, à
posséder l’objet dont on manque.
L’amour est convoitise, il recherche l’objet aimé
comme une proie ou comme un trophée de guerre.
Il est avide, jaloux, possessif.
Etre amoureux, c’est aimer l’autre pour son bien à soi.
Ainsi, et comme le rappelle
Platon dans Phèdre : « l’amant, loin de lui vouloir du bien, aime l’enfant comme
un plat dont il veut se rassasier » c’est un objet dont il se sert pour satisfaire la
faim qui est en lui.
C’est une pulsion presque incontrôlable et qui réveille en
l’homme sa propre animalité ; les amants aiment en fait l’aimé « comme les loups
aiment l’agneau » dit encore Platon.
Comparaison choquante mais qui peut
rappeler le lexique guerrier employé par Don Juan dans la comédie de Molière.
Le
héros séducteur se compare volontiers à Alexandre le Grand ; il se voit en
conquérant, en être né pour ravir des cœurs de toutes les femmes de la terre.
L’amour est pour lui un moyen qui lui permet d’étendre hyperboliquement sa
puissance.
On peut donner à cet égard un autre exemple, celui de Ferral, ce
personnage de Malraux dans son roman La Condition humaine.
Il s’agit d’un riche
homme d’affaires qui vit en Chine au début du vingtième siècle.
Il conçoit ses
réalisations économiques, ses entreprises, les routes qu’il a tracées, les barrages
qu’il a participé à construire comme l’expression de sa force et de sa volonté de
puissance.
Cette vision conquérante du monde s’étend également pour lui à ses
relations amoureuses.
Il ne conçoit pas le rapport qui le lie à Valérie dans le sens
de la réciprocité et de l’échange équilibré, mais uniquement dans la perspective de
l’asymétrie entre hommes et femmes.
Pour lui, il y a dans l’amour deux fonctions
différentes : la femme se donne, l’homme possède.
Valérie doit de ce fait se
soumettre, consentir à sa domination, accepter sa réduction à un objet offert à
l’autre afin qu’il puisse en jouir à sa guise.
Ferral fait même de sa relation
charnelle avec son amante le moyen d’affirmer sa supériorité et de nier cette
dernière comme être doué de subjectivité et de liberté, capable d’avoir une
existence autonome et indépendante.
L’acte amoureux, l’érotisme n’est d’ailleurs
pour lui que le moyen d’avoir prise sur sa partenaire et de lui signifier son
infériorité.
Ferral est sans doute victime de l’illusion de sa propre supériorité et de l’idée
qu’aimer une femme est synonyme de la posséder.
Sur ce point, Valérie tient à lui
faire comprendre qu’on ne possède jamais un être humain et qu’une femme n’est
pas uniquement un corps dont on jouit.
Dans une lettre qu’elle lui envoie pour
venger son humiliation, elle écrit « je ne suis pas une femme qu’on a, un corps
imbécile auprès duquel vous trouvez votre plaisir » Ainsi et parce qu’il se veut
possession, l’amour ne pourrait fonder une relation entre deux êtres ; entre Ferral
et Valérie, c’est l’incompréhension, la mésentente, le conflit des égos.
Il ya également une autre dimension qui illustre cette impasse inhérente à
l’expérience amoureuse, c’est celle de la jalousie.
On n’est jaloux en amour que
parce qu’on veut posséder, que parce qu’on ne peut accepter la liberté de l’autre et
qu’on cherche à se l’aliéner.
Dans A La Recherche du temps perdu de Marcel
Proust, le narrateur, Marcel, tombe amoureux d’Albertine, une jeune fille
énigmatique qui ne cessera de lui donner des motifs pour la soupçonner et pour
souffrir d’une cruelle jalousie.
L’amour d’Albertine qui était pour lui la promesse
d’une vie heureuse, se transformera vite en passion dévorante et tyrannique.
Marcel soupçonne Albertine d’entretenir d’autres relations avec d’autres hommes,
et surtout avec d’autres femmes, notamment sa meilleure amie Andrée.
Il
cherchera alors à épier ses faits et ses gestes, à deviner derrière le moindre mot un
aveu involontaire de son infidélité.
Il devient lui-même la proie de ce désir de tout
savoir de son amante, de soupçonner derrière chaque mot un mensonge, derrière
chaque intention avouée une autre cachée.
Albertine deviendra pour Marcel un être
fuyant, énigmatique et insaisissable.
Car, plus il voulait tout connaitre d’elle, plus
il se trouvait en butte à son impénétrabilité.
Albertine deviendra aux yeux de
Marcel un être kaléidoscopique, un être constitué de mille morceaux comme un
puzzle dont il ne parvient jamais à assembler toutes les pièces.
Il en arrivera même
à la séquestrer chez lui, à faire d’elle une « prisonnière ».
Son amour pour elle se
transforme en une vraie tyrannie.
II-
Cependant, cette spirale de possession et de jalousie dans laquelle l’amour se laisse
enfermer n’est sans doute pas sa vérité ultime.
S’il peut être animé par la
convoitise, il ne s’y réduit pas.
Il ya même dans l’acte d’aimer une expérience qui
permet au moi de faire la découverte de l’altérité et de se délier de son amour
propre.
« Lorsqu’on aime sincèrement une personne, on n’y cherche pas son propre profit
ni un plaisir détaché de celui de la personne aimée, mais on cherche son plaisir
dans le contentement et dans la félicité de cette personne » affirme le philosophe
allemand Leibniz.
Eprouver du plaisir à aimer n’est donc pas répréhensible si ce
plaisir est suscité par le plaisir et la félicité de l’être aimé.
On peut en effet
rechercher ce qui est à même de nous procurer du plaisir, ce qui est toujours le cas,
dit Leibniz, parce que nous sommes humains : « nous faisons tout pour notre bien,
et il est impossible que nous ayons d’autres sentiments » remarque t-il.....
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