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À QUOI BON, ENCORE, PHILOSOPHER ?

Publié le 01/11/2016

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la raison lorsqu’au fil de la modernité elle avait construit cette relation au réel qui s’exprime dans le projet cartésien de maîtrise. Cette problématique ne s’est véritablement mise en place qu’à partir du moment où la raison est parvenue à s’affirmer avec assez de force pour se croire en mesure d’imposer sa loi au réel : c’est par rapport à une telle conviction que la vie a pu alors surgir, il n’est guère difficile de comprendre pourquoi, comme un problème.

 

Dans Les Mots et les Choses (1966), Michel Foucault a défendu avec brio la perspective selon laquelle le problème de la vie n’est apparu dans le champ scientifique que dans les premières années du XIXe siècle. En témoignerait notamment la formule demeurée célèbre de Bichat : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » (Recherches physiologiques sur la vie et la mort, 1801). En se représentant le destin du vivant à partir d’un conflit mettant aux prises un corps organisé pour s’autoconserver et un milieu indifférent à ces exigences d’autoconservation, Bichat et ses contemporains faisaient en effet apparaître la vie comme un pouvoir spécifique : celui de retarder temporairement une trajectoire incluant la mort. L’idée pouvait ainsi se former qu’il existe des lois propres de l’organisme, distinctes de celles de la matière inanimée : de ces lois, qui lui permettent de résister temporairement à la mort, l’étude pouvait alors revenir à une discipline spécifique (qui en 1802, l’année même de la mort de Bichat, allait recevoir son nom de « biologie »).

 

L00020000145B0000475E, constitua en fait une sorte de réaction ou de résistance à la façon dont Leibniz avait donné à l’affirmation moderne de la raison toute sa puissance.

 

Le nom de Leibniz s’impose, de fait, à un double titre comme celui du philosophe qui entreprit d’accomplir en l’occurrence un mouvement que Descartes n’avait pas mené aussi loin. D’une part, il fait du principe de raison une loi même du réel : rien n’est sans raison, donc en un sens rien n’est radicalement extérieur à toute forme de rationalité. D’autre part, parce qu’à ses yeux il ne saurait y avoir de discontinuité dans ce que Dieu a conçu, il estime qu’il ne saurait y avoir de distinction absolue entre ce qui est seulement possible (le non-contradictoire, donc le rationnel) et le réel : le possible désigne ainsi ce qui peut exister, non pas seulement au sens où son existence n’est pas impossible, mais aussi au sens de ce qui a une « puissance », ou une « tendance » à exister ; en vertu de cette tendance, tous les possibles existeraient si ne venait contrecarrer ce commun mouvement vers l’existence l’exigence de leur « compossibilité » (c’est-à-dire de leur possibilité pour ainsi dire simultanée) avec les autres possibles qui tendent eux aussi à exister. En ce sens, lorsque Dieu, créant le monde, a choisi de rendre réels seulement certains possibles, il a choisi ceux qui étaient le mieux « compossibles », mais leur réalisation, leur inscription dans le réel n’a pour autant, d’un point de vue comme celui de Leibniz, rien ajouté à ce qui les caractérisait déjà en tant que possibles, à savoir le fait de ne pas être contradictoires, donc leur rationalité. À travers ce rapprochement du possible et du

fait qu’il y a un monde plutôt que rien et que notre existence vient s’y inscrire.

 

Aristote présente, notamment dans sa Métaphysique (livre Z), la question du « sujet » comme celle-là même de la philosophie quand elle se demande ce que nous voulons dire quand nous disons, à propos de n’importe quelle réalité, qu’elle « est ». Quand je dis de Socrate aussi bien que d’un instrument de musique qu’ils « sont » (c’est-à-dire qu’ils sont, chacun à sa manière, quelque chose et non pas rien), que signifie le fait d’« être » ? Non pas d’être ceci ou cela (philosophe pour Socrate, bien accordé pour l’instrument de musique), mais bien d’« être » : que signifie « être », pour quelque chose qui « est » ? De cette question, qu’Aristote désigne comme la question de l’être en tant qu’être, il estime qu’elle équivaut à la question de savoir ce qui « subsiste » inchangé, dans quelque chose en deçà de toutes les déterminations qui peuvent, accidentellement ou incidentiellement, venir s’ajouter à l’essence même de ce quelque chose.

 

L000200000F7E00002A98 sujet » de toutes les attributions que je peux envisager à son propos. « Sujet » : le terme que l’on utilise ainsi s’énonçait en grec : « hypokeimenon », et signifiait littéralement : le « sous-jacent » - ce qu’a donc traduit ensuite le latin « subjectum », d’où vient notre « sujet ». Pourquoi, dans cette première acception spécifiquement philosophique de la notion de sujet, la question de la substance et celle du sujet se recouvrent-elles ? Aristote l’explique en soulignant que ce qui subsiste toujours en quelque chose et qui constitue, en ce sens, sa substance, c’est « ce dont le reste s’affirme et qui n’est lui-même jamais affirmé d’autre chose », bref : le sujet logique auquel, dans la proposition prédicative (A est B), on attribue chacun des prédicats par lesquels on en explicite les déterminations. Il n’est en effet guère délicat d’admettre que le rapport de la substance (ce qui subsiste toujours en quelque chose et qui fait, par exemple, que Socrate reste Socrate) aux propriétés qui, ne touchant pas à l’essence de ce dont il s’agit, constituent seulement des « accidents » possibles de la substance (Socrate peut être assis ou debout, dormant ou philosophant, jeune ou vieux, etc.), n’est pas autre que le rapport logique du sujet de l’attribution (S, dans la proposition S est P) aux prédicats qu’on peut en énoncer (quand je dis que S est x, y ou z). « L’accident, écrit Aristote, désigne toujours le prédicat d’un sujet » : en conséquence, ce qui est toujours sujet de la prédication, mais n’est jamais lui-même prédicat cela correspond à ce dont on peut dire que c’est la substance de ce quelque chose, au sens de ce qui est constitutif du fait que ce quelque chose « est ».

 

(Le sujet, L, S, ES, I, 3)

 

Philosopher consisterait ainsi à enquêter sur ce qui, sous-jacent au réel tel qu’il se présente à nous à travers l’infinie diversité des phénomènes que nous observons, constitue comme la vérité ultime de ce qui ainsi nous apparaît, comme son fondement ou sa raison d’être. Ainsi la philosophie aurait-elle par définition partie liée avec l’affirmation de la raison comme valeur, puisque s’enquérir de

« sa prétention à se réconcilier avec l'expérience effective du monde, la philosophie ne parvient pas, qui plus est, à susciter entre les philosophes eux-mêmes, sur ses questions, sur ses démarches, sur son histoire et sur ce qui s'en dégage, suffisamment de consensus pour s'apparaître et dès lors pour se faire paraître dans son identité distinctive ? 000200000DB300000D66 ? Chacun appréciera comme il le voudra une telle pirouette, mais enfin la musique, la poésie, la peinture ont au moins une part de leurs raisons d'être dans le plaisir qu'elles suscitent et, même après Auschwitz, dans la possibilité que la souffrance y trouve de s'exprimer.

Est-on sûr que les questions que les canons traditionnels de la philosophie enjoignent au philosophe de faire siennes peuvent aider sans de profonds renouvellements les survivants des génocides ou les gardiens de leur mémoire à exprimer l'inhumain ? Quant au plaisir, quant au bonheur de philosopher… Assurément existe-t-il aussi, même après les génocides, un plaisir, voire un bonheur, qui se peuvent trouver dans la lecture des philosophes.

Mais nous savons bien qu'aucun philosophe ni aucun lecteur convaincu de la nécessité de la philosophie ne justifieront suffisamment cette nécessité par le plaisir que l'on prend en compagnie d'Aristote, de Spinoza ou de Hegel.

Ou que si cette justification devait venir au premier plan, ce serait que l'acte de philosopher s'est transformé au point de ne plus engager aucunement la recherche de la vérité, ni celle de la sagesse, ni celle du sens, bref plus rien de tout ce par quoi il avait été guidé pendant plus de deux millénaires. Nous n'en sommes pas là, pas encore réduits à ce repli sur le plaisir de philosopher, ni dans la trajectoire de la philosophie ni dans celle du présent questionnement.

On recevra donc la question : à quoi bon, encore, philosopher ? avec suffisamment de calme et de pondération pour se ménager le temps de demander en premier lieu ce qui peut bien avoir été commun (et pourrait éventuellement le demeurer encore) entre les philosophes qui se sont confrontés, en des temps parfois aussi éloignés l'un de l'autre que celui d'Aristote et celui de Nietzsche, à des questions elles-mêmes aussi dissemblables que celles de l'essence la plus intime de l'être, du premier principe de toutes choses, de l'immortalité de l'âme, de la réalité du monde extérieur, de la certitude ou de la fragilité de notre savoir, du fondement de la morale ou des conditions de la cité juste ? I.

S'enquérir du fondement de toutes choses Si l'on se demande ce qui rassemble les philosophes au-delà même des contenus si dissemblables, si souvent antagonistes, de leurs philosophies, il se pourrait que ce fût précisément la décision de philosopher, le choix d'un acte intellectuel distinct, par la question qu'il prend comme fil conducteur, de tout autre acte de l'esprit.

Philosopher se donne d'emblée, de fait, comme une façon de questionner le réel dans sa plus grande généralité, des choses les plus triviales et passagères (le cheveu, la boue, la crasse, disait Socrate dans le Parménide de Platon) jusqu'aux réalités les plus éminentes, la Beauté incarnée dans ses œuvres, la Justice dans le meilleur des régimes, le Bien dans les actions qu'il inspire.

2. »

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