A la question qui lui avait été posée : «Que peut la littérature?», Jean-Paul Sartre a répondu : «En face d'un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le poids. » Vous direz, d'après votre expérience personnelle de la littérature, ce que vous pensez de la réponse de Sartre.
Publié le 12/02/2011
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En 1945, J.-P. Sartre affirmait la nécessité et l'efficacité de l'engagement de l'écrivain : «Chaque parole a des retentissements, chaque silence aussi.« A partir de 1968, il nie au contraire le pouvoir d'action de la littérature : «En face d'un enfant qui meurt« i.e. devant tout malheur arrivé à l'humanité, La Nausée — un de ses livres les plus célèbres et qui fut le plus goûté des existentialistes —, donc toute œuvre écrite serait un travail secondaire, d'un intérêt réduit. Il ajoute même : «La culture ne sauve ni rien ni personne, elle ne justifie pas. « Ces deux attitudes contradictoires s'expliquent par l'évolution de l'écrivain. Des raisons philosophiques et idéologiques principalement le conduisent, de la guerre de 40-45 à la révolution maoïste, à changer sa position — elle se stabilisera ensuite en un moyen terme — à propos du vaste problème de la responsabilité de l'écrivain et du rôle des œuvres littéraires dans la solution des problèmes humains. Quelle attitude peut et doit être celle de l'écrivain? Qu'est-ce qu'une œuvre engagée? Peut-elle être efficace?
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«Exilé sur le sol au milieu des huées» souligne cette incompréhension du vulgaire.
Mais l'artiste lui-mêmerecherche souvent la «sainte solitude» (Vigny), la liberté de création dans une retraite sévère (Valéry), l'envol «loindes miasmes morbides» (Baudelaire), vers l'«Azur, l'Azur, l'Azur», échappant au «vomissement impur de la Bêtise»(Mallarmé).
Des écoles entières ont répudié l'art utilitaire; les écrivains du Parnasse se consacrant au culte de laBeauté, tandis que leur doctrine de l'Art pour l'Art pousse Heredia à s'évader dans les civilisations passées et àciseler patiemment les tableaux parfaits des sonnets des Trophées.
De même l'hermétisme mallarméen, largement repris par les chapelles poétiques de cette seconde moitié du XXe s.,si peu connues du grand public, sont aussi une façon de refuser tout engagement.
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Peut-être peut-on trouver dans de telles attitudes une des raisons principales qui auraient poussé Sartre à rejeterla littérature — même engagée — afin d'aller plus loin que cet engagement d'intellectuel, pour agir, non écrire, brefrejeter — un temps — le pouvoir de ces «mots», de cette écriture qui le fascinèrent dès sa petite enfance.
Ilsemble bien pourtant qu'à la fin de sa vie, si, devenu presque aveugle, il n'écrivait plus, il ne faisait plus preuvepourtant de la même intransigeance.
Comme il le pressentait en 1967, «le sujet revient du point de non-retour,exprime (= rejette) le négatif, reprend le chemin de la vie.
» Ne doit-on pas en réalité admettre que l'œuvre écrite atoujours une place dans la société et qu'elle détient toujours un certain poids même face à «un enfant qui meurt».C'est peut-être d'ailleurs surtout face à tout mal, à tout chaos en quelque point de la planète qu'il ait lieu — tel estle sens de l'image de l'enfant — que l'écrivain doit prendre parti.
Car ce qui est sûr c'est qu'une œuvre littéraire nepeut se concevoir comme une jouissance solitaire.
«Celui-là sera véritablement le poète ...
qui me fera indigner,apaiser, réjouir, vouloir, aimer, haïr, admirer, étonner...
» écrivait du Bellay.' Un écrivain digne de ce nom ne peut secontenter de ciseler phrases ou vers pour lui-même.
Comme le public est indispensable au théâtre, que deviendraitl'écrivain sans lecteur? Il doit provoquer l'homme, le faire sortir de sa réserve, être un inquiéteur.
Il lui faut donc nonune chapelle réduite de disciples, mais s'adresser au plus grand nombre d'hommes.
Le Sartre de 47 et le Camus duDiscours de Suède se rejoignaient, l'un affirmant «l'écrivain n'est ni Vestale ni Ariel, il est dans le coup, quoi qu'ilfasse, marqué, compromis, jusque dans sa plus lointaine retraite», tandis que l'autre lançait son message au mondeentier : «Nous autres, écrivains du XXe s., devons savoir que nous ne pouvons nous évader de la misère communeet que notre seule justification, s'il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui nepeuvent le faire.
» Camus prononce alors plusieurs fois le terme d'« artiste engagé».
Il met en garde contre ladévotion stérile qui pousse l'écrivain à se laisser aller au culte froid de la Beauté et à se couper d'un mondecontemporain qu'il veut ignorer.
C'est Sartre lui-même dans sa période existentialiste, marqué par les nécessités dela guerre 40-45, qui s'était fait l'apôtre d'une littérature intensément responsable.
Il y a cru avec beaucoup desincérité et a bâti tout son théâtre sur cette conception d'une écriture qui devait redevenir «ce qu'elle n'auraitJamais dû cesser d'être : une fonction sociale», qui devait être utile, prendre parti face à l'événement.
Tout leXVIIIe s.
— comme Camus — repousse la conception de l'art égoïste (cf.
Saint-Exupéry).
L'art doit toucher et par làaider un public immense, exprimer ce que d'autres sentent confusément et par cette expression qui leur échappait,mais à laquelle ils aspiraient, les libérer, les soutenir.
Il s'agit de tirer l'homme de la «stupide félicité des cailloux», delui ouvrir les yeux, de lui rappeler solidarité, amitié, seules armes pour échapper à l'absurde.
Quand Rieux et Tarroucommunient en amitié muette et profonde au cours d'une nuit laiteuse, échappant quelques minutes à l'enfer de laPeste, les deux héros donnent à leurs lecteurs une leçon d'humanisme.
Ainsi Camus croit-il, au fond, au rôleprivilégié de l'artiste.
Tant d'autres l'affirment avant lui! Depuis tant de siècles le poète oscille entre une placeexceptionnelle d'Étoile (Pléiade), de Mage (Hugo), de dispensateur des Lumières (XVIIIe s.), toutes places qui luioctroient le rôle de guide.
La poésie d'Éluard ou d'Aragon, le théâtre de Brecht, voilà d'autres exemples qui montrentque si l'union dans l'art, du beau et de l'utile est difficile, elle est cependant réalisable.
Les «philosophes» du XVIIIes.
luttaient contre les préjugés, la tradition sclérosante, les injustices, l'intolérance, éveillaient le sens critique parleurs écrits.
Voltaire sortait de sa retraite de Ferney pour voler à la défense des victimes du fanatisme.
Hugo nefaisait qu'entériner l'importance du rôle de l'écrivain lorsqu'il s'écriait :
« Honte au penseur qui se mutile
Et s'en va, penseur inutile,
Par la porte de la cité! » Enfin qu'il le veuille ou le refuse, l'artiste réfléchit toujours la vie et les aspirations de sontemps.
«Il peut accepter la société ou la combattre ou la fuir; il peut la servir ou la mépriser ou lutter pour ladétruire; son œuvre n'en sortira pas moins inévitablement du monde social qui lui aura été imposé et elle en porteral'empreinte.
» (Thierry Maulnier.) Le «réactionnaire» Balzac a contribué à la destruction ou du moins à l'attaque de labourgeoisie et Flaubert qui refuse que l'œuvre d'art serve de «chaire à aucune doctrine sous peine de déchoir»expose dans Madame Bovary toutes ses idées littéraires, politiques et religieuses.
L'écrivain peut même êtredangereux.
Maurras fut le premier effrayé d'avoir été si bien entendu, lorsque, à l'heure du Front populaire, il avaitcrié dans l'un de ses articles à propos de Blum : « Mais il ne se trouvera donc personne pour saisir un couteau decuisine et m'en larder cet homme!» Or peu de temps après un jeune excité attaquait Blum et le blessait
sérieusement à la poitrine et à l'épaule avec un coutelas.
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